Salon de 1866

Castagnary

 

(Publié dans la Liberté du 5 au 13 mai, en cinq articles, que compléta, par une innovation qui s'est généralisée depuis; un guide sous ce titre: "Tableaux à regarder". Castagnary donna une autre série d'articles sur ce Salon dans le Nain Jaune.)

Aus : Castagnary, Salons (1857-70), Paris 1892

(221) C’est une habitude chère aux critiques d'élargir le cercle nécessairement borné de leur appréciation, et d’admettre chaque jour un plus grand nombre de partageants à cette manne de publicité que l'usage et le mois de mai réservent annuellement aux beaux-arts. Ils se croiraient oublieux ou inéquitables si leur examen n'arrivait à embrasser, dans sa minutie attentive, la majeure partie des œuvres exposées.

ll résulte de cette disposition d'esprit deux inconvénients: Le premier, c'est que les critiques jugent encore et analysent et décrivent, que depuis longtemps les œuvres sont parties, l'exposition fermée et la clef rendue au propriétaire;

Le second, c'est que la proportion est détruite, et que, dans cette bénévole distribution de lignes, tous se trouvent avoir part égale, Puvis de Chavannes et Raphaël, Brigot et Velasquez, le petit et le grand, le médiocre et le fort, Cabanel et l'artiste de talent.

La Liberté n'entend pas ainsi la critique du Salon. Si elle veut une étude complète dans l'ensemble, elle la veut (222) sommaire dans les détails, rapide dans les aperçus, et surtout marchant à une fin prompte.

Cela suffit en réalité ; car il s'agit bien moins d'opérer un dénombrement exact que de montrer les forces en lutte, d'éclairer les points précis du combat, de signaler la marche et l'arrivée des recrues, de marquer les mou-vements offensifs, et peut-être de prédire à qui restera définitivement la victoire.

Cela suffit encore parce que, malgré qu'on en pourrait croire, la sottise n'est pas le privilège exclusif des litté-rateurs. La peinture et la sculpture n'ont, sous ce rap-port, à jalouser ni la poésie, ni la prose courante. Dans les arts comme dans les lettres de ce temps, la médio-crité fleurit, l'ineptie rayonne, la platitude conduit aux honneurs. C'est ainsi qu'au Salon de cette année les mau-vaises toiles abondent, et que, parmi ces mauvaises toiles, les plus détestables barbouillages viennent de gens décorés ou pour le moins médaillés. Mais la nul-lité a cela de bon qu'avec elle on simplifie; on rédige en bloc, d'un trait, et c'est encore de la concision gagnée.

L'espace nous étant ainsi mesuré, abrégeons notre préambule. Le Salon de 1866 s'est ouvert hier, 1er mai. Ce n'est pas en une première visite, nécessairement superficielle et sans méthode, qu'on peut se rendre un compte exact de la valeur d'un Salon. Celui qui vient de s'ouvrir est-il supérieur à son aîné de 1865, ou lui est-il inférieur? Je ne saurais le dire encore. Tout ce que je puis consta-ter, c'est que des efforts considérables paraissent avoir été tentés ; que les nouveaux venus se présentent en plus grand nombre et semblent commander davantage l'atten-tion; que, parmi les anciens, s'il en est quelques-uns qui restent au-dessous ou seulement au niveau de leur re-nommée, il en est un certain nombre qui se sont surpas-sés et qui se révèlent par des côtés nouveaux et impré-vus; que l'un de ces derniers, Courbet, revenu de ce qu'on a appelé ses défaillances, obtient un universel succès,

et qu'enfin, grâce à ce succès, l'école naturaliste, (223) dont le maître peintre d'Ornans résume avec tant d'énergie les aspirations supérieures, prend définitivement position dans l'opinion publique et prime ses rivales.

Courbet, pour la première fois, figure au salon d'honneur. Quand on songe aux antiques réprobations dont il fut l'objet, on ne peut s'empêcher de sourire de la faveur qui lui est faite. Ce salon d'honneur, du reste, semble singulièrement modifié, et je ne sais s'il conviendrait maintenant de l'appeler le salon officiel. C'est à peine si l’on y aperçoit quelques batailles, et encore sont-elles de dimension ordinaire. Le fond tout entier est occupé par une seule toile, une toile immense, colossale, gigantesque, qu'on croirait tombée de quelque monde énorme et sur-humain. Cela représente l'Enfant prodigue soupant avec des drôlesses, et a pour auteur M. Edouard Dubufe. C'est du Paul Véronèse à la groseille, du Shakespeare affadi en Ducis. Cette grande toile a cela de bon qu'on l'a jugée d'un coup d'œil, et qu'elle tient la place de vingt mauvaises qu'il faudrait regarder l'une après l'autre. Sur les autres faces du salon d'honneur sont des paysages, des tableaux de genre, grimpant avec impertinence par-des-sus la peinture religieuse et même la peinture historique. Presque rien de la guerre, rien de Cabanel: vous voyez, c'est tout métamorphosé.

Cabanel s'est abstenu; le Salon n'en souffre pas, au contraire. Se sont abstenus également Baudry, Breton, Brion, Meissonier. Je ne nomme pas M. Ingres, qui, chargé de gloire et d'années, n'a plus rien à demander à ses contemporains en fait de célébrité, et depuis dix ans n'expose plus. A part ces quelques abstentions, qui sont les seules importantes, je crois, toute la peinture de notre époque se trouve représentée. La distribution par ordre alphabétique apporte beaucoup de variété dans l'en-semble. On ne retrouve point, comme aux expositions d'autrefois, ces salles absolument vides qu'il fallait tra-verser en courant, ainsi qu'on passe des feuillets dans un livre ennuyeux. A la vérité personne, si ce n'est Courbet, ne s'y révèle d'une façon éclatante et tout à fait souve(224)raine, Corot, Daubigny, Français, Heilbuth, Hanoteau se maintiennent à leur ancienne hauteur. Fromentin est en progrès ; aussi Harpignies, Lavieille, Chintreuil, Hamon, Ribot, ne semblent pas grandir, ni Vollon, ni Bonvin ; François Millet est loin d'avoir réussi comme on aurait pu l'espérer ; Gustave Boulanger, Gérôme, Emile Lévy, essaient de se défendre; Théodore Rousseau décline avec une rapidité qui afflige.

Au-dessous de ces réputations établies et d'autres que j'omets, à un degré inférieur, là où le public frivole passe ordinairement sans voir, là où la critique ne jette jamais qu'un regard distrait, s'avance, narquois et légèrement tapageur, le bataillon des recrues nouvelles, toutes plus ou moins inféodées aux doctrines naturalistes, Monet, Gaume, Roybet et ceux, plus ou moins anonymes, qui les suivent. Est-ce là la réserve de l'avenir? je ne sais. Mais jeunes, ardents, convaincus, insoucieux des coups à donner ou à recevoir, ils montent à l'assaut de tous côtés.

II

J'ai prononcé le mot de bataille. C'est une bataille, en effet, qui se livre devant nous, et une bataille à laquelle il sera honorable un jour d'avoir pris part, ne fût-ce qu'en qualité d'historien. Car ce ne sont pas des hommes, ce sont les idées même du siècle qui combattent, et le prix de la victoire doit être, non quelques faveurs gou-vernementales (ces récompenses éphémères sont tou-jours fatales à qui les obtient), mais l'applaudissement unanime et permanent de la postérité.

Où donc sont les écoles rivales? Qui représente les idées en

lutte? Sur quels points flottent les drapeaux antagonistes? Je vais essayer de le dire.

Pendant vingt ans, l'école Romantique a lutté contre l'école Classique, et cette lutte, qui a illustré tant de (225) soldats de fortune, est restée glorieuse dans la mémoire e nos pères. Depuis dix ans, l'école Naturaliste lutte contre les deux écoles réunies, Classique et Romantique, et cette lutte, aujourd'hui près du terme final, n'est pas destinée à devenir un moindre fait dans l'histoire intellectuelle du dix-neuvième siècle. En 1855, on avait pu croire que l'exposition universelle allait être comme une liquidation générale du passé, et le point de départ véritable du mouvement nouveau. Il n'en fut rien. Jeune encore, et malheureusement bornée au seul paysage, l’école naturaliste, représentée seulement par nos Dupré, nos Rousseau, nos Corot, ne pouvait balancer l'œuvre, purement imaginaire mais si considérable, des Ingres et des Delacroix. Aujourd'hui, les rôles changent. Le paysage s'est doublé de la peinture de mœurs. Courbet, dont le mérite est universel; qui traite avec la même facilité et le même bonheur la figure, les paysages de terre et de mer, les animaux, les fleurs, la nature morte et la nature animée: qui, par la pureté de son dessin, la transparence de son coloris, toutes les qualités de son faire simple et large, se révèle à nous avec la puissance d'un grand maître, Courbet tient la tête du mouvement. Sur d'autres points, l'idéaliste Millet, le réaliste Bonvin, combattent pour la même cause. Toute une armée de jeunes artistes accourt derrière eux. C'en est fait, la peinture d'imagination et la peinture de style cèdent le pas à la peinture rationnelle, expression directe de la Na-ture et de la Vie, représentation exacte de la société qui nous entoure et des mœurs qui la caractérisent.

Pauvre école Classique, avoir commencé par les mâles conceptions du vieux Louis David, l'artiste citoyen, le républicain farouche, et finir par les écœurantes mig(n)ardises de M. Emile Lévy: quelle chute!

Pauvre école Romantique, avoir compté parmi ses aventureux apôtres et ses plus fiers propulseurs, Bonington, Decamps, Delacroix, Chassériau, et n'avoir plus l'espoir qu'en la cervelle refroidie, l'incapacité picturale de M. Gustave Doré: quel sort!

(226) II faut redire ces malheurs, raconter ces décadences, puisque aussi bien telle est ma tâche et l'esprit même du Salon de 1866.

Les modèles de l'école Classsique furent d'abord les plus beaux spécimens de la statuaire grecque. M. Ingres ajouta l'imitation des camées et des pierres gravées. Mais par-dessus tout, il recommanda l'étude de l'école Romaine et de son heureux maître, Raphaël Sanzio. M. Hippolyte FIandrin compléta la doctrine en faisant entrer dans le corps des grands maîtres à consulter les prédécesseurs de Raphaël, depuis Giotto jusqu'à Lippi.

Tout cela, bien qu'archaïque et imité, ne manquait pas d'une certaine grandeur, due au génie particulier des hommes qui procédaient ainsi. Mais aujourd'hui qui avons-nous, et que voyons-nous ? Ingres s'abstient, FIan-drin est mort. L'école est représentée par MM. Barrias, Hébert, Bouguereau, Boulanger, Baudry (absent), Henner, Cabanel (absent), Schnetz (absent), Signol (absent). Emile Lévy, et, en reculant les limites aussi loin que possible, Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Gérôme. Ces derniers n'ont jamais été pensionnaires de la villa Médicis, et il faut dire en particulier pour M. Gérôme ce fin dessinateur, comme on l'appelle, qu'étant élève de Paul Delaroche, il concourut plusieurs fois pour entrer en loge et qu'il fut toujours refusé, — pour son dessin.

M. Barrias a été ce qu'on appelle un bon élève de Rome, ayant longtemps pratiqué le modèle: on s'en sou-vient devant le Repos. M. Bouguereau se montre, dans Premières Caresses, Convoitises, ce qu'il est: parent de Raphaël, comme le chat du lion. Hébert continue à éten-dre des êtres diaphanes sur des fonds sans solidité. Ne soufflez pas sur Mlle Charlotte de G...: elle s'évanoui-rait. N'invitez pas M. André P. .. à s'asseoir: il a avalé une baguette de fusil. M. Henner a un tempérament de coloriste, mais il met bien du temps à secouer sa timi-dité. Voilà M. Puvis de Chavannes descendu à des pro-portions honnêtes; cette figure même (la Vigilance) est d'une belle venue, mais quel ton sale et quel art inutile! (227) Vous êtes prié d'assister aux convoi et enterrement de M. Gustave Moreau, artiste peintre, âgé de deux salons, qui fit un Œdipe, et ne sut pas rester à l'état de sphynx : Orphé et Diomède tiendront les cordons du poêle. Il faudrait une colonne entière pour caractériser comme il convient l'art propret et agaçant de M. Gérôme, qui envoie un horrible laideron à César sous le nom de Cléopatre, et qui emprunte aux modèles de coiffeurs des têtes pour ses Suppliciés. Mais M. Gérôme a fait mieux en-core que ses tableaux, il a créé MM. Gustave Boulanger et Emile Lévy; c'est lui le premier auteur de cette peinture sur tôle, lisse et minutieuse, qui a des aspects d’émaux cuits au four, comme le font voir si apertement l'Idylle et la Mort d'Orphée.

Rien dans cette école, rien dans tous ces hommes. Ni vérité, ni goût, ni connaissance de leur art, ni intelli-gence des choses auxquelles il s'applique. Tout cela se décrépit, diminue, dégénère. Après David, Ingres; après Ingres, Fiandrin; après FIandrin, on ne sait plus. C'était Baudry, c'était Cabanel, c'était Moreau, c'est maintenant Lévy. Un souffle les élève, un souffle les abaisse. Pressés entre la double nécessité de continuer la tradition et de satisfaire au goût changeant du public, ballottés ainsi entre l'Ecole et la Mode, égarés dans le plus médiocre et le plus banal des archaïsmes, aveugles et muets devant la nature, devant la société qui les entoure, devant la passion, les caractères et les mœurs qui les coudoient, ils sont comme ces bergers que l'art de leurs aïeux affectionnait de poser debout sur une rive, et, pasteurs de choses mortes, perdus dans les rêveries d'un éclectisme vague, sans direction, sans but et sans portée, ils regar-dent, sans la comprendre et la voir couler, la vie qui passe et ne reviendra plus... Pauvre école Classique !

(228) III

On me dit : Vous êtes trop sévère, vous passez sur les intérêts et les hommes avec l'indifférence d'une charrue qui laboure. Rappelez-vous ce qu'autrefois Chardin disait, au Salon même, en accompagnant Diderot et ses amis : « Messieurs, Messieurs, de la douceur! Entre tous les tableaux qui sont ici, cherchez le plus mauvais et sachez que deux mille malheureux ont brisé leur pinceau de désespoir de faire jamais aussi mal. Parocel, que vous appelez un barbouilleur, et qui l'est en effet, si vous le comparez à Vernet, ce Parocel est pourtant un homme rare, relativement à la multitude de ceux qui ont aban-donné la carrière dans laquelle ils sont entrés avec lui...» Aujourd'hui, comme au temps de Diderot, Parocel est un barbouilleur, si vous le comparez à Vernet; Parocel bar-bouille de toutes les façons; ParoceI-Gérôme lèche, Parocel-Doré bâcle; et pourtant tous ces Parocels sont des hommes rares relativement à la multitude de ceux qu'ils ont dépassés ou qui, par impuissance démontrée, ont dû renoncer à la carrière. L'indulgence, voilà donc votre code et votre règle. Messieurs, de la douceur! Assurément, si je n'avais d'autre but ici que d'analyser des œuvres et de déterminer des aptitudes, je ne pour-rais mieux

faire que prendre pour moi ces équitables conseils et demander à une bienveillance sans limites l'inspiration de mes jugements. Mais, au point de vue où je suis placé, la valeur des hommes est peu de chose. Que Gustave Doré soit «un'monstre de génie,» comme le prétend Théophile Gautier, ou un peintre de paravent, comme je l'affirme; que Cabanel ait «touché le but,» ainsi que le chante une chanson d'atelier, ou qu'il ait encore tout à faire, ainsi que je le crois ; que les Païva (229) de l’avenir consentent à payer quarante mille francs des Cléopâtre aux pieds bols, comme l'espère M. Gérôme, ou que les Cléopâtre aillent rejoindre au grenier les Aspasie et les Phryné dormant sous leur double couche de poussière et d'oubli, comme je ne crains pas de le prophétiser, il n'importe guère. Ce qui importe, c'est de ne point faillir sur le sens des choses et la marche des idées. On pèsera les renommées plus tard: il faut présentement asseoir la conscience artistique du public. Le Temps, ce juge impartial, dira qui s'est trompé de mes contradicteurs ou de moi: notre tâche est de corriger les erreurs de la foule, et, ces erreurs, nous ne pouvons les éteindre qu'en portant la main sur les idoles.

Si l'école Classique, alimentée par la fabrication des prix de Rome et entretenue des faveurs de l'Etat, se traine encore, survivant tout à la fois aux maîtres qui l’ont fondée et aux doctrines qui ont fait sa gloire, il y a longtemps que l'école Romantique n'est plus qu'un vague souvenir.

L'école Romantique n'a pas franchi la génération qui la vit naître. Bonington, Ary Scheffer, Eugène Delacroix, Decamps, l'avaient apportée, ils l'ont emportée avec eux. Comme l'école Classique, elle eut pour point de départ la nature, mais à sa différence, elle en laissa l'interprétation libre, sans frein. Prenant en toutes choses la fantaisie pour règle et pour loi le caprice, elle détruisit les bases de la critique, mena droit à l'anarchie des idées et à la dépravation du goût. Son champ d'exploration fut le moyen-âge; sa manie, les détails archéologiques. Elle abandonna le nu pour se jeter à corps perdu dans le pittoresque. Affolée de littérature et faisant dans tous les ordres prédominer le sentiment sur la raison, elle réduisit l'art du peintre à n'être plus guère que l'illustration de la pensée universelle, pictura litterarum ancilla. Je n'ai trouvé au Salon de cette année qu'une Marguerite de M. Hugues Merle, que je croyais lancé sur les pas de Paul Delaroche et que je trouve sur le chemin d'Ary Scheffer: peinture froide, d'ailleurs, compassée, (230) plaquée sur la toile, sans espace et sans air.—M. Tissot, qui semble vouloir se dégager de Leys, tombe dans le même défaut avec son Confessionnal; néanmoins, il y a progrès. — Dans cette singulière école, on peut être l'élève d'un maître et procéder comme un autre. M. Ana-tole de Beaulieu est un des plus curieux spécimens de ce genre: sur le livret, il vient de Delacroix; dans le Salon, il marche vers Decamps : je veux dire qu'il affectionné de maçonner, dans un Orient chimérique et sur des ciels bleu-cru, des pans de murs blancs criblés de lumière. — M. Andrieu, autre élève de Delacroix, reste plus fidèle à la mémoire de son maître, dont il a été le préparateur et l'aide. A ce point de vue, sa grande peinture décorative Jupiter et Pandore est fort curieuse à examiner: comme dessin, couleur et composition, c'est tout Delacroix, moins Delacroix lui-même. — Que dire de M. Protais, et de ses chasseurs idéalistes? Le Soldat blessé est infé-rieur au Bivouac; mais que vaut le Bivouac lui-même? Quelques poses justes et naturelles suffisent pour faire un tableau: encore faut-il que ce tableau soit peint. — A ces faux chasseurs de Vincennes, je préfère les fausses servantes de Marchal, dont la dernière, sans doute, est exposée cette année sous le

titre de Printemps; mais ici encore, un peu plus de réalité ne serait pas un défaut.— M. Heilbuth continue sa série avec le même succès. Son Antichambre est pleine d'esprit, de finesse et d'observa-tion. Il est difficile de poser deux personnages avec plus de naturelle dans l'attitude et de justesse dans l'expression. Mais ces sujets sont bien microscopiques pour croire que l'art tout entier y puisse tenir.

Je pourrais prolonger cette nomenclature ; mais l'éclec-tisme, cette ivraie qui pousse dans tous les sillons du siècle, s'est mêlé au romantisme comme il l'avait fait pour le classicisme, et sur les frontières où je suis arrivé, je ne trouverais plus de démarcation possible. J'aime mieux revenir sur mes pas. Un romantique de la bonne sou-che, un pur, comme on dit dans certaine langue politi-que, me sollicite du geste. C'est M. Gustave Doré, un (231) romantique de la bonne époque, et le célèbre illustrateur que vous savez. Je me suis assis devant ses deux toiles, je les ai regardées avec le soin que commande la notoriété de l'auteur: le papier peint vaut mieux.

Je vous en conjure, si l'on vient vous parler jamais du génie pictural de M. Gustave Doré et du kilomètre de peinture qu'il se propose d'exposer l'an prochain au Champ e Mars, ne répondez pas, mais saisissez le parleur et conduisez-Ie devant ce Paysage de Savoie ou cette Soirée en Espagne.

IV

L'art est indigène, — ou il n'est pas. Il est l'expression d’une société donnée, de son esprit, de ses mœurs, de son histoire, — ou il n'est rien. Il tient du sol, du climat, de la race, — ou il est sans caractère. Ne craignons pas de l'avouer, nous n'avons jamais eu a France de peinture française.

Les germes d'un art national, — basé sur la nature et l’expression de la vie comme tous les arts nationaux qui se sont développés en Europe, — commençaient à grandir dans les divers centres intellectuels de nos vieilles provinces (on peut voir par les Clouet du Louvre où il eût atteint), quand, à la suite des guerres de la Péninsule, l’influence italienne entra subitement chez nous, appor-tée par les gentilshommes de François Ier, aux fers de leurs chevaux. Le coup fut terrible. L'arrivée de Léonard de Vinci et d'André del Sarte, la formation de l'école de Fontainebleau, la prépondérance croissante de Paris, il en fallut pas davantage. Jamais invasion ne fut plus rapide ni plus décisive: la peinture française fut tuée net.

L'Italie prit une éclatante revanche de nos promenades militaires. Si, par nos soldats et nos canons, nous étions (232) arrivés à dominer un moment chez elle, par son art et par sa pensée elle pénétra chez nous, et depuis ce temps ne nous a plus quittés; nous l'avons encore dans la moelle. Dès lors plus d'art, hormis un art de seconde main, un art inspiré de l'art des autres peuples et non sorti des entrailles de la vie ambiante. Aussi qu'arrive-t-il? c'est que nos plus belles gloires, celles dont nous sommes le plus disposés à nous enorgueillir, ne nous appartiennent qu'à demi. Est-ce que Nicolas Poussin, Claude Gelée sont français? Ils ne le sont ni par la tournure de leur esprit, ni par le choix de leur patrie adoptive. Lesueur, lui-même, qui pourtant n'a jamais quitté Paris, est italien. Dans ce grand courant d'imitation qui part de Primatice pour aboutir on ne sait à qui vers la fin du dernier siècle, quelques individualités surnagent : Lenain, Watteau, Chardin ; mais combien peu nombreuses et de combien peu d'influence?

Louis David était peut-être de taille à produire un mou-vement durable, à fonder véritablement une peinture française; mais il aurait fallu que la Révolution se

maintînt. Les trois ou quatre œuvres que le convention-nel put exécuter depuis l'ouverture des Etats-Généraux jusqu'au 9 thermidor, — la Mort de Marat, le Portrait de Lepelletier de Saint-Fargeau, l'esquisse du Serment du Jeu de Paume, — sont éminemment françaises, ap-propriées tout à la fois au génie de l'artiste et au carac-tère de l'époque. Mais la République tomba, et, par le fait de David lui-même devenu l'ordonnateur des fêtes impériales et le préfet du département des beaux-arts, l'imitation reprit son cours.

De Louis David, amoureux du Parthénon, à M. Ingres; affolé des Loges, c'est l'esprit étranger qui nous dirige. Ni Gros, ni Géricault, qui firent de la peinture de géants avec un profond sentiment naturaliste, n'y purent rien. Ce fut une des prétentions du romantisme de fonder l'école nationale. La grande levée de boucliers contre la présence des Romains et des Grecs dans la littérature et

(233) dans l'art se fit au nom des idées de nationalité. Ce sou-venir est amusant; car c'est justement de cette époque que date le cosmopolitisme dans l'art et le débordement de toutes les imitations. Il n'y a pas vingt ans encore, toutes les écoles de tous les temps et de tous les lieux se trouvèrent à la fois chez nous. A côté de M. Ingres, qui s'inspirait de Rome et d'Athènes, M. Eugène Delacroix se réclamait d'Anvers et de Venise, M. Meissonier de la Flandre, et quant à Ary Scheffer, c'est à son compatriote Rembrandt qu'il demandait le secret de la couleur. Au-dessous de ces illustres chefs de file, chacun imitait qui il pouvait. C'était une Babel, une anarchie, un pêle-mêle qui n'eurent d'égal et ne devaient avoir pour parallèle que cet effroyable tourbillonnement de tableaux emprun-tés à tous les âges, à tous les pays, à tous les styles, dont depuis plus de trente ans la salle des commissaires priseurs a comme infecté Paris.

C'est cet enviable état que l'éclectisme bâtard de notre époque, voudrait prolonger et prolongera, si une jeu-nesse plus hardie ne vient prendre l'affaire en main, et si le classicisme avec le romantisme ne sont pas définiti-vement extirpés.

Heureusement, l'heure de cette issue définitive semble s'approcher. Le mouvement se précise et s'accentue. L'école naturaliste, bien qu'elle date d'hier et que les bornes de son développement soient loin de pouvoir être posées, s'affirme résolument comme la négation de ses deux aînées, et cherche ses bases dans les plus solides conclusions du rationalisme moderne. Il ne s'agit point pour elle d'épurer la nature et de peindre le beau: il s'agit d'exprimer la vie et de faire vrai. L'antiquité ne lui sert de rien, non plus que le moyen âge: c'est la société contemporaine qu'elle se propose de représenter. Qui oserait dire que ces aspirations ne soient pas en har-monie parfaite avec notre littérature, notre philosophie, notre politique et même notre morale? C'est par le paysage que l'école naturaliste a débuté en France. Pourquoi? Comment? A quelle époque? J'aurais (234) plaisir à m'étendre sur ces intéressantes questions; mais il faut aller vite.

On ne décrit pas un paysage; le voir, l'admirer pour les effluves sensuelles qu'il nous apporte, pour les sensa-tions endormies qu'il réveille dans notre souvenir, c'est tout ce que nous devons faire. Mais si je ne puis décrire les paysages, au moins nommons les paysagistes : ils ai-ment être nommés.

Quel formidable état-major! Depuis trente ans comptez les maîtres seulement : Paul Huet, Fiers, Cabat, Jules Dupré, Théodore Rousseau, Corot, Français, Diaz, Daubigny, Rosa Bonheur, Troyon, Millet. Et tous ceux qui sont en train de devenir célèbres : Harpignies, Hanoteau, Blin, Nazon,

Lavieille, E. Breton, etc. Beaucoup sont morts ou se taisent, mais combien combattent encore vaillamment, et que de recrues s'avancent de tous les côtés!...

A part la Remise des chevreuils, de Courbet, qui est une œuvre exceptionnelle, tous ou presque tous les pay-sagistes de cette année sont restés dans la moyenne de leur talent. Le Soir et la Solitude, de Corot, présentent ces mêmes caractères d'indécision qui particularisent l'artiste. Des masses flottantes, des vapeurs crépuscu-laires, des arbres fusant du sol et retombant en bouquet de feuilles, des nymphes dansant dans la clairière, une étoile au fond du ciel: vous connaissez cela pour l'avoir vu cent fois. Corot a ajouté cette année un temple grec: viserait-il à l'institut? — En passant, une larme à Théo-dore Rousseau! Ce grand artiste se donne un mal terrible pour peindre avec de petites touches laborieuses, dans des toiles sans air, de pauvres arbres collés en éventail sur un ciel qui renonce à fuir. — Français montre à l'Institut les Environs de Rome, et au public les Envi-rons de Paris; mais qu'arrive-t-il? L'Institut repousse les Environs de Rome à cause des Environs de Paris, et le public admirerait les Environs de Paris (un Bas-Meudon, très fin, très doux, très enveloppé) n'étaient le? Environs de Rome, paysage de lignes, sec et dur. — (235) Daubigny, qui s'accompagne cette année de son fils et de sa fille, nous apporte un excellent Bord de l'Oise, tout à fait digne de sa signature; l'Effet du matin me semble moins franc, et je n'y aime guère ce ciel martelé. Le Bout de village de Fr. Millet, est d'un ton très fin, mais mou d'exécution. — Nazon conserve ses mêmes qualités d'élégance avec ses mêmes faiblesses de métier. Hanoteau, toujours solide et vigoureux, ne concentre peut-être pas suffisamment son effet. — M. Fromentin, qui, depuis plusieurs années, subordonnait le paysage à la figure, fait le contraire aujourd'hui et redevient simple paysagiste ; quelque intérêt que présentent ses deux toiles, n'est-ce pas avoir descendu? — Qui nommer en-core? M. Appian, lequel se souvient trop de Fromentin en peignant; Blin, lequel se souvient trop de Daubigny en dessinant; Chintreuil, dont la Giboulée est si curieuse; Didier, un élève de Rome, qui, malheureusement, fait des terrains en chocolat, mais dont le Labourage sur les ruines d'Ostie mérite l'encouragement; Lansyer, qui dérange peut-être par trop d'arrangement les sites qu'il choisit. Citons enfin, pour ne rien oublier de ce qui peut être mentionné dans un compte rendu sommaire: les Bords de la Marne, de M. Pissarro; la Pointe de l'île Saint-Ouen, de M. Lavieille; la Ronde du Berger, de Jules Hêreau ; le Paysage normand, de Jongkind ; les Animaux dans un chemin, de Depratère, etc.

Par le paysage, tel qu'il est compris et pratiqué depuis environ quarante ans,—c'est-à-dire depuis le jour où l'ar-rivée à Paris, au temps de la Restauration, de deux toiles de l'anglais Constable, détermina une révolution dans les ateliers et fut pour les artistes de l'époque un véritable chemin de Damas,— par le paysage l'art devient indigène et retrouve son essentiel caractère. Il prend possession de la France, du sol, de l'air, du ciel, du paysage français. Cette terre qui nous a portés, cette atmosphère que nous respirons, ces fonds vaporeux que notre œil contemple, tout cet ensemble harmonieux et doux qui constitue comme le visage de la mère-patrie, nous le portons dans (236) notre âme, et il tient à nous par les fibres les plus secrè-tes. Nous aimons à le regarder, à le regarder encore. Chaque artiste, opérant sur la nature champêtre avec ses idées, son tempérament, sa manière, nous apporte de ce visage aimé une parcelle, nous en présente un frag-ment: l'image tout entière se retrouvera dans l'ensemble des

paysagistes.

Mais, toute poétique qu'elle soit, la campagne n'est que la scène. Il faut faire entrer l'acteur. C'est l'homme, c'est la vie humaine dont le peintre doit fixer les fugitifs contours. A celui qui saura représenter du même pinceau et du même talent l'acteur et à la fois la scène, le prix appartiendra. V.

Courbet a envoyé au Salon une figure et un paysage. Le paysage n'est point un de ces effets généraux de nature qui ne s'adaptent à aucune localité précise, n'ont qu'une sorte de vérité poétique, et s'appellent de noms indéfinis, comme le Matin, le Soir, le Crépuscule, l'Etoile du Berger: c'est la représentation d'un site réel, la peinture d'un endroit déterminé, désigné au livret sous le titre de Remise de chevreuils, et marqué sur la carte de la Franche-Comté sous le nom de Ruisseau-de Plaisirs-Fontaine.

La figure n'est point une idéalisation comme les Vénus, les Sources et les divers êtres mythologiques qu'engen-drent les caprices de l'esprit; ce n'est point non plus une généralisation ne s'appliquant à aucune créature déter-minée et exprimant des manières d'être sociales, comme la jeune fille, la femme, la mère: c'est la représentation d'un être réel et individualisé, d'une femme de notre temps. Les accessoires qui l'accompagnent ne sont point ces draperies impersonnelles et unicolores qu'aucune (237) main d'homme n'a tissée; qui, sorties d'on ne sait quelle fabrique idéale, eurent le privilège de s'adapter a toutes les épaules sans distinction de temps ni de sexe, et, après avoir couvert la nudité d'Adam et servi de langes à l'en-fant Jésus, purent encore voiler les seins repentants de Madeleine: c'est une toilette de femme moderne, com-posée de jupe, jupon et chemise, et portant, élevée au suprême degré, l'estampille de notre époque.

Par où l'on voit dans l'application, après l'avoir vu dans la théorie, ce qui distingue la nouvelle école des anciennes. Pressé d'aboutir, je ne puis que signaler ces différences sans y insister.

Si le règlement n'était pas aussi étroit, Courbet aurait pu sortir de son atelier et ajouter à son envoi : — 1° Une composition comme le Déport du Conscrit ou le Repas de la Morte, qui ne comporte pas moins d'une douzaine de personnages de grandeur naturelle ; — 2° Un paysage avec figures, comme cette admirable Curée, un des plus étonnants morceaux de peinture qui soient au monde, à qui l'on a pas craint de laisser traverser les mers l'an dernier, et que les Américains nous garderont peut-être ; — 3° Une marine, comme ces études d'eau et de ciel, dont il exposait dernièrement une trentaine chez Cadart; — 4° Une marine avec figures de grandeur naturelle, comme la Femme au podoscaphe, qui joint aux mérites ordinaires celui d'une surprenante nouveauté ; — 5° Un portrait d'homme comme on lui accorde de savoir les faire ; — 6° Un portrait de femme comme on ignore qu'il les fait, chefs-d'œuvre de grâce, de souplesse et d'har-monie, comme les portraits de la comtesse Karoly et de Mlle Aube, grandes dames parisiennes rencontrées sur le bord de la mer, ou encore celui de Mme Max Buchon, charmante bourgeoise de province ; — 7° Un tableau de fleurs ; — 8° Un tableau de nature morte.

Le public alors aurait vu simultanément et dans l'entier déploiement de son talent original et fort, cet artiste long-temps méconnu, encore aujourd'hui calomnié, dont l'art libre se joue avec la même aisance à travers toutes les difficultés et tous les genres. Il aurait tout de suite com-pris à quelle intelligence d'artiste, à quel tempérament de peintre, à quelle organisation exceptionnelle il avait affaire. En effet, la peinture ne se scinde pas plus en

pra-tique qu'en théorie: tout l'univers coloré est de son do-maine. Histoire, religion, bataille, genre, paysages, ani-maux, marines, fleurs, ce sont là des spécialisations ar-bitraires qui accusent la pauvreté de nos âges et l'inapti-tude de nos artistes. Le véritable peintre doit tout traiter; et celui-là seul est bon peintre qui fait tout également bien.

Courbet traite tout d'une façon supérieure: quelle épithète lui appliquerons-nous?

Des deux tableaux envoyés par le maître-peintre au Salon, l'un est généralement préféré à l'autre. Je ne parle pas de l'opinion de certains artistes, qui savent très bien ce qu'ils font en mettant le paysage au-dessus de la femme nue (que deviendrait la peinture de style si une femme moderne, couchée sur un canapé ayant sa che-mise sous elle et sa jupe à ses pieds, venait à être pro-clamée un chef-d'œuvre et obtenir la médaille d'honneur?) — c'est de l'opinion publique que je parle, la seule qui doive nous préoccuper désormais. Je dis qu'il ne faudrait pas qu'on se laissât séduire par la délicate et mystérieuse poésie des sources; que la grâce et le charme d'une œuvre ne doivent point faire oublier les fortes qualités de l'autre. Quant à moi, je tiens pour la femme nue, et je félicite hautement M. le comte de Niewerkerke de l'avoir achetée de préférence au paysage. De même que je n'accorde pas que Courbet se soit révélé cette année pour la première fois, de même je ne saurais consentir à ce qu'un paysage, même parfait, fût placé au-dessus d'une figure, même imparfaite. Qu'on me laisse m'expliquer.

Je commence par déclarer la Remise de chevreuils irréprochable. Pas un défaut, rien que des qualités; impos-sible d'approcher de plus près la nature, de mettre plus d'air dans une toile; on y entrerait de plain-pied. C'est (239) frais, calme, reposé. On sent que le moindre bruit effa-roucherait la jeune famille remisée; involontairement on écoute avec eux, et, comme eux n'entendant rien, on prend sa part de leur sécurité. Ces animaux élégants, ce silence qu'anime seulement le haut bruissement des pla-tanes et en bas le léger babil du ruisseau, le soleil qui troue le feuillage, l'eau transparente qui se colore à peine; du fond sablonneux sur lequel elle coule, les rochers criblés de lumière, les terrains, les cailloux, les mousses: tout cet ensemble harmonieux et juste, chargé de sensa-tions vraies, laisse dans l'esprit une impression joyeuse, exacte, vivante, comme si vous aviez eu là un instant sous les yeux la nature même resserrée, réduite et ra-menée aux proportions du cadre, dans quelque miroir plus sensible et plus pur.

La Femme au perroquet a, elle, des défauts qui pro-viennent de ce que l'artiste a manqué de temps :quelques jours ou quelques heures. La jambe allongée ne s'articule pas visiblement, et l'extrémité en est sèche; la chevelure est trop symétriquement répandue en éventail. Mais quelle qualité supérieure de conception et de peinture ! Comme dans la hiérarchie artistique elle occupe un rang plus élevé! Et puis, quelle chair! quel bras, quel torse, quel ventre! Jamais ton plus juste ne s'allia à un modelé plus serré. Regardez-moi ce bras en l'air: comme l'at-mosphère qui le baigne en noie gracieusement les con-tours! Regardez-moi cette main sur la cuisse: mignonne, coquette, posée avec une grâce charmante, dessinée avec un art parfait, on revient pour la voir: l'objet est petit, l'art est immense. Et cet accord merveilleux entre le personnage et les accessoires? cette robe grenat recou-verte de noires dentelles? ce jupon blanc? cette dra-perie du fond si harmonieuse avec ses tons éteints? Pas une fausse note dans tout cet ensemble, pas un ton criard. Rien que de charmant et d'exquis. Si vous avez la

fièvre du Salon, si vos yeux saignent pour avoir trop vu, c'est devant cette toile qu'il faut venir vous reposer. Quand a-t-on peint comme cela en France ? A quel art (240) cet art n'est-il point égal? La grande Renaissance ellc-même, que dirait-elle d'un pareil morceau ? Quant à moi, j'ai vu la Femme au perroquet de Courbet; je voudrais revoir, pour en faire comparaison, les Deux femmes nues que Titien, ce grand peintre de femmes, a exécutées pour le duc d'Urbin, et qui sont l'orgueil de la Tribune de Florence!

Mais il faut s'arrêter. J'ai tout donné à Courbet, parce que plaider la cause de Courbet, c'est plaider en même-temps la cause de ceux qui l'entourent, et de toute la jeu-nesse idéaliste et réaliste (le Naturalisme comporte les deux termes), qui vient après lui: Millet, Bonvin, Ribot, Vollon, Roybet, Duran, Legros, Fantin, Monet, Manet, Brigot. Que ceux-ci tiennent compte du peu d'espace qui m'est réservé, et, pour celui qui le premier leur a ouvert la voie, me pardonnent! J'aurai d'autres occasions de parler d'eux.