A CHARLES ARNIER

ARCHITECTE

Cher ami, il y aura tout à l'heure quinze ans que nous avons fait notre premier voyage ensemble. Lorsque j'y pense, je nous revois chevauchant botte à botte sur le flanc des Roches scyroniennes ou dans les ravins d'Arcadie, quand par hasard la route était assez large pour deux. Il me semble que c'était hier; et pourtant que de choses nous avons vues, faites et souffertes dans ces quinze années! Combien de fois nous nous sommes retrouvés côte à côte, tantôt sur les pentes fleuries, tantôt dans les sentiers ardus! Au contact d'une vieille amitié, le cœur se rajeunit et la volonté se retrempe; notre travail devient moins rude, notre bonheur plus vif, nos chagrins moins cuisants. Aimons-nous, c'est la vraie sagesse, et marchons toujours: c'est la grande loi.

E. A.

 

(3) OUVERTURE DES PORTES.

I

Voici bien la douzième ou la quinzième fois que j'assiste à cette petite fête, et jamais, au grand jamais, je n'ai vu, d'ouverture du Salon sans être tenté de dire à chaque artiste ce que le roi Henri IV écrivait familièrement à Sully:

«Mon amy, vous estes une beste.»

Ces gaillards-là sont mille, et peut-être deux mille; ils ont du temps à perdre, car (4) ils en perdent; ils gagnent de l'argent gros comme eux dès qu'ils ont une apparence de talent; les gros bonnets de la partie roulent sur l'or; à la mort de tout peintre un peu considérable, on ramasse un demi-million, voire un million tout rond, dans les balayures de son atelier, et ils n'ont pas l'esprit de faire leurs affaires eux-mêmes!

Je lisais hier soir dans l’Opinion nationale:

«La Société civile des ouvriers tailleurs de pierre, fondée depuis huit mois, a obtenu de si bons résultats qu'il est indispensable de choisir un local définitif où sera établi le siége social.»

Combien se passera-t-il d'années avant que les artistes français, en conquérant leur indépendance, deviennent moralement égaux à ces braves tailleurs de pierre?

Quand les verrons-nous mettre en commun la centième partie de leurs épargnes, créer un capital et installer leurs œuvres dans un local qui soit à eux?

(5) L'art français a des instincts de prince et des allures de vagabond: c'est triste à dire. Je ne suis pas encore, un vieillard et j'ai vu les expositions transportées du Louvre aux Tuileries, des Tuileries au Palais-Royal, du Palais-Royal au Conservatoire, du Conservatoire à je ne sais quel hangar de plâtre, avenue Montaigne, de l'avenue Montaigne à cette halle de l'industrie qui dépare le paysage des Champs-Élysées.

Ils y sont mal logés, et ils n'ont pas même la consolation d'être chez eux. Hier matin, dans ce boyau sinistre où la sculpture est exposée, on balayait le crotin des chevaux pour faire place aux statues. Le beau jardin où nous nous promenions l'année dernière a disparu pour les besoins d'un carrousel. Les sculptures s'y trouvaient un peu moins bien que les visiteurs, car elles étaient trop éclairées; mais sont-elles mieux aujourd'hui? Tant s'en faut. Les artistes se plaignaient; ils se plaignent plus fort: mais la plainte est-elle (6) donc le dernier mot de la liberté française? Ne sommes-nous capables que de gémir comme des tourterelles en cage ou de grogner comme des ours muselés?

Louis XIV est mort depuis un siècle et demi, et l'art se traîne encore dans un vieux régime de patronage et de vasselage; il est réduit à mendier non-seulement les commandes et les secours, mais encore la place qu'il occupe et le jour qui l'éclaire.

A qui la faute?

Au pouvoir? non. L'administration des beaux-arts n'est pas infaillible, mais elle est assez bonne fille. Au lieu de maintenir ses priviléges, elle a favorisé les expositions libres, que nos artistes n'ont pas voulu soutenir.

Rien ne serait plus simple et plus permis que de bâtir à frais communs, une maison d'exposition permanente, d'y porter tous les tableaux et toutes les statues, à mesure que les artistes les achèveraient; de les y maintenir un, deux, trois mois de suite, (7) au gré des artistes, moyennant un prix de location déterminé. Toutes les œuvres présentées seraient admises; le placement se ferait par les soins d'une commission élue; le public entrerait pour son argent, comme aux expositions officielles; un bureau de vente servirait d'intermédiaire entre l'artiste et l'amateur; à la fin de chaque année, les bénéfices de l'exploitation, s'il y en avait, seraient répartis entre tous les intéressés.

La première mise de fonds d'une pareille affaire ne dépasserait guère un million. Et qu'est-ce qu'un million en 1866? Qui est-ce qui n'a pas un million? Connaissez-vous un baissier de la Bourse qui n'ait pas gagné son million dépuis huit jours?

Une exposition libre donnerait un fier coup de fouet au sentiment artistique qui va se propageant de jour en jour dans le public parisien. Tout le monde irait voir les tableaux comme on va voir autour du (8) lac du bois de Boulogne les pastels ambulants qui s'y promènent en calèche.

L'État lui-même, au lieu de commander des œuvres d'art à cent messieurs plus ou moins recommandés, plus ou moins recommandables, achèterait des choses toutes faites et contrôlées par le goût public. Il va bien au marché de la rue Drouot faire la provision de ses musées!

Et l'on ne verrait plus un pauvre fou se brûler la cervelle parce que le jury le plus large et le plus compétent lui a refusé ses tableaux.

Et l'on n'entendrait plus un sénateur fantaisiste expliquer par des raisons de l'autre monde le refus d'un portrait mal peint. Je n'ai pas vu le portrait de M. de Boissy par M. Fagnani, mais j'ai vu un Victor-Emmanuel du même artiste, et il m'en souviendra longtemps. Le Roi galant homme avait l'air d'un gros vilain chat ébourriffé.

Et un polisson refusé n'écrirait pas aux (9) membres du jury, qui sont l'élite des honnêtes gens, ces sales lettres anonymes où il les appelle vitriers assassins.

Tout le monde gagnerait à cette révolution pacifique que je prêche depuis bien des années sans trouver d'écho parmi les artistes. Je viens dé lire une circulaire fort bien faite, et dans le même sens, par un peintre appelé M. Légat. Sera-t-il plus écouté que moi? Je le souhaite vivement et je l'espère peu. J'ai encore sur le cœur cette pauvre exposition du boulevard des Italiens, que nos artistes ont laissée mourir quand elle avait si bonne envie de les aider à vivre.

Demain nous entrerons ensemble dans le Salon de 1866. Mais, aujourd'hui, je vous demande la permission de citer une grande œuvre qui n'y est pas, malheureusement.

II y a, dans l'avenue des Champs-Élysées, au n° 25, un petit palais Renaissance, dont le propriétaire m'est inconnu. Je sais (10) seulement que les dehors sont achevés, que les dedans s'achèvent, et que l'ensemble est un chef-d'œuvre de goût. On dit que cet hôtel a coûté quatre millions, il les vaut.

Le grand salon du rez-de-chaussée, le seul que j'aie pu visiter, fait le plus grand honneur à l'architecte, M. Manguin. Jamais l'art n'a tenté un effort plus heureux pour excuser la richesse. La splendeur insolente des matériaux est positivement effacée par l'admirable emploi qu'on en a fait.

Mais la plus grande merveille de cet ensemble harmonieux, c'est la peinture de Paul Baudry.

Le plafond représente, par quatre grandes figures, les divisions du temps: l'aurore, le milieu du jour, le soir et la nuit. Rien n'est plus royalement beau que l'Apollon debout, bandant son arc. Jamais l'éclat du jour en son plein n’a trouvé une personnification plus fière et plus triom(11)phante. L'Hécate voilée qui symbolise la nuit est aussi parfaite en son genre. Mais à quoi bon m'appesantir sur la description de ces figures? Vous ne les verrez pas, et je ne les reverrai plus. Quatre groupes d'enfants, de ces enfants divins que Baudry semble découper dans la chair rose des plus beaux fruits, représentent la rosée, les parfums, la fécondité de la terre, le sommeil. L'idée mère de cette composition magistrale se continue en se précisant dans les voussures du salon. Sous la figure de l'Aurore, on voit le réveil dans un camp, Psyché éveillant l'Amour. Sous la figure d'Apollon, le bain des nymphes, aussi frais, aussi gracieux, aussi brillant que ce fameux tableau de la Perle, dont vous vous souvenez, j'en suis sûr. Sous la figure de Vesper ou du soir, l'artiste a peint le souper et le rendez-vous. Sous la figure d'Hécate, Ulysse et Diomède, en embuscade, préparent aux Troyens la mort dans la nuit.

(12) Avant de commencer cette œuvre, qui est son chef-d'œuvre, Paul Baudry a senti le besoin de se retremper tout entier aux sources du grand art. Il s'est remis bravement à l'école de Raphaël et de Michel-Ange; il est parti pour Rome; il a passé un an à la chapelle Sixtine; il a copié de sa main, sur des toiles immenses, des figures colossales, et, pour se reposer, une Danaé du Corrége. C'est alors seulement qu'il est venu tenter la plus glorieuse entreprise qu'un peintre ait osée de nos jours. Tous ceux qui comme moi ont eu l'occasion d'admirer cette décoration capitale ont signé à l'auteur un brevet de maître. Si le public était admis à la même faveur, ne fût-ce que pendant une heure, il dirait tout d'une voix, sans hésiter, que Paul Baudry est le plus grand peintre de ce temps.

Mais quand je songe que ce travail n'a été visible que pour une demi-douzaine d'artistes et autant de critiques, je suis vio(13)lemment tenté de finir ce chapitre par le mot du commencement:

«Mon amy, vous estes une beste.»

 

(17) LES ÉMAUX DU VESTIBULE.

I

MM. Popelin, Lepec, Meyer, Mme Bossé.

Montons vite au premier étage. Nous reviendrons voir les sculptures quand elles ne seront plus serrées dans leur couloir comme des harengs dans la caque. Il est formellement impossible de juger une statue sans la regarder sous tous ses profils. M. le surintendant des beaux-arts le sait, mieux que nous, lui qui a fait une des belles statues de son temps. Il nous fournira (18) donc, on l'espère, une occasion de voir les quatre cents sculptures exposées, c'est-à-dire de tourner alentour.

Le vestibule du premier étage aurait pu servir de refuge à quelques jolis bronzes, à quelques petits marbres délicats qui, en revanche, auraient égayé sa grandeur vide et sa nudité sévère. On s'est contenté d'y plaquer une douzaine d'émaux et autant de majoliques: c'est peu.

Toutefois, le public semble prendre en affection ce large palier: on y respire mieux que dans les salons poudreux du premier, et l'on n'a pas sur les épaules ce manteau de plomb qui vous glace au rez-de-chaussée. Du reste, on y voit deux œuvres capitales: la Clémence Isaure de M. Lepec et la Vérité de M. Popelin.

M. Popelin et M. Lepec sont maîtres chacun dans son genre. Ils se servent du même moyen, mais ils ne tendent pas au même but. M. Popelin est avant tout un philosophe, un lettré, un érudit, un homme (19) du seizième siècle, qui loge en son chapeau toute l'aimable encyclopédie, de ce beau temps. Il sait les langues, il sait les belles-lettres, il sait les doctrines, il recherche et retrouve le secret des petites alchimies professionnelles. En lui, l'esprit est large et l'ambition n'est pas mesquine. L'année dernière il exposait, sous prétexte d'émail, un vrai tableau synoptique de la Renaissance, et, depuis bien longtemps, la Renaissance ne nous était pas apparue sous d'aussi riches couleurs. Aujourd'hui ce philosophe enferme dans un cadre, de sa façon, c'est-à-dire riche et pittoresque, la sainte vérité et ses amants les plus illustres. Il construit un portique d'ébène où les sages de tous les temps et de tous les climats, Descartes et Marc Aurèle, Confucius et Averroès, Abeilard et Leibnitz se rencontrent pour la première fois sous des colonnes de marbre aux chapiteaux d'argent. La figure principale qui trône, blanche et nue, au cœur de la composition, (20) montre un dessin savant et quelque peu archaïque: c'est la vie riche du seizième siècle qui a nourri cette vaillante et forte Vérité. Les femmes d'aujourd'hui sont moins solides, la Vérité de notre temps est moins hardie et moins sûre d'elle-même; elle sort quelquefois de son puits, mais elle se déguise: il y a tant de gens qui la guettent! les uns pour la fouetter en place publique, les autres pour la mener au poste!

Les philosophes de M. Popelin sont généralement beaux, mais d'un modelé quelquefois noueux et d'une couleur blafarde. Le même reproche s'étend à un petit portrait du Dante, qui est exposé à part. Le vieil Alighieri, bourreau des âmes, tortionnaire de sa propre pensée, aurait fait une étrange figure parmi les courtisans de la Vérité.

On s'étonne, à première vue, qu'un coloriste brillant et riche comme M. Popelin associe des figures si pâles à des drape(21)ries si splendides. Le contraste est trop sensible entre la nudité un peu froide des chairs et l'opulence éblouissante des ors et des velours. C'est que, hélas! le bel art des émaux abandonne beaucoup au destin. Le peintre propose et le feu dispose. Les toiles qu'on nous montre au Salon sont telles que l'artiste a voulu ou du moins telles qu'il a pu les faire. L'émail est un produit mixte du talent et du hasard.

M. Lepec a vérifié cette loi à son préjudice. Dans le magnifique émail qu'il expose, le morceau principal, la tête de Clémence Isaure est maltraitée par le feu. Le modelé s'est anéanti; les lèvres sont devenues si minces que la gracieuse reine des troubadours prend une physionomie pincée. La grande pièce de M. Lepec n'en est pas moins un chef-d'œuvre, car le visage de Clémence Isaure se perd dans la splendeur miraculeuse de l'ensemble; M. Lepec (je vous l'ai dit à son premier début) n'est rien moins qu'un dessinateur classique: il (22) n'y a pas de parenté visible entre M. Ingres et lui. Et pourtant il est un des artistes qui font le plus d'honneur à la France; son talent, qui a éclaté comme une bombe, est arrivé presque à la perfection en un jour. Il a l'éclat, la richesse et l'harmonie des couleurs; il brasse les rayons du soleil et il en fait comme un nectar visible qui enivre les yeux. Il a le goût, la fantaisie; les arabesques les plus imprévues s'échappent de sa main et serpentent sur le cuivre comme des fusées joyeuses sur le ciel. C'est un véritable enchantement que cet émail; on en reste ébloui pour une heure; on se sent transporté dans quelqu'un de ces ateliers mystérieux où les oiseaux-mouches se font habiller, où les papillons portent leurs ailes à peindre.

La fantaisie engendre la fantaisie. Je ne m'étonne pas qu'un grand seigneur anglais ait payé 50 000 francs cette merveille unique au monde.

Après les maîtres émailleurs; il faut (23) nommer un jeune homme qui promet, M. Alfred Meyer. Son petit portrait de la duchesse de Ferrare n'est pas seulement d'une couleur brillante; le modelé de la tête est assez fin. Quant au Jules César, c'est un essai manqué. On ne me persuadera pas que le feu a déformé si cruellement la tête du grand homme: l'artiste est bien pour quelque chose dans la grimace de son César.

J'ai remarqué deux céramiques de Mme Bossé, peintes d'après Raphaël, ou plutôt, si je ne me trompe, d'après deux médiocres gravures, peu dignes de Raphaël. Quoique ces deux grands plats laissent beaucoup à dire, au point de vue de l'art et du métier, il ne faut pas décourager les chercheurs qui ressuscitent de leur mieux la belle industrie de Faënza. Il y a de jolis tons dans la décoration du plat bleu.

 

(27) LE SALON D’HONNEUR.

I

Briguiboul, Claudius Jacquand, Dubufe, Hersent, Nazon, Blaise Desgoffe, Lanoue, Hippolyte Bellangé, J. L. Brown, Armand Dumaresq, Fromentin, Duran, Schreyer, Regamey, Paul Huet, Théodore Rousseau, Viger, Courbet, Couverchel, Protais, Bin, Tabar, Rigo, Busson, Clairin, Ange Tissier, Loudet, Tony Robert Fleury.

Entrez dans le salon carré et allez droit devant vous en inclinant sur la gauche. Le grand panneau du fond est rempli en partie par une immense composition de M. Dubufe.

L'artiste qui a monopolisé le joli, le peintre aimable et brillant de nos plus (28) belles Parisiennes devait être séduit un jour ou l'autre par la légende de l'enfant prodigue. Quel cadre pour un homme qui manie librement, gaiement et toujours avec un égal succès, le satin des épaules et le satin des jupes, les brillants des rivières et les brillants des yeux!

Les lois de l’attraction sont irrésistibles: M. Dubufe a suivi la pente de son talent. Mais par une coquetterie qui l'honore et que le succès a récompensée, il a voulu prouver que les couleurs heureuses et les jolis tons frais n'étaient pas les éléments indispensables de son succès. Sur la droite et la gauche de la composition principale, il a peint en grisaille les épisodes dramatiques de sa légende; et ces deux tableaux accessoires, qui n'empruntent aucune ressource aux séductions de la couleur, ont réuni d'emblée tous les suffrages.

Le sentiment est moins unanime sur Ie grand tableau du milieu. J'ai entendu des fanatiques qui disaient: «C'est du Véro(29)nèse», et des mécontents que cette profusion de rose agaçait un peu. Tout compensé, je suis d'avis que peu d'artistes contemporains étaient de force à construire, à peupler et à égayer ce bel ensemble; que si la peinture a pour but de régaler les yeux qui la voient, M. Dubufe nous a servi un festin brillant et confortable. Ce ne sont pas les Noces de Cana, je l'avoue; il y a peut-être un peu d'eau dans ce vin généreux; je crois qu'il manque çà et là quelques accents énergiques, à la Couture; mais il faut rendre justice à la tentative d'un peintre aimable et délicat, qui ose une œuvre colossale et la mène à bonne fin sans forcer son talent.

Les débuts de M. Briguiboul nous ont donné de belles espérances. Ce jeune homme promettait un peintre d'histoire; il avait le sentiment, sinon la science du dessin; on ne pouvait lui reprocher qu'un peu de mollesse, et la mollesse se guérit par un régime tonique. Mais je crains que M. Bri(30)guiboul se soit traité par les émollients. Son tableau de cette année a des couleurs et des consistances qui font penser à la guimauve. C'est une réunion de grands corps mous, désossés, qui tombent l'un sur l'autre avec les mouvements inexprimables de la gelée fondante.

Une grande toile de M. Claudius Jacquand nous offre un portrait de M. le comte Mimerel de Roubaix, un gentilhomme de la dernière fournée. L'honorable sénateur, promu au rang d'ancêtre, est dans une attitude pleine de contentement; il badine avec une épée qui n'est pas l'épée de ses pères, mais qui sera, s'il plaît à Dieu, celle de ses fils. La figure est bonne, sympathique et même assez énergique; elle ne rappelle ni de près ni de loin le type de M. Jourdain.

A la suite de ce portrait, en tirant toujours vers la droite, nous rencontrons un petit bataillon carré de M. Hersent, composition assez intelligente, assez drama(31)tique, mais d'un dessin encore un peu mou, puis les tableaux de M. Nazon et ceux de M. Blaise Desgoffe.

M. Nazon n'est pas arrivé du premier coup; le succès lui a coûté bien des efforts et peut-être quelques souffrances. Il a longtemps cherché sa voie, ses œuvres n'ont pas été d'abord à la hauteur de son intelligence, de son sens artistique et de l'attente de ses amis. Mais enfin le voici, tout à fait hors d'affaire, et classé, si je ne me trompe, près de M. Corot et de M. Daubigny. ll est homme à les rejoindre et peut-être à les dépasser un jour, car s'il n'a pas encore tout leur savoir, il a le grand avantage d'être exempt de manière. Les deux paysages qu'il expose aujourd'hui sont des merveilles de goût, de finesse et de naturel. C'est le produit d'une longue et intime collaboration entre un esprit vraiment distingué et lettré et la nature toute nue. Que vous dirai-je encore? En voyant ces deux paysages je me suis demandé si la porte du (32) Louvre n'était pas restée entr'ouverte et si le beau soleil de Claude Lorrain n'avait pas décoché jusqu'ici un de ses rayons d'or. Dites que j'exagère et que je prends des espérances pour des réalités; je le veux bien; mais il y a déjà une forte dose de réalité dans ces espérances.

M. Blaise Desgoffe n'est pas seulement en hausse, il est encore et surtout en progrès.

Ce jeune artiste a commencé par faire des tours de force en rendant à coups de pinceau ce qu'il y a de plus inexpressible dans la nature morte: les cristaux, les onyx, les marbres, les pierres de prix. Les qualités hors ligne de son exécution l'ont bientôt fait connaître; mais on lui reprocha longtemps, on lui reproche encore par habitude de donner à tout ce qu'il peint, même aux fleurs les plus molles et les plus délicates, la consistance inflexible du marbre. Ce n'est pas tout: plusieurs critiques (j'en étais) le blâmaient de rassembler dans (33) un tableau plusieurs pièces peintes isolément, sans tenir compte des réactions lumineuses qui naissent de l'approche. Si l'on prend dix objets de couleurs et de matières diverses, et qu'on les jette pêle-mêle sur un bout de table, on verra, en y regardant bien, qu'ils se fondent et se marient ensemble par l'échange de mille reflets. Les grands dessinateurs, et M. Desgoffe est du nombre, sont tellement préoccupés de la forme qu'ils ferment trop souvent les yeux à ces jeux de lumière; aussi la vérité de leurs peintures n'est-elle qu'une demi-vérité, une abstraction remarquable, mais impropre à contenter nos yeux. Le public se demande ce qui manque à leurs ouvrages, si parfaits en apparence: c'est le ragoût de lumières variées et brillantes auquel la nature nous a accoutumés. M. Blaise Desgoffe a compris qu'il lui manquait quelque chose, et le voilà qui travaille énergiquement à se compléter. Non-seulement il peint des iris et des primevères de la Chine (34) qui ont tout le moelleux et toute la suavité des fleurs, mais la liaison abonde dans ses tableaux, et les formes les plus nettes, les plus précises y nagent dans cette sauce exquise qu'on appelle par excellence la couleur.

L'artiste ne s'arrêtera pas en si beau chemin. Bientôt, demain peut-être, nous le verrons associer à la nature morte les formes plus riches et plus douces de la nature vivante. Dans son tableau de fleurs et de bijoux, il y a un ivoire sculpté en relief, dont les figures sont excellentes. Dans le tableau de fleurs et de fruits, derrière ce verre de Venise où le vin rit de si bon cœur, vous pouvez remarquer une tapisserie dont les petits personnages sont parfaits.

M. Lanoue est un paysagiste de l'école classique, mais trop vivant et trop personnel pour vieillir sur les bancs de l'école. Il sait par cœur les maîtres du paysage historique, mais il n'a garde de les recopier in(35)cessamment comme tant d'autres. Les fortes études qu'il a faites ne servent qu'à le guider à travers la campagne, à lui faire choisir les lignes les plus heureuses et les plus beaux aspects de la nature. Une fois qu'il se trouve en présence du rocher, de la montagne ou de la prairie qui fourniront le texte de son tableau, il se met sincèrement à peindre le paysage comme il est, au lieu d'y intercaler ses réminiscences. C'est ainsi que les bons esprits de l'école classiques se rencontrent à mi-chemin avec les bons esprits de l'école naturaliste. Les uns cherchent le vrai qui leur manquait un peu, les autres tendent à s'élever vers les hauteurs de l'art. M. Lanoue et M. Nazon sont partis de deux points opposés, et les voilà qui peuvent se donner la main.

Les deux derniers ouvrages d'Hippolyte Bellangé sont exposés face à face, l'un sous le grand triptyque de M. Dubufe, l'autre sous la bataille de M. Rigo. J'ai dit ici, l'année dernière, tout le bien que je pensais (36) de l'honorable et vaillant artiste; sa mort récente a éveillé partout un concert d'éloges et de regrets, dont l'écho n'est pas encore assoupi. Ses deux derniers tableaux ne sont pas faits pour nous consoler de sa perte: ils nous prouvent que le talent était encore jeune et robuste dans ce corps ruiné. Qui lui succédera dans cet art familier, qui est à la peinture d'histoire ce que le récit d'un grognard est aux Bulletins de la grande armée? On ne sait. La mort fait tous les jours des vides effrayants dans l'élite de nos artistes, et le remplacement ne s'opère pas à vue d'œil.

Cependant, voici venir M. John Lewis Brown, avec l'Ecole du cavalier. M. Brown a bien de l'esprit et le coup d'œil singulièrement juste. Il sait l'homme et le cheval, et cent autres choses; et il peint bien. Ses artilleurs sont pleins de mouvement; ses chevaux vivent; le ciel et le terrain, tout est vrai et frappant. Il y a du Meissonier dans M. Brown; il n'y a pas tout (37) Meissonier, vous le devinez bien; mais ce jeune homme a pris la bonne route, et il y court d'un train qui fait plaisir à voir.

Les Cuirassiers de M. Armand Dumaresq passent dans un nuage de pluie avec la rapidité de la foudre. C'est la fameuse charge d'EyIau, mais c'est quelque chose de plus: c'est la guerre brutale, sinistre, boueuse, enfumée, comme on la voit dans les romans d'Erckmann.

M. Fromentin, le peintre qui écrit de si beaux livres, l'écrivain qui peint de si charmants tableaux, se surpasse lui-même aujourd'hui, ce qui n'est pas peu dire. Je laisse de côté son Etang dans les oasis, paysage plus singulier, selon moi, que réellement pittoresque, et j'arrive à la Tribu en marche vers les pâturages du Tell.

Je ne crois pas avoir vu les qualités de M. Fromentin plus intenses et plus étroitement réunies que dans ce merveilleux petit tableau. Voilà le chef-d'œuvre du (38) jeune maître, au moins jusqu'à ce jour. M. Fromentin s'est découpé un coin de l'Afrique, où Marilhat, Decamps, Delacroix, ni personne, n'avait encore mis le pied. Ses tableaux ne nous donnent pas la nature poudreuse, inclémente, âpre et sèche qui nous représentait autrefois l'Algérie: l'implacable ciel bleu, le sable jaune et le profil blanc des maisons découpé comme au canif. C'est un autre aspect de la nature, et non-seulement du ciel et du sol, mais aussi des hommes et des bêtes. Il nous montre des ciels pommelés, des sables verdissants sous les touffes drues de l'alfa, des montagnes couvertes d'arbres, des eaux courantes et stagnantes. Le cheval arabe est bien fin; le peintre s'applique à raffiner encore: il en fait un être charmant, fin, délicat, presque féminin. La race arabe subit une transformation analogue, non que l'artiste fausse la nature, mais il procède par sélection; il prend les types les plus délicats de cette nation aux (39) petits pieds et il les groupe avec un art exquis. C'est une affinité secrète, et sans doute ignorée de lui-même, qui le porte à choisir dans un peuple tout ce qu'il y a de beau, de tendre et de fin. On se demande comment nos chasseurs d'Afrique osent taper à coups de sabre dans ces bouquets de burnous.

Gardez-vous bien de prendre tout ceci pour une satire! C'est le jugement d'un homme qui adore le talent de M. Fromentin. Il est bon que l'art soit varié comme la nature elle-même. Si la terre n'avait qu'un seul aspect, il n'y aurait qu'un paysagiste, qui ferait un seul tableau dans sa vie.

M. Fromentin s'est embarqué pour l'Algérie, après vingt autres qui avaient exploité le pays. Il semblait impossible aux peintres et au public qu'on y trouvât un aspect nouveau, un pittoresque inconnu. Cette terre ressemblait (passez-moi la comparaison) à un beau corps dépouillé de tout par cinq ou six pillages successifs. Fromentin arrive, (40) regarde et voit que tous ses devanciers ont oublié quelque chose: un diamant au petit doigt.

Je ne veux pas abandonner ce panneau sans donner un conseil et un éloge à M. Duran. Son gros drame de l’Assassiné révèle de l'observation, l'instinct du mouvement vrai, et une certaine vigueur de brosse. Le ton général de sa palette est juste, sauf un léger abus du noir. Mais on a toujours tort de donner à un sujet de genre les proportions d'un tableau d'histoire. Les débutants croient forcer l'attention publique en faisant leurs personnages aussi grands que nature. C'est une erreur qui aboutit tout simplement à les faire loger sous la corniche. Le tableau de M. Duran ne perdrait rien de sa valeur s'il était réduit au cinquième, et il y gagnerait probablement d'être mieux placé. Quand vous peindrez le nu, n'ayez pas peur de prendre une grande toile, parce que, dans le nu, chaque centimètre carré exprime (41) une beauté du corps vivant et représente une difficulté vaincue. Mais, quand vous nous mettez sous les yeux une collection de gilets, d'habits et de culottes, les plis du costume moderne ne sont pas assez beaux pour qu'il faille les peindre en grand.

Le panneau de droite est occupé au centre par les Cuirassiers de M. Schreyer, un tableau manqué, ce me semble. Quelques chevaux cotonneux, trop courts sur pattes, voiturant au galop, dans la neige et la poussière, quelques têtes d'expression. Tout cela est bien vide et bien mou, malgré la furie apparente. M. Schreyer promettait mieux. Il fera bien de retourner à la nature et de regarder attentivement un vrai homme sur un vrai cheval. C'est un spectacle qui se rencontre à Paris.

Les grognards de M. Regamey n'ont pas mauvaise tournure, mais le milieu où ils se meuvent est terriblement artificiel. Jeune homme, on ne fait pas un tableau (42) avec quelques figures neuves plaquées sur un vieux fond.

Le grand paysage de M. Paul Huet est puissamment conçu, comme tout ce qui vient du vieux maître; mais il faudrait l'exécuter maintenant. Ce n'est encore qu'une ébauche, et fort brouillée.

M. Théodore Rousseau est un peintre admirable. Je l'ai assez souvent dit, écrit, imprimé pour qu'il me soit permis de me voiler la face devant ses deux derniers tableaux. Est-ce qu'Homère a sommeillé? Ne serait-ce pas plutôt que l'artiste, après tant de travaux et de succès divers, se fait un point d'honneur de varier toujours et de peindre du nouveau, n'en fût-il plus au monde? J'incline vers cette dernière hypothèse? Les producteurs infatigables, qui sont en même temps des artistes consciencieux et qui dédaignent de se recopier eux-mêmes, sont presque condamnés à chercher l'impossible, à se jeter dans des sentiers perdus. On croit avoir rendu tous (43) les aspects familiers de la nature, tous ses sourires du matin, toutes ses mélancolies du soir, ses réveils, ses repos profonds et ses siestes légères. Et. comme on veut du neuf, on guette le moment où elle fera quelque grimace. On épie l'heure unique où les feuilles des arbres se dessinent comme des coquilles rouges au bout de mille petits bâtons.

Ai-je besoin de vous dire que ces méprises font le plus grand honneur à celui qui les commet? Elles prouvent d'abord qu'il ne spécule pas sur sa gloire en rééditant ses œuvres à l'infini. Elles montrent aussi qu'il conserve les curiosités inquiètes et les ambitions généreuses de la jeunesse.

La foule se tient en permanence devant un petit tableau anecdotique de M.Viger.

M. Viger doit être un jeune homme, car le livret ne lui attribue aucune récompense et je crois qu'il en mérite. Qu'il ait tort ou raison de renfermer son talent dans une étroite période de notre histoire, c'est ce (44) qui nous importe assez peu. Mais il la possède à fond, cette époque; il en sait non-seulement les habits et les habitudes, mais aussi les mouvements, les airs de tête, les petites roideurs, les emphases comiques et les grâces compassées. Tous les côtés mignons de l'ère gigantesque lui sont connus et familiers. Il sait quels plis faisait le satin d'une jupe sur les gazons historiques de la Malmaison; il devine le mouvement anguleux d'un grand homme qui cueille des rosés pour sa femme, après avoir battu Mélas à Marengo. Les tableaux de M. Viger sont de véritables évocations, des revues aimables, silencieuses et froides où le grand Napoléon, sans tambour ni trompette, assiste au défilé des belles princesses mortes.

M. Courbet, après une longue éclipse, reparaît aujourd'hui plus vif et plus brillant que jamais.

Son tableau des Chevreuils sous bois est une œuvre hors ligne. En aucun temps (45) et en aucun pays, que je sache, on n'a peint plus finement que cela. Le rustique d'Ornans est un paysan du Doubs, comme Metternich était un paysan du Danube. Sa naïveté se compose de tous les secrets, de toutes les malices et de toutes les délicatesses de l'art.

Personne plus que lui n'excelle à rendre les diverses surfaces des choses. Sa peinture, aussi souple que solide, se plie à tous les besoins de l'exécution la plus compliquée; la couleur se fait sable ou rocher, écorce d'arbre ou épiderme de femme; il n'y a que les maîtres pour raser la nature de si près.

Ajoutez que ce diable d'homme a un vif sentiment des beautés naturelles. Il exprime en se jouant la fraîcheur des forêts, la solitude et le silence des retraites mystérieuses. Il ne va pas chercher les bergers d'Arcadie pour les semer dans son paysage, il ne s'amuse guère à suspendre des temples grecs à la cime de ses rochers, et pour(46)tant le spectateur y sent parfois un souffle d'idylle, qui vient on ne sait d'où. Inutile de questionner l'artiste: c'est un madré qui ne livre pas ses secrets. Il vous dira même, au besoin, d'un air innocent: «C'est la nature qui fait tout ça; moi je m'en lave les mains.» J'avoue qu'il doit beaucoup à la nature, mais l'honnête garçon aime à payer ses dettes; il rend plus qu'il ne doit.

Que manque-t-il à ce paysage pour être un chef d'œuvre parfait? Presque rien, en vérité, mais ce peu saute aux yeux du spectateur le plus novice. Les morceaux, pris à part, sont exquis; les chevreuils vivent; ils n'y a pas de rochers plus rochers ni d'arbres plus arbres que ceux-ci. Le terrain? On y marcherait; mais on n'irait pas loin, car l'espace manque. Les objets si bien peints, ne sont pas à leurs plans, mais appliqués pour ainsi dire les uns contre les autres. Ces jolis animaux dont la quiétude vous charme seraient perdus sans (47) ressource si la chasse passait par ici: impossible de sortir; la remise est une prison sans issue.

Pendant que nous tenons le maître peintre d'Ornans, allons, si vous voulez, faire un bout de visite chez la Femme au perroquet.

C'est une bien jolie et bien fine créature. Elle est du même père que les Demoiselles d’Ornans et tant d'autres margots: l'état civil du livret en fait foi; mais elle n'est pas du même lit, je vous le jure. Elle a autant de race que les autres en avaient peu: jolies mains, petits pieds, attaches délicates: et la plus fine tête que M. Courbet ait caressée du pinceau, depuis son propre portrait.

Cela étant, il y aurait de l'injustice à tracasser le peintre sur la composition de son tableau, sur cette colonne torse et cette chaise longue, et le bout de paysage qui semble mettre la scène en plein air. Que le perroquet ait l'aile cassée, c'est un petit (48) malheur: on sait bien que neuf fois sur dix les peintres n'ont sous la main que des oiseaux empaillés. Je passe de grand cœur sur les menus détails en faveur des beautés réelles de la figure nue. Je pardonnerais même cette insolente chevelure si singulièrement étalée qu'un critique l'a comparée à des copeaux d'acajou mis en tas. Mais je m'insurge hardiment contre le débraillé voulu et la vulgarité de parti pris qu'on remarque dans les accessoires. Pourquoi la draperie du fond n'est-elle qu'un vieux haillon répugnant? Pourquoi cette créature exquise est-elle couchée sur ses jupes, sur sa chemise, sur un paquet de loques sans couleur et sans goût? Est-ce au nom du réalisme? Mais M. Courbet a fini par reconnaître que la beauté et la finesse des formes sont aussi réelles que la laideur et la grossièreté; il doit savoir également que les belles étoffes et les riches couleurs ont autant de réalité que les chiffons crasseux. Allons, maître Courbet! encore une con(49)cession, la dernière, et tous les délicats du monde se rangeront de votre bord. Vous n'avez plus besoin d’épater le public, maintenant qu'il vous admire de bonne grâce. Renoncez à ce réalisme paradoxal que maître Champfleury, le Courbet des lettres, a déserté avant vous, et venez le rejoindre sous les drapeaux, de la vérité. Vous avez déjà fait les trois quarts du chemin; encore une enjambée, et tout le monde applaudira!

J'achève rapidement le tour de ce salon pour arriver au tableau de M. Tony Robert Fleury, et je rencontre sur ma route:

Un joli petit Turco de M. Couverchel. M. Couverchel est un de ceux qui nous donnent la monnaie d'Horace Vernet.

Le Soldat blessé de M. Protais est la détrempe d'une composition beaucoup plus forte et plus saisissante. L'artiste a rencontré dans un ravin de la Crimée quelques cadavres russes oubliés depuis six mois. Les corps avaient fondu, pour ainsi dire; (50) il ne restait que des squelettes dans les uniformes presque vides. Autour de ces guenilles humaines qui grimaçaient horriblement, le printemps avait fait son œuvre accoutumée: l'herbe était émaillée, un jeune arbuste fleurissait. Saisi d'un con-contraste si poignant, M. Protais fit un de ses tableaux les plus dramatiques; mais je ne crois pas qu'il ose jamais l'envoyer au Salon. C'est la même idée, un peu affadie, qui respire dans ce tableau du Soldat blessé. Le sourire de la nature devient cruel, il semble narguer les grimaces mélancoliques du mourant. Mais le tableau n'est pas heureux dans son exécution; le corps du jeune soldat a l'air d'être cassé en trois ou quatre morceaux qui se séparent; l'uniforme s'affaisse par endroits; on dirait que l'artiste a repensé malgré lui à ces capotes des soldats russes qui n'enveloppaient plus que des squelettes.

Où je retrouve M. Protais tout entier, avec ses qualités vraiment françaises, c'est (51) dans le petit tableau du bivac. Le paysage est charmant, le groupe heureux, les mouvements spirituels et vifs, les physionomies bien militaires et l'allure générale foncièrement troupière. A la bonne heure! J'espère que cette petite toile aura le succès qu'elle mérite et que Protais encouragé renoncera enfin à la peinture élégiaque où le tempérament le plus robuste s'amollit.

M. Bin persévère noblement dans la peinture d'histoire: il n'y aura jamais assez de médailles, selon moi, pour encourager tant de vertu. Du reste, le talent s'affermit, la couleur vient, le progrès est visible. Cette figure d'Hercule furieux est belle de tout point; elle vaut à elle seule dix tableaux de genre comme ceux qui vous amusent au passage. Quelques figures accessoires laissent à dire. Le jeune homme frappé d'une flèche n'a pas la couleur d'un corps fraîchement tué. La flèche, trop saillante au milieu du ventre, semble plantée dans un (52) cadran solaire. La figure blonde, qui va périr sous la massue est d'un sexe indécis. Je crois que c'est une fille; mais je n'en jurerais pas. Malgré ces défauts, je maintiens que la toile de M. Bin est l'œuvre méritoire d'un talent qui grandit.

La Bataille de Solférino, par M. Tabar, est une des plus sinistres que j'aie vues. Cette rage des hommes et des éléments est exprimée avec une énergie sombre et contenue: c'est un puissant artiste que M. Tabar, aussi n'est-il guère à la mode. L'œil du public est comme un roi; il réserve ses faveurs à ceux qui le flattent.

Quand j'ai vu les batailles de M. Yvon, j'ai senti redoubler mon admiration pour Horace Vernet. Quand je vois celles de M. Rigo je suis presque tenté d'admirer M. Yvon.

Le Retour du garde-chasse, par M. Busson, est un paysage un peu trop grand pour le sujet, mais d'une vérité charmante.

(53) La Charrette, de M. Clairin, nous montre un jeune homme de bonne volonté à la poursuite de Delacroix. Entreprise hardie et dangereuse. Les défauts de Delacroix sont plus faciles à saisir que ses qualités. Poursuivez un lion à la course: la première chose qui vous tombera sous la main n'est ni la griffe ni la dent: c'est la queue.

L'Achèvement du Louvre, par Ange Tissier, n'est pas à la hauteur du sujet; il s'en faut. Ce n'est guère qu'une collection de caricatures exécutées dans un style mollasse et cotonneux.

Quant au terrible général, exécuté par M. Loudet, il a l'air de sortir d'une boîte à surprise pour effarer les belles visiteuses du Salon. J'ai rencontré quelquefois le modèle de ce portrait; il est populaire dans l'armée; il aura même sa place dans l'histoire sous le nom de Renault de l'arrière-garde. C'est un homme qui porte beau, comme on dit, mais jamais de sa vie, ex(54)cepté devant l'ennemi, il n'a été si farouche que ça.

J'arrive enfin au tableau de M. Tony Robert Fleury, qui est un des événements de l'année.

Ce n'est pas seulement la sympathie pour une grande nation opprimée qui attire le public autour de ce tableau; le jeune artiste doit le meilleur de son succès à lui-même.

La composition est puissante; la pensée s'exprime avec énergie et simplicité; l'œuvre dit nettement ce qu'elle veut dire, ce qui n'est pas un mérite banal.

Sans explication, sans commentaire, on comprend l'héroïsme sombre de cette foule sans armes qui se fait fusiller à bout portant. Ces vieillards, ces femmes, ces enfants vont au feu la poitrine ouverte, dans l'espérance qu'on les tuera bien, qu'il y aura beaucoup de morts et qu'à la vue du carnage dont ils font noblement les frais, la pitié soulèvera l'Europe.

Les martyrs de la patrie, animés de ce (55) feu divin que le despotisme des czars n'a jamais pu éteindre, composent le groupe principal. A gauche, un rang de fusils, véritable machine infernale. A droite, dans la fumée, un escadron de Circassiens, tout prêt à balayer la place quand le plus fort de la besogne sera fait. Le tableau parle; il crie, et honni soit le cœur qui ne l'entendrait pas!

(56) II

MM. Ziem, Otto Weber, Vibert, Zamacoïs, Vannutelli, Washington, Vollon, Vautier, Valadon, Todd, Velghe, Worms.

Si vous continuez là promenade en droite ligne, après avoir vu le tableau du jeune Robert Fleury, vous tombez dans la salle qui contient les victimes de l'alphabet.

Les artistes dont le nom commence par un V, par un Y, par un X ou par un Z sont les derniers, de droit, sur les livrets et les catalogues. Sur la listes des récom(57)penses, ils arrivent, à mérite égal ou même supérieur, après leurs concurrents de l'A et du B.

La critique les oublie souvent, ou les traité par-dessous jambe, car l'ordre alphabétique est à peu près le seul possible dans un temps où quatre-vingt-quinze tableaux sur cent appartiennent au genre ou au paysage. Or, les expositions sont courtes, on s'étend volontiers sur les premiers ouvrages qu'on a vus, la clôture vous surprend aux trois quarts de la besogne, et vous brûlez les dernières lettres malgré vous.

C'est une injustice que j'ai commise innocemment moi même: pourquoi ne la réparerai-je pas aujourd'hui?

En avant! le seuil est franchi; je tourne à gauche et je tombe sur les deux marines de M. Ziem.

La première est une Vue deVenise en septembre, après la pluie. Permettez-moi de la décrire en empruntant la plume d'un (58) grand philosophe, qui est un écrivain accompli par-dessus le marche.

«Un vent léger ride les flaques luisantes, et les petites ondulations viennent mourir à chaque instant sur le sable uni. Le soleil couchant pose sur elles des teintes pourpres que le ronflement de l'eau tantôt assombrit, tantôt fait chatoyer. Dans ce mouvement continu, tous les tons se transforment et se fondent. Les fonds noirâtres ou couleur de brique sont bleuis ou verdis par la mer qui les couvre; selon les aspects du ciel, l'eau change elle-même, et tout cela se mêle parmi des ruissellements de lumière, sous des semis d'or qui paillettent les petits flots, sous des tortillons d'argent qui frangent les crêtes de l'eau tournoyante, sous de larges lueurs et des éclairs subits que la paroi d'un ondoiement renvoie.

«Le domaine et les habitudes de l'œil sont transformés et renouvelés. Le sens de la vision rencontre un autre monde. Au (59) lieu des teintes fortes, nettes, sèches des terrains solides, c'est un miroitement, un amollissement, un éclat incessant de teintes fondues qui font un second ciel aussi lumineux, mais plus divers, plus changeant, plus riche et plus intense que l'autre, formé de tons superposés dont l'alliance est une harmonie. On passerait des heures à regarder ces dégradations, ces nuances, cette splendeur. Est-ce d'un pareil spectacle contemplé tous les jours, est-ce de cette nature acceptée involontairement comme maîtresse, est-ce de l'imagination remplie, forcément par ces dehors ondoyants et voluptueux des choses, qu'est venu le coloris des Vénitiens?»

Ce chef-d'œuvre de description, qui ferait honneur a Saint-Victor ou à Théophile Gautier, et que nos enfants liront, je l'espère, dans les Trésors littéraires de l'avenir, est signé Hippolyte Taine, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 avril dernier.

(60) M. Ziem est un Vénitien, quoiqu'il soit ne à Beaune et qu'il travaille à Montmartre. Dans nos Rothschild de la couleur, je n'en connais pas un qui soit plus riche que lui. Peut-être a-t-il le défaut de se répéter un peu, et surtout de transporter sous tous les climats ces éblouissements de la lumière vénitienne. Son tableau de Stamboul au soleil couchant ressemble, sauf les lignes de l'architecture, à un paysage des lagunes. Cependant le Bosphore n'est pas l'Adriatique, il s'en faut.

Le hasard a réuni dans cette salle plusieurs noms de révélation toute récente: MM. Vollon, Vibert, Otto Weber, Vannutelli, Washington, Vautier. Ce n'est jamais sans émotion que les critiques et les amateurs abordent les recrues des années précédentes. Ont-ils gagné? Ont-ils perdu? Ont-ils justifié ou déçu notre confiance? Hélas! il faut en rabattre souvent. Si chaque fleur donnait un fruit, notre globe serait un paradis terrestre.

(61) Et, tenez! sur les jeunes gens que je viens de citer, il y en a deux en tout qui répondent aux espérances du jury et des nôtres. C'est M. Vollon et M. Vautier.

M. Otto Weber est devenu très-habile. Il possède vraiment trop bien ces procédés qui font le succès et la médiocrité de l'école allemande. Certes, ses deux tableaux, le grand et le petit, l'effet d'hiver et l'idylle de printemps ne sont pas des choses méprisables. Mais on sent que l'artiste pourrait en faire mille pareils sans s'épuiser, parce qu'il ne tire presque rien de son propre fonds. Il y a vingt douzaines d'Allemands en Allemagne et à Paris qui vous feront sur commande à jour fixe, les mêmes paysages, le même ciel et les mêmes animaux. C'est un poncis plus neuf que les vénérables poncis de Girodet et de Guérin, mais la peinture n'en est pas moins poncive. En regardant ces deux tableaux, on croit entendre la faconde agréable et instructive d'un homme qui sait beaucoup et qui (62) débite des lieux communs pendant deux, trois, dix heures de suite, à la volonté des écoutants. C'est un mérite chez les gens d'un certain âge, mais quand celui qui tient le dé est un jeune homme, j'aime mieux qu'il exprime des idées personnelles, sauf à lâcher une sottise de temps en temps.

M. Vibert s'est fait connaître à nous par un de ces coups d'essai qui promettent des coups de maître. Allez voir le tableau de Daphnis et Chloé, et dites-moi s'il n'y a pas de quoi décourager les espérances les plus bienveillantes! Rarement un jeune homme a peint quelque chose de plus mou, de plus fade, de plus effacé, et (faut-il le dire?) de plus lâché. C'est l'œuvre d'un garçon qui s'abandonne, non par découragement, mais par excès de confiance, avec l'aplomb d'un homme qui se croit arrivé au but. Non, monsieur, vous n'y êtes pas, vous en êtes plus loin, beaucoup plus loin qu'en 1864, lorsque vous avez obtenu (63) très-justement une médaille. Il faut revenir sur vos pas, et vous remettre à l'école de la nature; il faut prendre modèle, étudier sur nouveaux frais la forme humaine et la solidité des corps vivants, analyser la lumière et reconnaître que la crasse dont ce Daphnis a les jambes souillées ne ressemble pas à de l'ombre.

Nous avons l'air de vieux maîtres d'éludés, lorsque nous gourmandons ainsi les jeunes talents que nous aimons le plus. Nos victimes ne voient en nous que des grognons incommodes, pour ne pas dire des ennemis acharnés. Et pourtant, que de chutes on pouvait éviter en se rendant à nos avis! Voyez le peu qui reste de ce pauvre M. Verlat. Il promettait beaucoup, lui aussi, il y a une douzaine d'années; seulement, il avait le pinceau sec et dur. On lui cria sur tous les tons: De la souplesse! du moelleux! Peine inutile: il ne voulut en faire qu'à sa tête, et il trouva, suivant l'usage, des flatteurs ou des maniaques (64) qui l'aidèrent à persévérer. Aujourd'hui, le voilà qui expose un paysage où chaque brin d'herbe, soigneusement peint à part, a la roideur du fil d'archal. Incurable! N'en parlons plus, et revenons à ceux qui n'ont pas encore brûlé leurs vaisseaux.

M. Vibert a peint une Entrée de toreros en collaboration avec un jeune Espagnol, M. Zamacoïs. Je n'ai pas de parti pris contre le principe même de la collaboration; j'avoue qu'elle me paraît surtout logique entre peintres qui ne cultivent pas le même genre. Qu'un paysagiste comme M. Français prie M. Meissonier de lui peindre ses figures; qu'un peintre d'histoire s'adresse à M. Navlet pour son architecture que Rubens lui-même, par caprice ou par commande, encadre un petit tableau dans une guirlande qu'il fait peindre, c'est dans l'ordre; mais la collaboration d'un médaille avec un inconnu risque un peu de ressembler à la retouche d'un ecolier par un maître, et nous cherchons (65) instinctivement quelque chose de magistral.

Cela dit, le tableau de MM. Zamacoïs et Vibert est neuf, intéressant, d'une coloration vive et franche. Mais les toreros ont trop l'air de caricatures jumelles, taillées dans le même bois avec le même couteau. Et le public des gradins, également esquissé en charge, s'entasse sur un plan unique, au mépris des lois de la perspective. Il manque donc à cet ouvrage un troisième collaborateur, le perspecteur.

M. Scipion Vannutelli s'est dit sans doute que le talent oblige: il agrandit son cadre et se lance dans le genre historique au lieu de s'arrêter à l'étage inférieur où il avait une longue série de succès assurés. Il a raison, ma foi! Mais il n'a pas raison de dessiner si sèchement et de modeler ses figures en terre cuite. Il a tort de choisir un effet, de nuit où ses personnages ne sont éclairés ni par la lune ni par le soleil, mais (66) uniquement par la bonne volonté de l'artiste. Il se trompe s'il croit que le rouge, le bleu, le vert conservent dans la nuit leurs valeurs distinctes. Bref, l'expérience est manquée, quoique le tableau de M. Vannutelli fourmille de choses bien observées et de détails ingénieux.

Peut-être aussi la cause de tout le mal est-elle dans le choix du sujet. Le Cantique des cantiques est une poésie qui n'a porté bonheur à personne.

M. Washington n'a pas encore obtenu de médaille, mais il s'est fait connaître par un tableau qui annonçait de la vigueur et de la sincérité. Je crois voir que le jeune artiste a fait de tout son mieux pour soutenir une réputation naissante, peut-être est-il allé chercher des provisions en Algérie, à coup sûr, il s'est adonné passionnément à l'étude des procédés matériels qui font la bonne et solide peinture. Chacune de ses figurines semble dire; «Tâtez-moi ça! Je suis dessinée à la diable, soit, (67) mais comme je suis peinte en pleine pâte ce n'est pas des couleurs, c'est de la chaux et du sable!»

Certes, M. Washington n'a pas tort de perfectionner son exécution matérielle, mais il faut que tous les progrès marchent de front. Que penseriez-vous d'un auteur qui donnerait tous ses soins à l'harmonie et au rhythme de la phrase sans se préoccuper des choses qu'il vous dit? Un tableau peut être mièvre, fade et froid en dépit de la pâte la plus saine et de l'exécution la plus robuste, on peut loger de l'onguent miton-mitaine dans un coffre d'acier forgé.

M. Vollon s'est fait une réputation de vaillant coloriste dès ses premières natures mortes. Non-seulement il n'a pas déchu depuis lors, mais il a grandi. Son tableau du Singe à l’accordéon est une belle et bonne chose.

Je vois avec plaisir que M. Vollon ne veut pas en rester là et faire son lit dans la (68) nature morte. Le Retour du marché indique une ambition plus haute. Il y a de la distance entre une cuisinière et une Vénus, mais enfin quoi qu'en disent les sots, une cuisinière est une femme.

Ce nouvel et très-louable effort a dû montrer au jeune artiste que la figure humaine est autrement difficile à peindre que toutes les casseroles des Invalides et toutes les volailles de la Halle. Quand l'ombre et la lumière ne sont pas très-correctement distribuées sur un cuivre étamé ou poli, nous ne nous en apercevons pas et nous disons toujours: «C'est une casserole.» Mais si le même accident se produit sur un portrait, même de cuisinière nous renvoyons le peintre à l'école de dessin.

Un autre avis à l'adresse de M. Vollon. Croit-il bien faire en grandissant à ce point la dimension de ses toiles? Par leur destination, les tableaux de nature morte sont condamnés, ce me semble, à n'excéder (69) jamais la mesure ordinaire d'un panneau de salle à manger. Il faut de la nature morte dans la décoration comme de la vertu dans la vie: pas trop n'en faut. Pour ma part, je donnerais tout le Retour du marché pour ce simple petit groupe du poulet et du lapin. D'abord, parce que les deux animaux sont dessinés à ravir et peints dans la perfection; ensuite, parce qu'on sait toujours où les loger, tandis que cette toile immense...! Malgré toutes mes réserves, M. Vollon, je le répète, est en progrès.

Le Banquet de funérailles par M. Vautier, obtient un succès aussi vif et aussi légitime que cet intérieur de cabaret alsacien qui fut, on se rappelle, le premier succès de Charles Marchal. Si l'exécution est moins nette, la couleur moins franche et le dessin moins serré, l'élément dramatique admirablement exploité rétablit l'équilibre aux yeux du public. Beaucoup d'observation, beaucoup d'esprit, une cer(70)taine dose de sensibilité discrète et contenue, un goût irréprochable enfin, voilà des qualités qui suffisent à racheter, un peu de mollesse. Notez que M. Vautier n'en est qu'à sa seconde médaille. La première date de 1865, la deuxième datera de 1866, ou je ne suis qu'une bête.

Tandis que nous nageons en pleine jeunesse, laissez-moi vous recommander les verres d'eau de M. Valadon, les fleurs et les fruits de M. Todd, l’Éveil de M. Velghe?... Non! ce n'est que la contre-épreuve d'une esquisse, de M. Fromentin. Mais on peut s'arrêter devant le tableau de M. Worms, qui représente une course de novillos ou de jeunes taureaux; c'est un aspect nouveau de la tauromachie, un joli vaudeville bien gai, avant l'ignoble et sanglant mélodrame. Sur cette donnée originale, M. Worms a fait un tableau vivant, animé, spirituel. La science des plans n'y est pas encore bien profonde, la peinture (71) est tachée par ci par là, mais j'augure bien de ce débute et j'attends M. Worms l'année prochaine.

 

(72) III

MM. Ribot, Tissot, Timbal, Schlesinger, Saintin, Toulmouche, Otto von Thoren, Schenck, Tournemine, Félix Thomas, Carl Schloesser.

Certes, M. Ribot est un artiste de talent, mais je ne crois pas qu'il suive la bonne voie.

Rappelez-vous le temps ou il était le peintre ordinaire de la corporation des pâtissiers. La foule s'attroupait devant ses compositions gaies et spirituelles, et il n'y avait qu'un cri; je me trompe, il y en avait (73) deux. On commençait par dire: «Ah! les jolis mitrons!» On ajoutait bientôt: «Mais qu'ils sont sales! Pourquoi faut-il qu'ils aient jeté tant de charbon sur leur linge?»

Le jeune artiste se fatigua sans doute d'entendre cette critique, et il s'y déroba par un détour ingénieux: «Si je déguisais mes pâtissiers en martyrs, en docteurs du temple, en personnages qui n'ont pas l'habitude de fourgonner dans les cuisines, mes taches de charbon passeraient pour des ombres. Le public s'est accoutumé à voir des plaques noires sur les tableaux de certains maîtres, comme les Carrache, par exemple, et Ribéra; mon défaut favori va devenir une qualité; où l'on blâmait un manque de soin, on admirera un style et un caractère.»

Voilà comment M. Ribot a laissé la cuisine pour l'histoire et échangé son originalité contre celle de Ribéra. Le pastiche est flagrant. Passe encore si (74) le peintre imitait la manière de Ribéra vivant! Mais non: ce qu'il prend pour modèle, c'est une peinture noircie par l'âge et manifestement altérée par l'exagération accidentelle de toutes les ombres. Il est bien démontré que le temps noircit a la longue les tableaux les plus clairs: que fera-il de ceux où l'on a devancé son action pour paraître plus tôt respectable et classique? Il les effacera tout à fait. Les docteurs de M. Ribot, ses martyrs et ses pâtissiers seront un jour noyés pêle-mêle dans un flot de cirage où personne ne les retrouvera: c'est dommage.

En attendant ce mal inévitable, vous pouvez, comme moi, constater un mal présent. L'abus du noir a déformé toutes ses figures. Reculez seulement à dix pas et dites-moi si jamais peintre a réuni tant de renfoncements dans un seul cadre? Il n'y a pas de dessin qui résiste à ce procédé-là! Mais la couleur s'en porte-t-elle mieux? (75) Pas même. M. Ribot a des blancs d'une intensité formidable, qui n'émettent pas le moindre reflet. Le petit pâtissier qui remplit le rôle principal dans le tableau du Christ et les docteurs est habillé de blanc d'argent. Il en a jusqu'au cou, et son cou n'en paraît que plus noir. C'est une erreur, et des plus graves. Un nègre d'Abyssinie, s'il était de blanc habillé, aurait la peau satinée de quelques reflets blancs. Que fait un photographe quand il veut éclairer vos ombres? Il va prendre un écran de papier blanc et le dispose de telle sorte que le blanc se reflète sur vous.

L'abus du noir arrive à rendre certaines parties inintelligibles. Par exemple, le troisième personnage à la droite du spectateur a le visage coupé par un noir qui en supprime la moitié. La tête existe jusqu'au nez inclusivement; la bouche et le menton disparaissent. Mais où? Dans quoi? Dans l'ombre? Dans une cravate à la Robert (76) Macaire? Personne n'en sait rien; c'est la bouteille à l’encre.

Le petit flûteur au nez rouge est barbouillé aussi capricieusement que les autres figures de M. Ribot. Impossible de deviner pourquoi la lumière l'inonde ça et là, quand les parties voisines sont plongées dans les ténèbres les plus épaisses. Qu'un cheval pie soit noir et blanc, par taches, c'est une question de robe, mais qu'un visage humain, exposé en pleine lumière, se plaque de noir et de blanc, cela tient du miracle.

Mais voilà un bien long discours, et qui sait si je ne prêche pas un converti? Les jeunes artistes de notre temps commencent par étaler un bon gros défaut bien visible, bien saillant, bien scandaleux; ils attirent ainsi l'attention du public sur leurs qualités réelles; et quand tous les critiques ont dit l'un après l'autre: «Voilà un joli garçon; quel dommage qu'il ait un nez d'une aune!» l'artiste ôte son nez, qui était de carton.

(77) M. Tissot a fait ses premières armes sous le drapeau des excentriques. Nous l'avons vu exagérer, comme à plaisir, l'archaïsme voulu de M. Leys. Puis il s'est rallié à la vie moderne, mais en pur fantaisiste; rappelez-vous ces deux portraits de femmes en blanc qui semblaient se promener dans un aquarium! Mais la petite pièce est finie; le nez postiche est tombé; il ne reste plus devant nous qu'un artiste très-érudit et très-fin qui sait les choses d'autrefois et qui voit d'un coup d'œil fort ajusté les choses d'aujourd'hui. Les deux tableaux qu'il expose touchent par un côté à Leys et par l'autre à M. Alfred Stevens, mais on voit poindre entre ces deux modèles la personnalité vraiment distinguée de M. Tissot. Je ne sais si le jury pensera comme moi, mais je crois qu'il serait à la fois juste et politique de tuer le veau gras pour cet enfant prodigue qui se rangé, si galamment au vrai et au bien.

Le grand art est malade; tout le monde (78) le dit, et quelques-uns s'en réjouissent; mais, grâce au ciel, il n'est pas mort. Voyez plutôt la Muse et le Poète, de M. Timbal. Les deux figures sont d'un goût très-pur et tres-élevé; le paysage est à la fois mystérieux et clair; il y a je ne sais quoi de virgilien dans cette noble peinture. Il m'a semble, en l'admirant hier, que le pauvre Hippolyte Flandrin n'était pas tout à fait mort.

Dans le même panneau, vers la droite, tout contre la porte, il y a un bien joli portrait signé Edmond Wagrez. La pose est naturelle et élégante en même temps, la tête est fine, intelligente, spirituelle. C'est une œuvre de jeune homme, on le sent, mais d'un jeune homme bien doué et artiste jusqu'au bout des ongles.

M. Schlesinger a deux jolies têtes d'étude, et M. Saintin en a quatre, dont deux charmants portraits au crayon. Beaucoup de talent, M. Saintin, mais un léger penchant vers le joli. Gare à la porcelaine!

C'est l'écueil, il est encore temps de l'éviter.

Le petit drame intime de M. Toulmouche attirera la foule jusqu'au dernier jour de l'exposition. Le décor est délicieux; les artistes adorables; et les toilettes, donc! Simples, élégantes et d'un goût qui ne rappelle en rien la famille Benoiton. M. Toulmouche excelle non-seulement à intéresser le public mais à composer un tableau, à grouper des personnages, à donner aux figures cet air aisé qui est le privilège des gens du monde. Toutes ses étoffes sont de la bonne fabrique et ses toilettes de la bonne faiseuse; tous ses ameublements sont ceux que l'on voudrait avoir chez soi. Et comme tout s'explique spontanément dans son drame ou sa comédie! Les grands yeux bleus de la pâle mariée semblent chercher à l'horizon un beau valseur absent et regretté. Les deux amies, dont l'une embrasse la victime et l'autre se pelotonne à ses genoux, sont (80) prises sur le vif. Et la jeune étourdie qui essaye la couronne devant une glace! Tout cela est très-fin el très-juste, et joli, joli, joli.

M. Otto Von Thoren est, si je ne me trompe, un officier distingué de l'armée autrichienne. On comprend donc aisément que des occupations toutes professionnelles lui aient fait négliger la peinture. Je ne retrouve pas en lui tout l'homme que le dernier salon nous avait fait aimer. Ses bœufs sont mous et désossés, la couleur en paraît fade. Le tableau de l’Escarmouche s'explique peu. Les pandours ressemblent trop aux brigands, et ils sont trop rangés en ligne; on dirait une course et non une bataille. Je sais bien que les pistolets partent, qu'un cheval et un homme sont tombés; n'importe: il me semble que ces gens-là font plus de poussière que de besogne.

Les Chevreuils de M. Schenck sont bien dessinés, ils se groupent très-joliment dans (81) une composition ingénieuse. Je me demande seulement si leurs corps ne devraient pas s'enlever avec plus de vigueur sur ce fond de neige. Le troupeau du même artiste m'oblige à répéter les reproches que j'adressais tantôt aux peintres allemands. Trop de procédé; un travail trop convenu et trop facile. On en a treize à la douzaine, de ces moutons-là.

Le tableau de M. Tournemine a un double mérite: c'est du véritable Orient, et c'est un vrai Tournemine. L'artiste est toujours lui; on le reconnaît de loin; il possède une originalité qui n'est peut-être pas de premier ordre comme celle de Decamps ou de Marilhat, mais qui ne se dément jamais.

M. Félix Thomas (ne pas confondre: il y a quatre peintres et deux sculpteurs du même nom) est un grand prix d'architecture qui paraît définitivement adonné au paysage. Il a beaucoup de talent et un (82) instinct du grand qui ne se dément jamais. Mais, hélas! ce n'est pas encore lui qui guérira le paysage historique de sa tristesse et de son ennui.

J'ai gardé pour la bonne bouche, comme les fraises du dessert, deux petits tableaux familiers et spirituels qui attirent beaucoup de monde. On ne les approche guère plus aisément que la caravane de Fromentin ou les têtes coupées de Gérôme. Toutes distances gardées, les deux derniers ouvrages de M. Carl Schloesser justifient assurément l'intérêt qu'ils excitent. Les villageois qui écoutent le sermon sont fort bien observés et comme saisis sur le vif, dans la diversité des physionomies et des attitudes. Et ces deux bambins allemands que la maman balaye de la maison, bien malgré eux, pour les envoyer à l'école, sont aussi plaisants l'un que l'autre: mon cœur balance entre le gros brun qui se mutine et le petit blond qui se désole. Ah! c'est qu'on ne badine point là-bas sur l'instruc(83)tion obligatoire. Un jour que nous voulions embaucher quelques écoliers pour une battue, le plus grand nous répondit en secouant la tête:

«On voit bien que vous ne savez pas la loi.

— Qu'est-ce qu'elle te ferait la loi, si lu manquais la classe pour traquer chez nous?

— Elle infligerait l'amende à mes parents et à moi la schlague.»

Pas sotte, la loi du grand-duché de Bade.

On dit encore par habitude: Spirituel comme un Français. Moi, je ne connais rien de plus spirituel que les Allemands. Quelquefois même au Salon, je trouve qu'ils abusent de l'esprit.

Ce qui manque encore à M. Carl Schloesser, c'est l'art si difficile de ranger les figures à leur plan. Dans ce charmant tableau du Sermon, chacun tire de son côté: les uns s'enfoncent derrière la toile, les au(84)tres s’avancent vers le public; et pourtant l’intention de l’auteur serait plutôt de les laisser tous en place.

 

(85) IV

MM. Penguilly-Lharidon, Philippe Rousseau, Rodakowski, Puvis de Chavannes, Schützenberger, Sirouy, Sellier, Saint-Pierre, Sain, Th. Salmon, Ronot, Riedel, Plassan, Ruiperez, de Rudder, Scheffer, Saal, Rossi; Mlle Riesener.

M. Penguilly-Lharidon ne participe pas de l'infaillibilité romaine. Quand il réussit complètement, il excelle; quand il ne réussit qu'à moitié, comme aujourd'hui, il est encore hors ligne par l'originalité des conceptions et le voulu de l'exécution. Ses erreurs mêmes ont cela d'enviable qu'elles (86) ne sont pas accessibles à tout le monde, car on n'y peut tomber que de haut. C'est un malheur de se casser une aile, mais on est bien plus malheureux quand on n'a pas d'aile à casser.

Le péché mignon de M. Penguilly, son erreur favorite, c'est de mal placer le tableau dans sa toile. Presque toujours il écourte le ciel au profit du premier plan. La chose est d'autant plus regrettable aujourd'hui que le ciel, les montagnes du fond et la mer sont justement les parties exquises du tableau; tandis que les rochers et les terrains du premier plan n'offrent qu'un intérêt secondaire.

Le troupeau de Neptune est très-original à voir et groupé avec infiniment d'esprit. Ces phoques ont des physionomies tantôt graves, tantôt plaisantes, curieuses toujours. Rien de plus amusant que le petit nourrisson qui vous regarde de ses gros yeux en appuyant sa nuque au ventre de la mère: on l'entend dire papa et maman.

Quant au Prêtée qui surveille cette collection de monstres, il est manqué, par malheur. C'est un comparse, de féerie, et non le Caliban qu'il faudrait pour garder un tel troupeau. Je m'étonne que M. Penguilly, dans son originalité puissante, n'ait pas créé un type d'homme-marin de demi-dieu polaire, accoutré d'une peau de phoque comme les chevriers de la montagne s'habillent d'une peau de bique, et lié par une sorte d'affinité visible à ses ouailles amphibies.

Ou je me trompe fort, ou M. Philippe Rousseau vient de se donner une belle leçon à lui-même.

J'invite l'éminent artiste à comparer sérieusement ses deux tableaux de cette année. Il verra que le singe photographe qui lui a coûté tant de temps, de travail et de soin ne vaut pas à beaucoup près ces chrysanthèmes, gras, puissants, largement traités, et d'une tournure toute magistrale. Les chrysanthèmes ne sont pourtant qu'une (88) simple étude d'après nature, arrangée tardivement en tableau.

La morale de cet apologue est que M. Philippe Rousseau doit avoir gâté plus de vingt petits chefs-d'œuvre en sa vie pour vouloir trop les finir. Il ne se fie pas assez à son tempérament, qui est admirable, et il demande trop au travail. Il s'expose au même accident que cette pauvre mère ourse qui lécha beaucoup son enfant, pour le faire très-joli, et s'aperçut trop tard qu'elle en avait mangé la moitié.

Le cardinal de M. Rodakowski est l'œuvre d'un vrai coloriste. Rien de plus riche et de plus beau que ces deux rouges superposés, sans compter le rouge de la face qui fait trois. Mais que la tête est molle et peu dessinée! Ce n'est pas même une praline dans du coton, car les pralines ont une solidité qui manque ici.

M. Puvis de Chavannes est arrivé à cette période du talent et de la renommée où l'artiste adopté par le public, incontesté (89) par la critique, peut consacrer six mois et même un an à des expériences hardies et tenter des choses nouvelles. Après avoir doté la ville d'Amiens d'une grande et magnifique décoration, le voilà qui s'aventure dans des sentiers périlleux. Il aborde le camaïeu, et il le porte à des dimensions inouïes; et, comme s'il prenait plaisir à entasser une difficulté sur une autre, il introduit dans un tableau obstinément bleu les jaunes détonnants de la majolique.

Quelle que soit votre opinion sur le résultat, il faut rendre justice à l'audace de l'entreprise. M. de Chavannes la met sous les auspices de la Fantaisie, une divinité qui s'est terriblement galvaudée depuis dix ans, mais qui peut encore, grâce à Dieu, inspirer des idées nobles et poétiques. Cette élégante figure bleue, aux cheveux d'or qui lance une liane autour du cou de Pégase comme pour le prendre au lazo, est mo-delée plus délicatement que toutes ses aînées.

(90) Le torse est plein de finesses adorables, de méplats délicieux.

Dans la salle voisine, vous rencontrerez une figure de la même grandeur et exécutée dans un tout autre esprit par M. Puvis de Chavannes. Le bleu fait place a une couleur ambrée d'une suavité étrange. Celle grande femme qui se tient debout sur un promontoire, élevant sa lampe allumée, c'est la Vigilance. L'Aurore qui paraît derrière elle vient la relever de sa longue et pénible faction. L'idée est grande et belle, et la composition magistrale; mais la lumière du malin, nécessairement indécise, voile un peu les délicatesses du modelé.

M. Louis Schützenberger a fondé sa réputation sur de charmants tableaux de genre dont l'Alsace, sa patrie, avait fait tous les frais. Je crains qu'il ne s'égare un peu dans la fantaisie mythologique. Assurément, sa tête de faunesse est jolie, et son couple de centaures amoureux ne manque ni de jeunesse ni de grâce. Mais les cen(91)taures sont devenus des personnages terriblement invraisemblables en 1866. On les admet encore à la rigueur comme combattants: ils personnifient alors l'union intime du cheval et du cavalier. Mais dans l'idylle, ils ne vont plus. Leurs sabots sont trop lourds pour folâtrer parmi les fleurs; notre bon sens s'effarouche à l'idée de voir ces monstres pêcher à la ligne. Et pourquoi faire, grands dieux? Vont-ils manger les poissons qu'ils ont pris? ces trois ou quatre malheureuses petites perchettes? Si le héron de la Fontaine ne trouvait pas le goujon digne de lui, qu'est-ce que le centaure doit penser de la perche? Songez donc que, comme cheval, un centaure, mâle ou femelle, a déjà un intestin long de vingt mètres, sans compter les organes de son corps humain! Les physiologistes vous diront que, sous peine de mort, cette jolie centauresse doit manger une quantité de fourrage que ses petites dents de femme sont incapables de broyer. Et qui est-ce qui (92) n'est pas un peu physiologiste aujourd'hui? Qui est-ce qui ne raisonne pas un peu? Qui est-ce qui ne s'est pas demandé, avec une certaine répugnance, dans quelles conditions l'amour pourrait exister entre centaures et centauresses?

O Schützenberg, mon bon ami, laissez la mythologie aux naïfs qui peuvent y croire, parce qu'ils ne descendent pas au fond des choses, et vous qui êtes vrai, qui êtes fin, vous qui êtes un des plus spirituels enfants de l'Alsace, revenez à ces bons tableaux de genre qui nous ont fait tant de plaisir!

Le sens commun est devenu une denrée si commune que l'artiste ou l'écrivain doit, y regarder à plusieurs fois avant de nous présenter une fiction mythologique.

Ecoutez le père et le fils qui s'arrêtent devant le Tantale de M. Sirouy:

— Papa! C'est beau, cet homme-là; qui est-ce?

— Tantale, mon enfant. Le nom te dit (93) quelle fatalité pèse sur ce malheureux. Du reste, M. Sirouy a parfaitement caractarisé son supplice. Il est dans l'eau jusqu'à mi-corps; les figues et les raisins pendent sur sa tête, mais il ne peut ni boire ni manger. De là, cette maigreur et cette coloration verdâtre qui le font ressembler à un damné d'Eugène Delacroix.

— Mais, papa, s'il est dans l'eau, qu'est-ce qui l'empêche de boire?

— La fatalité.

— Mais, s'il piquait une tête, est-ce que la fatalité serait assez puissante pour l'empêcher de boire un coup?

— Oui; l'eau fuirait à l'approche de ses lèvres.

— Je voudrais bien voir ça. Et ces raisins, ces figues qui sont là, sous sa main, pourquoi ne va-t-il pas les cueillir? Il a pied, le bord n'est pas loin, et il ne faudrait y qu'une enjambée.

— Mais la fatalité l'enchaîne à cette place

(94) — Avec quoi?

— Je n'en sais rien. Et, d'ailleurs, s'il faisait un pas vers ces beaux fruits, les fruits reculeraient d'autant.

— Papa, c'est impossible, puisque les arbres n'ont pas de jambes et que Tantale en a deux. Mets-moi seulement à sa place, et tu verras. Je commencerai par prendre un bain dans cette belle eau claire, puis j'aborderai là, sous le figuier, puis je me régalerai de figues et de raisins, et j'aurai passé une charmante après-dînée.»

Cette critique assez solide au fond, quoique futile en apparence, ne s'adresse qu'au sujet choisi par M. Sirouy. Le mérite intrinsèque de l'œuvre reste entier, et je dois dîre qu'il n'est pas mince. M. Sirouy s'était fait connaître depuis longtemps comme un lithographe de premier ordre, il se révèle aujourd'hui sous un autre aspect et prend place du premier bond parmi nos peintres distingués. M. Sellier est un artiste qui naguère, en (95) 1857, a été transporté de Paris jusqu'à Rome sur un rayon de la lune. Cette circonstance paraît avoir exercé une action durable sur le talent du jeune grand prix. Je me souviens qu'à la villa Médicis nous lui reprochions déjà cette mélancolie de parti pris, ce procédé qui consiste à baigner tout un tableau dans une ombre transparente, sauf un point qui émerge, brillant et pâle, comme le sourire de l'antique Phœbé. Mais la discussion et les plaisanteries de l'école, qui sont pourtant un dissolvant assez actif, n'ont pas entamé le système.

M. Sellier est revenu à Paris sur le même rayon de la lune qui l'avait emporté là-bas; il a définitivement adopté une manière. Je crois qu'il ferait mieux de s'en tenir à la simple nature, mais il faut avouer que le talent perce, brille et souvent éclate sous les voiles obstinés de son maudit clair obscur. L'an dernier le jury des récompenses a fort bien su dénicher dans l'om(96)bre des glacis une figure harmonieuse et belle. Aujourd'hui le public, sans trop s'arrêter à la surface trop saucée, admire un beau portrait de femme, bien campé, savamment ajuste et peint avec un goût quasi magistral. Si je jette mon grain de poivre dans un succès si doux et si bien méritée ce n'est pas pour empoisonner la joie d'un jeune camarade très-sympathique, mais pour le décider à chasser les nuages qu'il accumule lui-même devant ses meilleurs tableaux.

Le Sommeil de la Nymphe, par M. Saint-Pierre, nous promet un peintre d'histoire. La grâce et le moelleux de cette aimable figure n'excluent pas la sévérité du goût et une certaine élévation, Saint-Pierre et Jourdan, voila deux écoliers qui pourraient bien passer maîtres, et qui font grand honneur à l'atelier de M. Jalabert. M. Saint-Pierre n'est pas encore à la hauteur de M. Jourdan, mais avec un peu d'effort... Je crois lui rendre service en (97) indiquant le côté ou il penche: c'est la mollesse qu'il doit éviter.

Les fouilles de Pompéi, qui nous ont valu, l'année dernière, un chef-d'œuvre de M. Français, viennent encore d'inspirer, et très-heureusement, un certain nombre d'artistes. Je parlerai en temps utile du rêve poétique de M. de Curzon et de ces Muses vaporeuses qui sont peut-être le meilleur ouvrage de M. Hamon. Il s'agit aujourd'hui d'une réalité toute positive. mais très-intéressante et très-pittoresque. M. Sain a groupé avec infiniment de goût les belles filles napolitaines qui travaillent au transport des déblais et qui voiturent à pleine corbeille la pierre ponce émiettée par le volcan. Celte peinture un peu crue, est très-saine et très-vivante. Peut-être la composition pourrait-elle être. moins apprêtée: les personnages posent trop; on pense, malgré soi, à ces tableaux de fin d'acte où chaque comédien et les comparses eux-mêmes prennent une attitude imposée (98) et restent fixe jusqu'à la chute du rideau. Mais, malgré ce petit défaut, M. Sain obtient un succès assez vif, et il le mérite.

De la célèbre dynastie des Scheffer, il ne reste qu'un jeune héritier, M. Arnold Scheffer, fils d'Henri, neveu du grand Ary et fort désireux, je crois, de porter dignement un nom si lourd. Il lui reste un bon bout de chemin à faire pour rejoindre les chefs de sa famille; mais je pense qu'il a raison de ne désespérer de rien. Ce jeune artiste a du goût, une instruction déjà étendue, et un vif sentiment des choses de son art. Son tableau de Charles IX et sa mère est un intérieur pittoresque où l'on se sent en pleine Renaissance. L'ameublement est curieux, recherché, brillant, peut-être un peu confus, faute d'une perspective assez savante. On ne distingue pas assez les objets réels des choses peintes: les perroquets du premier plan, par exemple, n'ont guère plus de relief que les figures dessinées sur la tapisserie du fond. La tête (99) de Charles IX est bonne, quoique un peu lourde; je goûte moins le portrait de Catherine de Médicis. On ne se rappelle pas assez que la terrible Florentine avait été très-belle en son jeune temps, et rieuse, et volontiers grivoise.

M. Th. Salmon s'est fait connaître il y a dix ans par des tableaux réalistes où le dindon jouait presque toujours les premiers rôles. Je retrouve l'artiste en visible progrès, dans une toile placée trop haut. Pas plus de dindons que sur la main, mais un intérieur pauvre et rustique ou une jeune et belle créature allaite un gros poupon bien portant. Le soleil sourit paternellement à cette misère épanouie. A travers les carreaux salis et les rideaux de toile d'araignée, un rayon chaud s'introduit dans la chaumière et allume des étincelles sur le sein plantureux de la commère et les petons gras du flot. Peinture grasse et plantureuse; M. Salmon paraît avoir franchi la limite qui sépare le réalisme de la réalité.

(100) J'en dis autant de M. Ronot. Son Four banal est une composition bien agencée, où les figures se trémoussent gaiement, sans grimace. Il n'y a ni ducs ni princesses en scène, mais vous y chercheriez en vain cette vulgarité voulue, ces laideurs soigneusement cherchées qui faisaient les délices des anciens réalistes. Bon tableau, fortement bourré de nature et de vie.

Il me reste à citer un beau Clair de lune dans la forêt de Fontainebleau, par M. Saal, une jolie pochade d'après nature par M. de Rudder, et une Vue de Pœstum, claire, fine et distinguée, par M. Riedel.

Le Dessert, de M. Plassan, est bien spirituellement traité, mais le modèle des figures pourrait être moins martelé.

M. Ruiperez, un jeune Espagnol que je remarque pour la première fois, semble destiné à grossir la petite cohorte qui suit notre illustre Meissonier. Il ne manque ni d'esprit ni de finesse; mais il n'a pas encore mis la main dans l'écrin du maître. (101) Les figures sont ternes; il faudrait semer là-dessus cette poussière de diamant que Meissonnicr prodigue à pleines mains.

Un adroit Italien, M. Rossi, a découvert une mine à Venise. Il en extrait, bon an, mal an, une douzaine de tableaux très-curieux, très-remuants, d'une coloration suffisante, égayés par une multitude de costumes à la Tiepolo. Si la distance est grande entre M. Rossi et le divin Canaletti, je dois dire, en bonne justice, que nous avons peu de peintres, en cette spécialité vénitienne, plus habiles que M. Rossi.

Mlle Rosalie Riescner est fille du grand coloriste qui peignit la Bacchante et la Léda. Le portrait qu'elle expose semble éclos dans l'atelier de Lawrence. Il y a là un sentiment d'élégance, un grand air, un goût de noble ajustement, dont le modèle a fourni sa part, j'en conviens mais la jeune artiste y est bien pour quelque chose. Le velours de la robe est merveilleusement rendu; mais tout le monde, même (102) M. Claude Monet, peut exécuter une robe. Faire un portrait, voilà le tour de force, et j'admire qu'une jeune fille, même si bien née et élevée à si bonne école, y ait réussi du premier coup.

 

(103) V

MM. Poncet, Roller, Pérignon, de Pommayrac, le Poittevin, Porion, Porcher, Edmond Renault, Pasini, Roybet.

— Quelques mots sur l'Exposition rétrospective.

La peinture religieuse n'est pas encore abandonnée de tous nos hommes de talent; je dois pourtant avouer que les tableaux d'église deviennent plus rares d'année en année. Cette décadence ne s'explique pas seulement par les progrès du scepticisme, il y a une autre raison que voici: Les tableaux religieux sont immeubles (104) par destination, et ils se conservent beaucoup plus longtemps que les autres. Or, nos cathédrales et nos églises ont reçu à peu près toute la décoration intérieure qu'elles comportent; la plus mince paroisse est en possession de quelques toiles exécutées sur place par le meilleur artiste du cru ou expédiées de Paris par la munificence des bureaux. L'art, comme tous les autres genres de production, subit les lois de l'offre et de la demande. La demande étant presque nulle, la production se ralentit forcément, sous peine d'encombrer le marché et d'écraser les prix.

Les artistes se rejettent sur la peinture de genre, qui est un article de plus en plus demandé. Le public consommateur s'est accru dans des proportions étonnantes. On construit partout des hôtels, qu'il faut meubler de tableaux. Le plus modeste appartement en location s'enrichit de quelques peintures: la production suffit à peine à ce besoin toujours croissant. Ajoutez (105) qu'une mortalité sévit sur les tableaux de chevalet. Les incendies, les déménagements, la brutalité des restaurateurs et l'imbécillité des propriétaires en détruisent beaucoup. Quelques-uns', mal conditionnés, se détruisent tout seuls et tombent par écailles. On en a fabriqué plus d'un million depuis le commencement du siècle; je parie qu'il n'en reste pas la moitié. Or, nous sommes 37 millions de Français: il se passera donc bien du temps avant que la statistique public que les Français possèdent un tableau par tête. La marge est considérable, et le chômage des peintres de genre ne paraît pas à redouter.

Mais les derniers Mohicans de la peinture religieuse ont droit a toutes nos sympathies. La critique leur doit des encouragements... j'allais dire des consolations. C'est œuvre pie que de dire les dernières paroles sur la tombe d'un art qui s'éteint. Si le public léger de notre époque passe indifférent devant les sublimités éthérées de l'art (107) pieux, s'il dédaigne les Saints Sebastien, lardes de flèches et les Saint Laurent rissolés, s'il ricane devant les fronts cercles du nimbe ct plaisante sur la maigreur quadragésimale des ascètes, le sacerdoce de la critique nous commande de faire une station, de temps à autre, au seuil des sanctuaires abandonnes.

Ce devoir aujourd'hui ne sera pas une corvée, car, dans tout le Salon de 1866, il n'y a qu'un seul tableau religieux qui mérite d'être cité. Il représente l'apparition de Jésus à Madeleine, et il a pour auteur M. Poncet, élève de notre cher et regretté Flandrin.

Si Flandrin pouvait revenir une heure parmi nous, sous un prétexte quelconque, par exemple, pour assister à l'installation d'un portrait, son chef-d'œuvre, au Tribunal de commerce, je suis sûr qu'il se consolerait un peu de ses chagrins posthumes en voyant le dernier tableau de M. Poncet. Il féliciterait de grand cœur (107) l'artiste qui lui rend hommage en le continuant si bien. Ce tableau respire l'art le plus pur et le plus élève. Sauf la tête du Christ, qui est peut-être trop moderne, tous les morceaux sont excellents. Les nus, les draperies, le paysage, tout concourt à produire un ensemble doux, chaste et singulièrement harmonieux. L'art classique a montré quelquefois une vigueur plus saisissante; nous l'avons vu arement plus sage, plus sympathique et plus pur.

Deux bons portraits de M. Roller, deux jolies têtes de M. Pérignon, qui ne se contente plus de vernir excessivement ses toiles, mais encore fait boire à ses modèles un demi-litre de vernis; une, grande, grande, grande miniature de M. de Pommayrac, une vue des bains d'Étretat, croquée avec beaucoup d'esprit par M. Le Poittevin; un groupe de Bohémiens pris sur nature avec une certaine, puissance, par M Porion; un joli petit paysage matinal de M. Edmond Renault, un Étang (108) de Cernay, traité avec beaucoup de largeur et de sérénité, par M. Porcher: voilà un lot qui n'est pas sans valeur; que vous en semble?

J'insiste sur le paysage de M. Porcher, parce que l'artiste me paraît nouveau venu parmi nous. Les eaux sont claires, les lignes sont belles, la toile exprime un goût de simplicité qui attache. M. Porcher semble procéder d'Appian; par quelle affinité secrète un peintre d'Orléans se rencontre-t-il avec le plus modeste et le plus charmant paysagiste de Lyon? La nature leur a conté les mêmes secrets sans les présenter l'un à l'autre. Je voudrais seulement que M. Porcher s'enhardît, et qu'il égayât sa peinture de quelques traits lumineux.

M. Pasini est arrivé juste au point où l'artiste obtient autre chose que des médailles, le stage qui se fait dans les récompenses inférieures est achevé pour lui depuis 1864. Il semble que ce vaillant artiste (109) ait compris la situation et voulu donner un de ces coups de collier qui arrachent leur homme de l'ornière.

Son cortège de prisonniers en Perse est une pièce d'importance; le chef-d’œure du compagnon qui demande à passer maître. L'artiste a pris un' cadre un peu moins grand que d'habitude; il y a entassé toutes ses qualités connues, et quelques-unes que nous ne lui connaissions pas encore. C'est un tableau plus nourri, plus corsé, plus plein que ses premiers. Les figures y tiennent plus de place, elles n'y sont pas ensevelies par l'énormité du paysage. Le paysage même est plus intéressant, plus riche en détails. La tonalité générale est discrète; la crudité de la verdure, l'âpreté des rochers se cache dans une enveloppe aérienne puissante et chaude. Le pinceau parle, mais il ne crie pas; il ne s'adresse qu'à ceux qui savent et qui comprennent; c'est la modestie des forts.

(110) Ai-je besoin d'ajouter que les chevaux Je M. Pasini sont esquissés à merveille, que le mouvement et le dessin de ses figures est toujours vif et vrai? A quoi bon insister sur des qualités que tout le monde lui connaît depuis ses débuts? La critique n'est pas faite pour recommencer tous les jours le travail de la veille, mais pour signaler les talents nouveaux, applaudir aux progrès, relever les défaillances, réveiller la paresse et déplorer les chutes quand elles sont définitives et sans remède.

Ceux à qui nous disons des vérités désagréables aiment mieux nous accuser de malveillance que de corriger leurs défauts. La chose est plus facile, j'en conviens; mais le public de bonne foi, s'il a pour deux sous de mémoire, doit avoir constaté que la critique se met en fête à l'apparition d'un talent nouveau. Rien de plus simple, au fond: la critique ne vit que sur le talent des artistes, elle n'aurait plus de raison d'être si le recrutement des talents (111) venait a s'interrompre. Lorsque des écrivains de premier ordre se sont révélés au théâtre, comme Augier et Dumas fils, est-ce que tous les feuilletons dramatiques n'ont pas illuminé? N'a-t-on pas acclamé la première bonne pièce de Sardou? Les bons livres des jeunes gens n'ont-ils pas, dès le lendemain, tout le succès qu'ils méritent? Demandez à M. Claretie, à M. Robert Hait, à M. Jules Vallès, à tous ces jeunes talents qui ont fait éruption ces jours derniers, si la chaleur de la critique n'a pas dépassé toutes leurs espérances? On leur sait gré non-seulement de ce qu'ils donnent, mais de ce qu'ils promettent, tant le besoin d'admirer est inhérent à la profession de critique! Ici même, au Salon, pensez-vous que nous voyions avec indifférence un début éclatant comme celui de M. Roybet?

Il y a quinze jours je ne connaissais pas le nom de ce jeune homme. Je rencontre un tableau original, puissant, d'une cou(112)leur éclatante cl savante. Je me sens attiré, je m'approche; je vois que le dessin n'est nullement indigne de la couleur; que la tête du fou est très-fine et très-spirituelle, que les dogues tenus en laisse sont parfaitement modelés; bref, il est évident, à mes yeux, qu'il vient de naître un artiste complet, armé de toutes pièces, comme Minerve sorti du crâne de Jupiter. Je vous reponds, ami lecteur, que lorsqu'on fait une trouvaille comme celle-là on n'a pas perdu sa journée.

D'où vient-il? Quels ont été ses maîtres? De qui tient-il ces qualités qui le placent lui-même au rang des maîtres dès son premier pas? Le livret n'en dit rien; il dit en son langage sec:

«Roybet (Ferdinand), né a Uzès (Gard), rue Priant, 28, Petit-Montrouge. 1702. Un Fou sous Henri III.»

Et ces trois lignes annoncent l'éclosion la plus imprévue, la plus rapide, la plus (113) miraculeuse à laquelle nous ayons assisté depuis longtemps.

J'ai l'air de me monter la tête: Eh bien, oui! Ce tableau m'a rendu fanatique pour le talent d'un homme que je n'ai jamais vu. Mais si l'on croit que j’exagère en le mettant d'emblée parmi les maîtres, il y a une expérience facile à faire.

M. Haro, peintre, marchand de tableaux cl connaisseur très-distingué, vient d'ouvrir, au palais de l'Industrie, une exposition rétrospective. Dans une grande salle qui fait suite aux galeries de dessins, il a réuni un beau choix de chefs-d'œuvre empruntés aux galeries particulières. Les plus riches et les plus intelligents amateurs ont dépouillé leurs galeries au profit de cette exposition: M. Duchâtel, M. Nathaniel de Rothschild, M. Henri Didier, M. Schickler, M. Pereire, M. Boittelle, M. Chaix d'Est-Ange, M. Paul de Saint-Victor, les sommités de la finance et de l'intelligence ont contribué à celte œuvre de haut en(114)seignement artistique. Quand vous avez les yeux fatigués de l'exposition, comme d'un kaléidoscope, vous pouvez aller prendre une demi-heure de repos au milieu des Rembrandt, des Rubens, des Titien, des Memling, des Murillo, des Véronèse. C'est un bain moral qui soulage et qui remet dans son assiette votre esprit tiraillés en tous sens. Les amateurs intelligents et les plus jolies femmes de Paris semblent avoir adopté ce régime depuis trois jours que l'exposition rétrospective est ouverte. Hier, à cinq heures, j'y ai compté cent personnes du meilleur monde, et entre autres l'auteur de l'Histoire de Jules César.

L'École française est représentée dans ce salon d'élite, et je dois avouer que tous nos maîtres ne se soutiennent pas dans le voisinage des Italiens, des Espagnols et des Flamands. Géricault, oui; mais Léopold Robert, non. Ni Decamps, ni Delaroche, ni surtout Ary Scheffer. Pour revenir à mon sujet, je voudrais (115) voir Fou de M. Roybet installé pour une heure dans l'exposition rétrospective, et je parie dix contre un qu'il y tiendrait son rang.

 

(119) LE CAPHARNAÜM DE L'EST.

VI

Un célèbre faiseur de phrases à dit élégamment que Paris est un désert d'hommes. Il exprimait ainsi la solitude où l'on est dans la foule la plus épaisse et la plus remuante quand on n'y connaît personne.

La grande salle carrée ou nous venons d'entrer me fait un peu l'effet d'un désert (120) de tableaux. J'ai entendu une jolie visiteuse qui lisait à son cavalier:

«C'est sans doute l'exposition des demi-refusés.»

En principe, je goûte fort un système déclassement qui réunirait dans trois salles les tableaux dignes d'être vus, laissant le médiocre, le mauvais et le pire s'étaler librement dans une longue suite de galeries. Les délicats et ceux qui n'ont pas de temps à perdre sauraient, dès l'ouverture, qu'ils ont trois salles à visiter. Les chercheurs de nouveaux talents, les redresseurs de torts, mes confrères en don quichottisme, battraient la plaine aux alentours et chercheraient un bon tableau dans la foule des mauvais. Le public glouton avalerait tout indistinctement, suivant son habitude. Ce qui l'attire n'est pas le mérite intrinsèque d'un tableau. Tant que son éducation ne sera pas faite, c'est-à-dire pendant bien des années encore, la foule ira feuilletant les expositions comme un baby feuillette (121) un livre d'images, sans s'arrêter aux pages qui ne font ni rire ni pleurer.

Ce parti aurait l'avantage de déblayer le spectacle, de mettre à part les trois cents bons tableaux qui nous intéressent, sans toutefois exclure personne. Il n'y aurait pas de refusés, il n'y aurait que des mal placés. Or on se tue pas pour être mal placé; on ne va pas exhaler dans les brasseries ténébreuses ces lamentations entrecoupées de hoquets qui se répercutent jusque dans les journaux.

Mais si les organisateurs de nos expositions, se décident à faire une chose si juste et si logique, il faudra qu'ils opèrent le placement avec conscience, j'entends avec une conscience artistique, car les questions de morale privée n'ont rien à démêler avec l'art. Lucrèce, femme de Collatin, la plus vertueuse des dames romaines, sera reléguée impitoyablement parmi les croûtes, si le tableau qui la représente ne vaut rien. L'art et la chasteté sont deux choses distinctes (122) et qu'il ne faut mêler sous aucun prétexte. Il serait absurde de cacher l'œuvre d'un homme de talent, sous prétexte qu'elle est plus ou moins pornographique. Les grands maîtres de tous les temps ont cherché de beaux modèles; ils ont peint énormément de filles et de toutes les catégories: filles à soldats, filles à monarques; on n'y regardait pas de si près, pourvu qu'elles fussent belles. Pourquoi le palais de l'Industrie afficherait-il dés scrupules que le musée du Louvre n'a point?

Cela dit, je constate que depuis au moins deux ans la commission semble essayer timidement une sorte de classement par approche. Elle place au cœur même de l'exposition les œuvres qui lui paraissent les plus intéressantes, elle relègue aux deux extrémités, en vertu de je ne sais quelle force centrifuge, les tableaux qu'elle croit devoir sacrifier. Soit. Mais lorsqu'on adopte un principe, il faut le suivre dans toutes ses conséquences. Un bon tableau, noyé dans (123) le salon carré de l'Est, nous étonne et nous scandalise autant qu'une croûte à la cymaise du salon dit l'honneur.

Certes, la place de Mazerolle n'est pas ici. M. Mazerolle est un décorateur habile et savant. S'il n'a pas la simplicité grandiose de M. Puvis de Chavannes, s'il est loin de la perfection que Paul Baudry atteint en ce moment, il sait beaucoup, il peint et dessine vraiment bien; il est un des premiers vulgarisateurs qui ont fait pénétrer le bel art dans le domaine de l'industrie. Sa figure allégorique de la Chasse fera une tapisserie magnifique.

Les Marionnettes de l'amour, par M. Léopold de Moulignon, manquent un peu de la vigueur et de la netteté que la décoration réclame. Mais il y a de la grâce et de l'esprit dans ces figurines, et il était facile de les loger ailleurs.

Je comprends qu'on ait mis M. Merino en pénitence au plus haut de ce vaste grenier. M. Merino tient pas les promesses (124) que son jeune talent nous avait faites. Le tableau qu'il intitule Mort! est terriblement mélodramatique, et d'une couleur blafarde, et d'un modelé maladroit. J'admets que la femme à la robe, par M. Monet soit jetée dans ces rebuts. Car une robe n'est pas plus un tableau qu'une phrase écrite correctement n'est un livre. On peut chiffonner la soierie avec une certaine adresse et pourtant avoir tout à apprendre. Que m'importe l'habit, si je n'y devine pas un corps bien modelé, ni même le contour banal du mannequin, si la tête n'est pas une tête, si la main n'est pas même une patte?

Mais je ne comprends pas qu'on ait logé si loin la Vieille et les Servantes de M. Meynier, un joli petit tableau de genre très-convenablement exécuté. Je demande qu'on porte à la letre H la Lisière d’Oasis, par M. Victor Huguet. C'est un excellent paysage, un des meilleurs de cette année, bien observé et bien peint, où l'on retrouve (125) avec un vif intérêt l'Afrique de Marilhat.

Je proteste surtout en faveur du Chariot égyptien de M. Clément, une œuvre hors ligne, qui porte le numéro 411 bis et qui n'est pas inscrite au catalogue. Le dessin est puissant et simple, la couleur forte et vraie, sans tricherie, sans effet de mauvais aloi. Le soleil brutal de l'Egypte enveloppe les figures et les animaux d'une atmosphère surchauffée; l'intensité du jour est telle 'que les ombres en sont pénétrées. Les grands bœufs, le fellah, les femmes et les enfants modelés en pleine lumière, attestent la vigueur et la science d'un artiste consommé. M. Clément arriverait en première ligne pour la médaille avec M. Roy-bel, M. Tissot, M. Jourdan, M. Vautier, M. Jules Didier, M. Masure; mais le jury des récompenses ira-t-il le chercher si loin?

Avant d'entrer dans une nouvelle galerie, j'ai voulu, par acquit de conscience, revoir (126) les premières salles ou nous avons passe. Après mûr examen, je ne crois pas avoir omis une œuvre importante.

Toutefois il convenait de mentionner un bon portrait de femme par M. Viénot, et un portrait d'homme, un peu perdu dans la demi-teinte, par M. Vidal, le même Vidal qui a fait en sa vie tant de jolis petits portraits au crayon.

Les Chevaux sortant de la carrière, par M. Ventadour, ne sont pas sans mérite. Le tableau est bien fait, les animaux robustes et vivants. Par malheur, les terrains sont cotonneux et la couleur générale un peu jaunâtre.

M. Zamacoïs seul a un petit tableau bien meilleur que le grand produit de sa collaboration. Cette scène, qu'il intitule la Première épée, est composée avec beaucoup d'art et dessinée avec infiniment d'esprit. Du reste, couleur appétissante. Désormais, M. Zamacoïs fera bien de travailler seul, et si sa modestie a besoin de (127) consulter quelqu'un, de s'adresser au grand maître qui est son maître: M. Meissonier.

 

(128) VII

MM. Patrois, Merle, L. Perrault, Mme Parratt, MM. Luminais, Justin Ouvrié, Mmes O'ConneIl, Muraton, MM. Privat, Jules Noël, Palvendeau, Poirier, Camille Paris, Gustave Moreau, Mazure, Mouchot, V. Navlet, E. Lavieille, Ch. Meissonier, Matout, R. Ménard, Mélin, Oudinot, Nieuwenhuys, Mlle Claire Nancy, M. Maisiat.

Voici deux salles qui sont peut-être les plus pauvres de l'Exposition. Mais s'ensuit-il que la critique ait le droit de les traverser dédaigneusement, sans en rien dire?

La médiocrité est le caractère général de l'art contemporain, mais c'est une médio(129)crité intelligente, laborieuse et ascendante. Notre pays est plein de gens qui sont capables de faire un assez bon tableau, de modeler une statue assez bonne, et qui travaillent de toutes leurs forces à s'élever au-dessus du niveau commun.

Faut-il mépriser ces efforts? Faut-il attendre pour conseiller un homme qu'il n'ait plus besoin de conseils? Faut-il dire à tous ces piocheurs de bonne volonté: Nous vous signalerons à l'attention publique quand votre tête dépassera les autres de cent pieds?

Considérez d'ailleurs que cette médiocrité dont nous nous accusons est un objet B d'envie pour l'Europe entière. L'Exposition universelle de 1855 a prouvé que les autres peuples, même les plus heureux et les plus libres, étaient infiniment moins artistes que nous.

Ces jours derniers, un grand seigneur de Moscou, venu à Paris pour choisir les éléments d'un musée industriel, me disait: (130) «Les Français sont en vérité trop modestes. Ils dénigrent à qui mieux mieux une multitude de talents que nous serions heureux et fiers d'avoir chez nous. Qu'ils voyagent un peu! qu'ils aillent visiter les expositions anglaises, allemandes et russes, et ils reviendront enthousiastes de l'art français.»

Ce jugement d'un étranger fort instruit et vraiment lettré mérite qu'on y songe. Nous ne pouvons, sous aucun prétexte, savoir l'opinion que la postérité aura de nous. Mais les étrangers sont une postérité vivante qui nous juge dès aujourd'hui avec le calme et l'impartialité de l'histoire.

Cela dit, j'aborde les deux salles en question, et je signale rapidement tout ce qui me paraît digne d'être cité.

M. Patrois n'a jamais exposé dans le désert. Ses tableaux, quel que soit leur mérite intrinsèque, ont le don d'attirer les spectateurs en foule. Il est vrai que l'artiste n'épargne rien pour tenir son public en (131) baleine: il renouvelle ses sujets, il va de pays en pays, d'époque en époque; curieux, inquiet, incessamment agité par une ambition qui n'a rien de blâmable. Vous l'avez laissé Parisien comme M. Toulmôuche, vous le retrouvez Russe comme M. Aïvazowski. Deux ans plus tard, il est archéologue; Jeanne Darc l'a séduit, il a épousé le moyen âge finissant. En cela comme en tout, M. Patrois vous intéresse et vous captive; mais ses efforts les plus méritoires et ses recherches les plus ingénieuses ne rachètent malheureusement pas la faiblesse du dessin. La Jeanne Darc insultée par deux soldats laisse bien à dire. Si certains accessoires sont très-habilement rendus, ces trois têtes de poupées primitives n'ont rien de vrai ni de vivant. M'est avis que, M. Patrois fait fausse route en croyant aller à la peinture d'histoire. Il était bien meilleur dans ses petits tableaux.

M. Hugues Merle dessine mieux; les grandes figures lui sont permises. Mais ses (132) tableaux, proprets, froids, pleins de détails ingénieux, sont moins des tableaux que des images. On dirait que l'artiste travaille spécialement pour la gravure. Les qualités propres à la peinture manquent ici, c'est un travail d'abstraction, où l'esprit n'a rien à reprendre, mais ou l'œil ne se régale point.

La Vierge à l’agneau, de M. Perrault, est une composition clairette et frisquette, sagement rédigée en bon style Picot. Il se peut que les orthodoxes discutent la fantaisie de l'artiste. Est-il séant que le sauveur du monde embrasse le museau d'un jeune ruminant? Je ne sais. Mais, comme disait dimanche un voltigeur de la garde: «Le gosse, il est bien fait.»

J'ai remarque une Tête de vieille femme bretonne, fort bien dessinée et trop savamment peinte par Mme Parratt. Je dis trop savamment, parce que l'artiste abuse un peu des glacis et sauce trop sa peinture. On pourrait arriver au même effet par des (133) moyens plus simples, mais c'est affaire de métier. Le mérite de l'œuvre est d'ailleurs incontestable.

Les Pilleurs de mer en embuscade ne sont pas au-dessous de la réputation de M. Luminais; cependant, l'artiste a fait mieux, ce me semble. Le groupe de figures est plus sale et plus brouillé qu'il ne faut. Du ciel et de la mer, rien à dire; c'est fort bon.

M. Justin Ouvrié, qui est le Canaletti des Batignolles, continue à couvrir ses tableaux d'une friture rousse où l'on voit grouiller par millions les petits détails ingénieux. Si jamais les bourgeois signent la paix avec les artistes, c'est M. Ouvrié qui rédigera le traité.

L'Etude de femme, par Mme O'Connell, est bien peinte et d'une bonne couleur blonde, comme tout ce qui sort des mains Mme O'Connell. Mais le dessin est encore plus lâché que d'habitude, et ce n'est pas peu dire. Ajoutez que la minauderie, dans (134) ce quasi-portrait, est poussée jusqu'à la grimace.

Les Marguerites de Mme Muraton, et la Nature morte de la même artiste, ne démentent pas nos espérances de l'an dernier, mais n'y ajoutent rien. Le progrès se l'ait attendre, je crains même que l’exécution n'ait un peu molli. Mais, patience! un peintre ne s'improvise pas en deux ans.

Beaucoup de paysages intéressants. Le paysage est toujours le fonds qui nous manque le moins.

Les Bords de la Mossort, par M. Privai, méritent un éloge. C'est dur et cru, mais franc comme la jeunesse. La Baie de Douarnenez, par M. Jules Noël, est un vrai tableau, chose rare! Parmi cinquante peintres qui sont capables d'encadrer une tranche de la nature, on n'en compte pas deux qui sachent faire leur tableau.

J'ai remarqué les Bords du Nil, de M. Palvendeau, et un joli petit paysage fleur de pêcher par M. Poirier. Les bords (135) du Nil sont-ils exactement de cette couleur-là? Je vous le dirai l'année prochaine. En attendant, je félicite M. Poirier, et j'espère qu'il ne va pas s'arrêter en chemin.

Un petit tableau signé Camille Paris m'a rappelé les belles études peintes de Clésinger. C'est simple, large et fort, et d'une couleur véhémente. Cela représente Acqua acetosa, un des coins les plus intéressants de la campagne romaine. Le lieu tire son nom d'une eau purgative que les fils de Romulus vont boire en famille, au printemps, pour leur santé d'abord et aussi par partie de plaisir. Rien n'est plus curieux que ce paysage en avril, quand les citadins y prennent leurs ébats. Le bruit du vent s'y complique d'intonations rabelaisiennes; le parfum des fleurs champêtres s'y mélange d'arômes saugrenus; on voit voler par la campagne des milliers de feuilles blanches. M. Camille Paris a fait -preuve de goût en choisissant le moment (136) où les Romains laissent ce beau paysage a lui-même et gardent leur papier dans la poche.

Décidément M. Moreau est un homme qui a de bonnes jambes, le jarret très-solide, le pied cambre, mais qui se donne un mal atroce pour marcher sur les mains.

II réussit à faire quelques pas. Et la foule d'accourir à ce spectacle bizarre. Et quelques badauds d'applaudir en criant: Continuez! encore! un peu de persévérance, et vous ferez le tour du monde!

En dépit de tous les encouragements, l'homme qui marche sur les mains a l'air gauche, le visage congestionné et les yeux injectés de sang. Tout spectateur un peu sensé devine qu'il ne saurait aller loin et que s'il s'obstine à renverser l'ordre naturel il mourra bientôt à la peine. Et l'on crie de loutes parts, au malheureux qui se suicide par un amour-propre mal placé: Au nom du ciel! servez-vous de vos jambes! Il est facile de voir que M. Gustave Mo(137)reau sait peindre excellemment et qu'il est un des plus fins coloristes de nôtre époque. Sa palette est aussi riche que celle de Fromentin ou de Baudry. Les jolis tons, fins et perlés, qui donnent à ses toiles un faux air d'écrins en désordre ne seraient pas déplacés dans un tableau de maître. Mais l'artiste ne veut pas faire un tableau de maître: il est buté à la plus étrange fantaisie qui soit jamais éclose d'un cerveau sain. Il a parié avec lui-même qu'il deviendrait un primitif; il pétrit à nouveau sa chair et ses os; il espère qu'à force de se modeler sur un ancien type, il réussira à entrer de toutes pièces dans la peau d'un mort.

L'ordre fatal de la nature l'a fait naître au dix-neuvième siècle, il veut être du quinzième. Il sait l'histoire:il veut l'oublier. Il voit les choses comme elles sont: il veut les voir à travers les lunettes d'autrui. Il est savant, il est habile: il s'est jure d être naît.

Tout effort courageux est digne de res(138)pect. Je ne suis pas de ceux qui condamnent de parti pris le dilettantisme et l'archaïsme. Que Paul-Louis Courier, traduisant un petit roman grec, s'amuse à imiter le vieux français d'Amyot; que Balzac se divertisse à pasticher Rabelais dans les Contes drolatiques, ce sont passe-temps d'érudit, et le public lettré s'y complaît avec l'auteur. Mais si notre admirable Paul-Louis avait écrit tous ses pamphlets en style archaïque, il ne serait pas Courier. Si Balzac avait rédigé la Comédie humaine dans le patois des Contes drolatiques, il ne serait pas Balzac. J'attends avec impatience le jour où M. Gustave Moreau se fera voir au public dans sa peau, marchant sur les pieds. Il a fait jadis du Delacroix, il fait aujourd'hui du Mantegna: qu'il se mette à faire du Moreau, et nous pourrons le juger.

S'il avait voulu simplement attirer l'attention par une œuvre excentrique, le tableau du Sphinx suffisait. J'admets qu'Al(139)cibiade coupe la queue de son chien; mais qu'il en achète un second, puis un troisième à seule fin de leur couper, la queue, c'est un abus. Je comprends qu'un artiste tire un coup de pistolet par la fenêtre pour appeler les curieux dans son atelier; mais qu'il installe un tir à son cinquième étage, c'est ce que les voisins ne souffriront jamais.

L'originalité de M. Gustave Moreau se résume dans la formule suivante:

«Retrouver l'inexpérience des Florentins primitifs et l'appliquer aux sujets antiques.»

Les primitifs dessinaient le corps humain avec une sécheresse et une gaucherie, hélas! involontaires. M. Moreau s'exténue à tailler dans le buis un Diomède quasi-gothique. Les primitifs cassaient les draperies en plis secs: M. Moreau imite ce défaut avec une docilité filiale. Les primitifs ne savaient pas dessiner les animaux: M. Moreau fait dévorer son Diomède par (140) des chevaux fantastiques. Les primitifs étaient de pauvres archéologues: M. Moreau se croit obligé de ressusciter leur archéologie. Il installe les Grecs contemporains de Troie dans une architecture du règne d'Auguste. Il fait retrouver la lyre et la tête d'Orphée par une jeune châtelaine florentine de l'an 1420. Je ne l'accuse pas d'anachronisme par ignorance; je sais bien que ces naïvetés sont voulues, cherchées, travaillées, et qu'elles lui ont coûté des efforts inouïs. Il se donne autant de mal que Dumas fils, s'il voulait, par un caprice bizarre, recommencer une tragédie antique dans le style et les idées de Racine, avec tous les costumes et toutes les révérences de la cour de Louis XIV. Mais le but est-il digne de l'effort? Voilà la question.

Les grands drames de l'antiquité, qui sont le thème éternel de la peinture, ont été diversement traduits selon les temps; mais les artistes de tous les temps, c'est (141) une justice à leur rendre, ont serré la vérité d'aussi près qu'ils ont pu, et mis à profit les lumières petites ou grandes que l'archéologie contemporaine leur offrait. La formule de tous les maîtres, sans exception, est celle-ci: peindre la nature comme on la voit et l'histoire comme on la sait.

M. Gustave Moreau est le premier artiste de valeur qui se soit avisé de rechercher laborieusement l'inexpérience et l'ignorance des morts en disant: Je peindrai la nature comme la voyait celui-ci, et l'histoire comme la savait celui-là.

C'est pourquoi ses tableaux, tout en flattant le goût d'un petit nombre de dilettantes, choquent la grande majorité du public compétent.

Nous trouvons juste et naturel que Rembrandt habille les personnages de l'Evangile comme les Hollandais de son temps. Tout le monde crierait-au scandale si de nos jours un peintre d'église représentait (142)

Caïphe en archevêque et Pilate en préfet. Pourquoi? Parce que les archéologues nous ont donné une notion à peu près juste des costumes du premier siècle. Feindre d'ignorer ce que tout un monde sait, serait parodier l'antiquité sacrée et pécher plus mortellement que dans Orphée aux Enfers et dans la Belle Hélène, contre le goût et les sentiments du public. L'abus serait-il plus toléré si quelque fantaisiste, chargé de décorer une église, déguisait les apôtres en Hollandais du seizième siècle ou en Italiens du quinzième? J'en doute.

Il faut donc espérer que M. Gustave Moreau ne fera pas école. Je vais plus loin: j'aime à croire qu'après trois expositions ou le public et la critique l'ont équitablement discutée il croire son nom assez connu, l'attention assez éveillée, sa notoriété assez faite, et qu'il visera désormais à la gloire en laissant les défauts laborieux qui gâtent ses belles qualités. Je suis heureux d'avoir à signaler l'avé(143)nement d'un paysagiste exquis, M. Masure. Est-il jeune et frais émoulu de l'école de M. Corot? Est-ce un obscur travailleur qui arrive à la renommée par un effort suprême après l'avoir poursuivie longtemps? Je ne sais. La plupart des artistes dont je vous parle ici me sont personnellement inconnus. Mais J'affirme hardiment que parmi nos peintres célèbres il n'y en a pas un qui rende mieux que lui la fraîcheur et la transparence des eaux et ce qu'Homère appelle le rire; innombrable de la mer. Tout est à l'unisson dans les deux excellentes toiles de M. Masure; le ciel et les terrains se marient tout naturellement à cette eau limpide et sereine. Cette peinture est la simplicité même: ni tricherie, ni procédé; pas le moindre pain à cacheter collé au milieu du tableau pour représenter le soleil; pas de feu d’artifice emprunté aux magasins de Ruggieri-Gudin L'impression qui vous en reste est celle d'une promenade heureuse, d'une conversation (144) intime avec la nature. L'artiste se fait oublier, ce qui est un grand art. Il manque absolument de manière, et cependant il y a quelque chose en lui que les plus habiles ne déroberont jamais. Qu'ils sont rares, ceux qui voient juste et qui s'expriment simplement!

Je n'ai pas besoin de vous dire que M. Masure obtiendra une médaille à l'unanimité. Mais cette récompense le mettra juste au niveau de quarante autres artistes, dont quelques-uns sont loin, bien loin de le valoir. Et il devra attendre encore deux ans et deux médailles avant de songer à une récompense supérieure qui le place à la hauteur de cent peintres moins forts que lui. Ce système d'avancement, dans une carrière où tout devrait être au choix, n'est-il pas plus favorable à la médiocrité soutenue qu'au talent hors ligne?

M. Mouchot s'est fait connaître l'an dernier dans les circonstances les plus défavorables. Un excellent tableau, qui plaçait (145) d'emblée son auteur dans l'élite des peintres orientalistes, faillit être tué par le voisinage de M. Manet. Un tableau scandaleux exerce une sorte de rayonnement qui gâte tout ce qui l'entoure. On n'a pas étudié ce genre de contagion.

Donc il a fallu presque un miracle, en 1865, pour que le public d'abord, et ensuite le jury des récompenses s'aperçût du talent de M. Mouchot. Aujourd'hui, le succès de M. Mouchot ne s'est pas fait attendre. Pas de voisinage compromettant: M. Manet expose à part, dans les journaux. On peut s'arrêter tout à l'aise, sans distraction, devant le Bazar des lapis, si bien étudié et si simplement peint par M. Mouchot, on peut y entrer et s'asseoir (en imagination), car le tableau est réellement spacieux: mérite rare! Il y a de la place, et de l'air, et de l'ombre, cette ombre lumineuse des pays chauds. Les figures sont dessinées juste autant qu'il le faut dans une toile de celle grandeur; elles (146) font corps avec l'ouvrage entier; tout se tient dans ce tableau fortement conçu et d'une exécution soutenue.

Il ne faut être ni sorcier ni spirite pour dire que M. Mouchot aura sa seconde médaille eu 1866.

M. Victor Navlet n'a pas encore étrenné, comme on dit dans le peuple. Pourquoi? je n'en sais rien, car nous avons peu d'artistes en état de construire un intérieur comme lui. Outre qu'il sait la perspective en maître, il a la note juste, sa couleur ne détonne jamais. L'année dernière il peignait brillamment les splendeurs les plus éblouissantes du Louvre; le voici qui, aborde l'intérieur le plus colossal que l'homme ait construit dans les temps modernes. Eh bien! j'ai retrouvé devant son tableau, l'impression exacte que Saint Pierre m'avait laissée dans l'esprit. La tonalité générale est grise et froide; ne vous en prenez pas à l'artiste; la grande basilique est ainsi. Les rapports des tons sont (147) mathématiquement exacts dans l'œuvre de M. Navlet, comme les proportions de l’architecture elle-même. Je regrette que le peintre n'ait pas fait exécuter par un de ses amis les petites figures qui sont là pour donner l'échelle du monument, elles seraient plus solides. Et M. Victor Navlet a dessiné tant de colonnades dans les tableaux des autres que les autres pouvaient bien peindre quelques figurines pour lui.

La Pointe de l’île Saint-Ouen, par M. Eugène Lavieillle, est un des bons paysages du salon. Du reste, je ne me souviens pas d'avoir vu de mauvais tableaux de M. Lavieille depuis dix ans et plus que je suis les expositions. Cet artiste simple et fort aime la nature pour elle: il l'étudie sur toutes ses faces et renouvelle, incessamment l'objet de ses travaux, au lieu de se recommencer lui-même, comme tant d'autres et de faire son lit dans le succès facile. Il ne s'élève pas toujours à la même hauteur; son vol est inégale mais il ne (148) tombe jamais. On sent qu'il est soutenu par un vif sentiment de la campagne, de la beauté simple, de cette poésie familière qui distingue les champs, les prés, les bols voisins de Paris. Peut-être le spectacle de la Grèce, de l'Italie, des horizons classiques lui permettra-t-il de jeter du lest et de monter à la hauteur de M. Corot, son maître. En attendant, il fait bien ce qu'il fait; il met de sa conscience et de son cœur dans ses moindres tableaux, comme dans ses toiles les plus importantes; l'amateur qui achète un Laviellle emporte réellement un petit morceau de l'artiste lui-même. Dans cette Vue de l’île Saint-Ouen, il n'y a pas trace de charlatanisme; aucun de ces effets qui arrêtent le passant par les yeux; mais quand vous avez regardé un instant, le charme vous prend, vous tient et ne vous lâche plus: c'est ainsi que la nature en personne se comporte avec nous.

M. Charles Meissonnier n'a pas perdu son année; il a corsé son dessin, fortifié sa (149) couleur, acquis un peu de ce brillant qui surabonde chez son illustre père. Ses deux tableaux ne sont pas seulement regardes pour l'esprit qu'on y voit, le public y démêle déjà les qualités spéciales du peintre.

Je ne parlerai pas d'un portrait de femme exposé par M. Matout. Je dirai seulement que personne ne l'attribuerait à M. Matout si le livret ne faisait foi comme l'état civil. Il paraît que les mots hors concours sont mal interprétés par les artistes. J'en vois plus d'un parmi les arrivés, qui peint comme s'il se croyait hors critique.

Parmi ceux qui doivent arriver, je vous signale M. René Ménard, un piocheur robuste. Ses deux tableaux, le Labourage et la Vendange, sont de ceux auquels il manque peu de chose pour être tout à fait bien. Le principal défaut de cette peinture est un parti pris de tristesse. La nature a souvent plus de vie et de gaieté que cela. Un rayon de vrai soleil ne déparerait pas ces vendanges. Éclairez! éclairez! (150)

Les chiens de M. Mélin me rappellent ce dicton du paysan russe: «Le gruau n'a pas besoin d'être loué; il fait son éloge lui-même.» II est certain que la peinture de M. Mélin se recommande toute seule; on n'a jamais rien vu de plus juste et de plus sain. Pourquoi un artiste excellent, qui n'a pas un défaut visible, pas même la mollesse qu'on lui reprochait autrefois, reste-t-il à demi inconnu? Pourquoi n'est-il apprécié que d'une élite de chasseurs intelligents? Qu'est ce qui l'empêche de sortir du pair? Ses deux chiens de Vendée sont-ils moins vrais et moins vivants que les chiens de Troyon qu'on voit à l'exposition rétrospective? Non, certes! Sont-ils moins dessinés, moins fortement peints? Nullement. Il y a du hasard dans la distribution des renommées, et M. Mélin a plus de talent que de bonheur. Voilà tout.

On peut citer aussi, mais à quelque distance, une chasse élégante, brillamment tripotée par M. Nieuwenhuys; un paysage (151) des bords de la Seine par M. Oudinot: M. Nieuwenhuys fera bien de consolider ses terrains, l'eau de M. Oudinot manque un peu de transparence et son ciel même est légèrement opaque. M. Ockel a un bon paysage d'Allemagne, mais cuit à l'étouffée, et trop cuit. Deu petites têtes de Mme Claire Nancy m'ont paru intéressantes et d'un goût assez délicate mais le dessin y est encore bien faible, surtout dans les ombres.

Les fleurs de M. Maisiat sont toujours fraîches et jolies, mais d'un détail qui devient trop minutieux. Faites, des fleurs, messieurs, puisque cela vous amuse, mais si vous disputez cet art aux demoiselles, ne leur prenez pas leurs défauts.

 

(152) VIII

MM. Lehmann, Lévy, Jules Lefebvre, Jourdan, Marchal, Meyerheim, L. E. Lambert, Landelle, Millet, Maillot, J. Laurens, Ed. Laleux, Lambron, Lansyer, Lobrichon, Kuwasseg, Lépine, Magaud, Lambinet, A. Lafond, Lachèvre, Lottier, Legrip, A. Lambert, H. Leroux, Meuron, Lecointe.

Je pense que si l'on comptait les membres de l'Institut qui ont exposé cette année, on en trouverait jusqu'à un.

Mais ce un-là est une des figures les plus intéressantes de notre époque, et mérite une étude à part. Que n'ai-je ici l'espace et le loisir? A peine si je puis indiquer les traits les plus saillants de sa physionomie.

(153) Vous souvient-il du dialogue antique qui peint si noblement l'ambition d'un homme?

«Alcibiade, serais-tu content si les dieux te donnaient d'être le plus beau des mortels?

— Non! je voudrais être aussi le plus brave.

— Et si tu étais le plus brave, il ne le manquerait plus rien?

— Si! Je voudrais être le plus sage.

— Et si tu étais le plus sage, te déclarerais-tu enfin satisfait?

— Pas encore! Je voudrais être le plus savant, le plus éloquent, le plus habile dans tous les arts de la guerre et de la paix sans exception aucune. Je ne serai content que si nul homme en aucun genre ne mérite d'être nommé avant moi.»

Je crois entendre M. Henri Lehmann lorsqu'il entra pour la première fois dans l'atelier de M. Ingres.

«Jeune homme! Tu veux donc devenir un grand dessinateur?

(154) — Oui, mais à la condition d'être aussi grand coloriste.

— A quelle spécialité te destines-tu?

— A toutes.

— Cependant, si tu étais un portraitiste de premier ordre, il y aurait déjà de quoi te contenter?

— Non, je voudrais aussi être un grand peintre d'histoire.

— Soit; est-ce tout?

— Non; le genre n'est pas méprisable; je serai peintre de genre aussi.

— Tu renonces donc au paysage?

— Nullement. Je n'entends pas que dans le vaste domaine de la peinture un seul coin me soit interdit. Si l'on me disait: Tu feras tout, excepté la miniature, je deviendrais insensible aux joies du succès et je m'abandonnerais à la douleur de n'être pas miniaturiste. Je veux aller toujours en avant, comptant pour rien le chemin fait, et uniquement préoccupé de celui qui me reste à faire.

(155) — Et quand le reposeras-tu?

— Après la mort! parbleu! j'aurai tout le temps désirable.»

Voilà pourquoi M. Lehmann expose tous les ans, quoiqu'il n'ait pas sa réputation à faire et qu'il soit membre de l'Institut. Sa vie est un effort continuel: il a essayé de tout et obtenu de beaux succès dans tous les genres, mais il a rayé de son dictionnaire le mot assez. II donne à ses contemporains le spectacle d'une ambition toujours triomphante et toujours inassouvie. C'est le Don Juan delà peinture: les mille e tre ne lui suffisent pas.

Je voudrais qu'il trouvât le temps de réunir et de publier son œuvre pour l'enseignement et pour l'exemple. Vous verriez que le besoin de réussir en tout et d'escalader tous les sommets l'un après l'autre l'a rendu successivement plus idéaliste qu'Ary Scheffer et plus réaliste (dans le vrai sens) que Gustave Courbet. Il a traité la décoration religieuse dans un style qui (157) le désignait comme le continuateur de Flandrin; il a peint des portraits où respire le goût sévère et haut de M. Ingres: il s'est livré à des orgies de couleurs où vous diriez qu'il a invité Delacroix.

Le résultat de tous ces efforts est un des plus considérables que l'homme ait jamais produit: l'œuvre est immense.

Mais par cela même qu'il a tout embrassé et tout étreint, M. Lehmann ne s'est pas fait cette originalité qui vous permet de reconnaître à vingt pas un Delacroix, un Ingres, un Courbet.

On dit: tiens! voilà un beau tableau. On s'approche, on lit la signature, et l'on ajoute: ce n'est pas étonnant, puisqu'il est de Lehmann!

Le meilleur portrait de cette année est, sans contredit, celui de M. Dumon, ancien ministre du roi Louis-Philippe. Ceux qui ont eu l'honneur de connaître M. Dumon lorsqu'il était aux affaires le dépeignent comme une nature puissante et plantureuse, (157) à la Rouher. M. Lehmann nous le montre un peu fondu, mais robuste encore et charpenté en homme qui durera longtemps. L'œil est bien beau et la bouche singulièrement fine. L'ensemble de la physionomie respire l'honnêteté, la douceur et la bonté. Le costume imperceptiblement suranné, la chemise qui n'est pas des faiseurs à la mode, indiquent l'homme qui a su vieillir.

M. Lehmann, qui a, quand il veut, le faire précieux de Blaise Desgoffe, a mis une certaine coquetterie dans l'exécution des habits. Les noirs du pantalon, de la redingote et du gilet sont diversifiés avec un art qui touche au dilettantisme; la saillie de la montre sous le gousset est un petit tour de force. Mais aucune de ces recherches ne détonne au détriment de l'effet général; il faut un peu fouiller pour les apercevoir. Le portrait, d'aspect sévère, est enveloppé de ce jour discret qui sied aux hommes d'Etat en retraite ou en disponibilité.

(158) M. Lehmann, pour nous rappeler que son arc a autant de cordes qu'une harpe, a flanqué ce portrait austère d'un petit tableau très-gai et très-lumineux. C'est le Retour du jeune Tobie lorsqu'il amène sa femme sous le toit paternel. Les dimensions de la toile sont celles d'un concours pour le prix de Rome. J'aime assez qu'un membre de l'Institut se donne la peine de montrer aux jeunes gens tout ce qu'on peut mettre de dessin, de couleur et de pensée dans un espace si restreint.

La réputation de M. Emile Lévy s'étend et se consolide. Ce jeune et vaillant artiste recueille enfin la récompense d'un des efforts les plus obstinés que nous ayons vus.

Chose étrange à dire! Cette originalité, où le travail a tant de part, semble couler de source. Rien de plus souriant et de plus naturel que ces petits tableaux gracieux où les chairs délicates de l'adolescence se marient au blanc tendre des draperies. Un (159) charme aérien voltige sur ces mièvreries exquises. Vous pensez malgré vous au plus doux de nos poëtes classiques, à celui qui faisait si difficilement des vers si faciles.

L'inspiration de M. Lévy vient-elle de si loin? Ce talent poétique et plastique à la fois ne procède-t-il pas d'André Chénier plutôt que de Racine? Je crois que si. C'est un souffle de sentimentalité moderne qui anime ces figurines de pâte tendre.

Les deux meilleurs tableaux du jeune artiste sont ceux où il a pu mettre de la grâce, de la grâce, et encore de la grâce. L'un représente deux enfants buvant dans une vasque de marbre; l'autre est cette adorable idylle de 1866. Ce couple frêle qui enjambe un ruisseau a désarmé la critique et réuni tous les suffrages: on ne discute pas lorsqu'on est sous le charme, et jamais œuvre d'art n'a mieux charmé son public. Le mouvement par lequel la jeune fille effarée étreint le col du jeune homme suffirait à assurer le succès d'un tableau. (160) Mais tout est à l'unisson: la beauté délicate des jeunes corps, le dessin des draperies, le petit paysage, la couleur harmonieuse et tendre où le sujet est comme baigné. Cette couleur est moins curieusement élaborée que celle de M. Gustave Moreau; elle ne rappelle pas au regard ébloui les veines mystérieuses de l'agate, mais elle a plus de naturel et parlant plus de vrai charme.

Toutes les idylles ne sont pas faites, grâce à Dieu, et les sujets aimables ne manqueront jamais au talent de M. Emile Lévy. On peut donc espérer qu'il se renfermera désormais dans le genre où il excelle. Les scènes de violence et de carnage ne sont pas dignes de lui. Son tableau de la Mort d’Orphée est plein de qualités charmantes, mais déplacées dans un tel mélodrame. Le poëte égorgé par des sauvagesses ivres est un éphèbe de seize ans, de sexe quasi-douteux; il paraît, à coup sûr, plus femme que tous les autres personnages du tableau. Or le poëte, lorsqu'il fut si méchamment (161) mis à mort, avait beaucoup vécu: n'oublions pas, s'il vous plaît, qu'il était veuf d'Eurydice. Si j'insiste sur cette chicane, c'est uniquement pour prouver à M. Lévy que la jeunesse et la grâce le poursuivent malgré lui jusque dans les sujets les plus farouches. Ses Ménades sont plutôt des danseuses que des égorgeuses: on les envoie au crime et elles vont au bal. Je crois aussi que les grandes compositions où il faut agencer un bon nombre de figures répugnent à la simplicité distinguée de M. Lévy. Dans la toile que nous avons sous les yeux, les lignes ne sont pas heureusement disposées: la figure principale est jetée obliquement, les Ménades présentent un parallélisme désagréable, et le groupe ne se fait pas.

C'est aussi l'harmonie des lignes qui manque dans le tableau de M. Jules Lefebvre, représentant une Nymphe et Bacchus. L'enfant renversé et la nymphe qui se jette elle-même en arrière font un angle (162) plus bizarre qu'harmonieux avec la statue de Priape. Au demeurant, l'exécution est bonne; elle fait honneur à l'enseignement académique et confirme les espérances que M. Lefebvre nous a données dès son début. Mais je n'y remarque pas de qualités très-originales. La personnalité de M. Lefebvre est beaucoup plus saillante dans cette jolie figure de l'Enfant qui peint un masque. On peut critiquer certains détails, comme la forme du nez ou l'exagération un peu féminine des hanches, mais l'ensemble de la figure est remarquable et les morceaux exquis y abondent. La supériorité de ce tableau sur l'autre composition de M. Lefebvre nous prouve une fois de plus qu'il faut dix fois plus d'art et de science pour grouper deux figures que pour en bien poser une seule.

Le public des dimanches et même des autres jours s'empresse autour de la ménagerie de M. Meyerheim. On peut prédire à coup sûr que le jeune peintre berlinois (163) obtiendra une médaille, et c'est la première fois qu'il expose à Paris!

Je m'empresse de reconnaître que la récompense est méritée. M. Meyerheim, comme vingt autres Allemands de la même école, est un praticien très-habile, doublé d'un caricaturiste très-spirituel. Son genre d'observation et sa manière de composer le rapprochent de M. Knaus; l'exécution est différente. La peinture de M. Knaus est mince et transparente; celle de M. Meyerheim est solide, opaque, un peu dure.

Par un simple changement de procédé, le nouveau venu a ressuscité la vogue d'un genre qui commençait à passer de mode. C'est une nouveauté curieuse et flatteuse que de voir un Knaus sans mollesse, un Knaus épais, corsé, rude, presque brutal. Mais s'ensuit-il nécessairement qu'il faille monter sur les toits et annoncer à l'Europe l'avénement d'un nouveau peintre? Je crois que non. Ces caricaturistes allemands, qui nous étonnent à première vue, sont usés (164) en trois expositions. On se fatigue bientôt de leurs procédés monotones, de cette quasi-perfection qui sort toute faite de l'école, et qui ne se perfectionne plus. Si l'on profitait de quelque exposition universelle pour réunir dans une seule galerie tous les ménétriers, saltimbanques, bohémiens et montreurs de bêtes que l'Allemagne a mis sur toile en vingt ans, je crois que les visiteurs sortiraient plus écœurés que ravis. Un de ces tableaux, pris à part, nous amuse et même quelquefois nous étonne; il suffirait de les voir ensemble pour juger plus froidement cet art trop artificiel.

Ce n'est pas seulement dans le genre, c'est aussi dans le paysage que l'habileté des peintres allemands nous donne ces surprises et ces déceptions. Nous avons acclamé les premiers tableaux de M. Kuwasseg; aujourd'hui, ces grands décors lavés et monotones nous excèdent; on ne les regarde plus.

Un artiste qu'on n'accusera pas de se (165) répéter sans cesse et d'épuiser son propre fonds, c'est M. François Millet. Il marche, il marche, imprimant ses sabots dans la terre labourée et levant les yeux vers le ciel. Aucun artiste contemporain n'a des aspirations plus sincères vers le beau et un sentiment plus profond de la nature réelle. Ce que j'adore en lui, c'est qu'il se trompe quelquefois et qu'il fait des faux pas à ébranler la terre. Quand il met le pied par hasard sur un sol dangereux, il s'y enfonce jusqu'au cou: c'est superbe. Son tableau de cette année est magistralement raté; il ne vaut rien, mais rien du tout; il n'y a pas à plaider les circonstances atténuantes. Un écolier de deuxième année ne se tromperait pas plus lourdement. M. Millet le jettera dans un coin, ou retournera la toile et se mettra à peindre un chef-d'œuvre. La production de ce maître moderne est entrelardée de tableaux admirables et d'œuvres impossibles. On peut les réunir un jour dans le même musée: (166) la postérité sentira qu'elle n'a pas sous les yeux un écolier bien appris, mais un grand peintre intermittent. La nature le guide, et cette capricieuse semble prendre plaisir à l’élever aujourd'hui sur les sommets pour l'embourber demain dans une marc aux oies. Je l'aime mieux ainsi que s'il avait pris sous un maître l’habitude de faire à peu près bien tous les jours.

Le Vanneur, de M. Adolphe Leleux, et sa Falaise sont des œuvres intelligentes et d'un mérite incontestable; mais décidément l'artiste abuse un peu de la touche. Ses figures, surtout dans le second tableau, manquent de solidité; elles s'éparpillent dans une lumière saccadée et capricieuse. Je suis sûr que M. Adolphe Leleux s'est aperçu de ce défaut en se voyant au Salon, car il a le goût sûr autant que l'esprit droit: il reviendra l'année prochaine au culte de la sainte unité. Les expositions annuelles ont cela d'excellent qu'un véritable artiste ne peut guère se tromper deux ans de suite.

(167) M. Lambron est un jeune gentleman qui s'adonne à la peinture pour le plaisir d'étonner ses humbles concitoyens. Il nous ménage chaque année une surprise nouvelle, et je parie qu'il vient souvent, la canne à la main, le lorgnon dans l'œil, se gaudir au spectacle de nos grimaces populaires. Grand bien vous fasse, seigneur peintre! Les gens de notre espèce ne sont au monde que pour amuser les hommes de votre sorte.

Aujourd'hui, le bon plaisir de M. Lambron est d'exposer un grand diable de Scapin mal peint, qui a tranché la tête d'un perroquet. De la composition, rien à dire, sinon qu'elle est froide et sinistre sans arriver au grotesque. Le dessin est d'une sécheresse et d'une dureté remarquables, et la couleur ne brille que Raison absence. L'impression générale est celle qui résulte d'une plaisanterie manquée.

Mais la valeur intrinsèque de l'œuvre est incontestable, malgré tout. Comme cette (168) fantaisie est peinte sur une plaque de marbre blanc, comme les dalles du pavé y sont représentées par une vraie mosaïque de pierres plus ou moins fines, le tableau de M. Lambron reprendra tout son prix dès qu'on en aura effacé le travail de M. Lambron.

Et dire que Paris est peuplé de pauvres peintres très-laborieux, très-sérieux, quelquefois même assez forts, qui ne trouvent ni toiles ni couleurs à crédit!

La Géorgienne, de M. Landelle, et sa Femme fellah, sont deux jolies personnes très-élégamment ajustées. Elles ont beaucoup de succès, et je m'associe de grand cœur à ceux qui les trouvent charmantes. Mais comme elles ne m'apprennent rien de nouveau sur le talent de M. Landelle, je salue et je passe.

Un excellent artiste, mais dont le talent paraît un peu noué, c'est M. Alexandre Lafond. Jamais peintre n'a donne de plus hautes espérances. Lorsqu'il fit ses débuts (169) dans l'atelier de M. Ingres, les camarades oni dû s'écrier, et non sans cause: Il y a du Michel Ange dans ce gaillard-là!

Cependant M. Lafond n'est pas encore sorti du pair. Je le vois toujours sur le point de faire un chef-d'œuvre, et toujours arrêté aux trois quarts du chemin. Pourquoi ne va-t-il pas jusqu'au bout? Question délicate. Peut-être n'est-il pas de ceux qui voient éclore le marbre blanc et la mosaïque sous leurs pas. Je le soupçonne de travailler plus souvent pour les autres que pour lui-même, et de peiner trois jours sur quatre à la gloire d'autrui.

Mais lorsqu'il a le temps de peindre et d'exposer une figure, une étude de femme, un portrait d'homme, nous nous arrêtons encore devant ce beau dessin un peu mou et cette grande facture un peu grise; et nous redevenons ambitieux pour M. Lafond; et l'espérance de le voir affirmer son talent par un coup de tonnerre se réveille en nous malgré nous.

(170) L'Improvisateur, de M. Hector Leroux, n'indique pas précisément un progrès: la peinture est tachée et la couleur crie un peu. Mais c'est l'œuvre d'un artiste qui cherche et non d'un homme qui se laisse aller. Beaucoup d'intentions fines, force jolis détails, un respect méticuleux de l'archéologie: ne désespérons de rien.

M. Lobrichon a deux tableaux, dont l'un: le Coin du Luxembourg, trahit encore une grande inexpérience. Il est si difficile d'agencer un groupe nombreux, et surtout un groupe d'enfants! Mais la petite toile à deux personnages est vivante et charmante. Encore un effort pour construire et consolider les têtes, et tout sera pour le mieux dans le plus agréable des mondes.

Les grands paysages exotiques de M. Laurens sont toujours précieux, car ils nous donnent les renseignements les plus justes et les plus positifs sur les pays que l'artiste a parcourus. Sa peinture est la vérité même (171) prise sur place par un observateur d'élite. Les moyens d'exécution abondent chez M. Laurens; il est assez instruit, assez habile et assez exercé pour rendre sa pensée tout entière. Je voudrais que le tour du monde fût fail une bonne fois par vingt peintres de conscience et de sa force. Mais en avons-nous vingt? Je n'en connais pas dix.

M. Lottier est un orientaliste distingué, lui aussi. Ses deux vues de Saïda sont fort intéressantes. L'exécution serrée de ses fabriques rappelle un peu le talent de Dauzats. Mais le ton général paraît terriblement roux. L'Orient a chaud, je le sais, mais il n'est pas aussi rissolé que M. Lottier nous le montre.

Un joli petit paysage fond bleu, par M. Legrip, et deux petites études fond blanc, deux perles, par M. Lépine; deux vues de Bretagne, peu finies, mais saisies avec beaucoup de justesse, par M. Lansyer; une Matinée pure et claire, prise au vol avec (172) beaucoup d'intelligence par M. Alphonse Lambert; deux tableaux assez importants de M. Lambinet, sans défauts ni qualités de fraîche date: voilà tout ce que j'ai remarqué par ici dans ma revue des paysages.

Il faut mettre a part la forêt de M. Lecointe, qui encadre une fable de la Fontaine, et la clairière de M. Kuytenbrouwer, qui n'est que le décor d'un petit drame bien composé et bien peint. M. Albert de Meuron n'est pas maladroit, il s'en faut: mais les bords du Léman l'ont mal inspiré. Lorsqu'on a eu l'honneur et le bonheur d'être élève de M. Gleyre, on n'a pas le droit d'imiter Calame. J'ai remarqué une nature morte signée Henri Lachèvre: elle est d'un homme intelligent plutôt que d'un peintre expérimenté. Les étoffes et les armes sont touchées avec justesse, le paon est brillant; mais quelle imprudence d'intercaler la Vénus de Milo dans une nature morte! M. Biaise Desgoffe lui-même ne risquerait pas un tel coup. Songez donc (173) que pour modeler la Vénus de Milo comme elle est, il faut être au moins de la force de M. Ingres?

Citons un assez bon portrait d'homme, par M. Maillot, et arrivons au Printemps, de M. Charles Marchal.

Rien n'est plus simple et plus modeste que cette composition. Dans un intérieur de riches paysans alsaciens, une jeune fille debout devant une fenêtre ouverte, regarde fleurir les pruniers; ses yeux s'enivrent au spectacle de la jeunesse de l'année et de cette vie partout renaissante; le petit cœur se gonfle sous le corsage brodé; on devine, à la voir, que la sève d'avril ne monte pas seulement sous l'écorce des arbres. Le sentiment général est vrai sans trivialité, doux sans fadeur: aucune trace de mièvrerie. Ce tableau dit bien ce qu'il dit, et j'ai eu plus d'une occasion de vous faire observer que c'est un mérite assez rare. De plus, l'exécution est devenue assez parfaite pour qu'un critique n'y puisse mordre sans se (174) casser les dents. Grand succès, succès unanime; s'il y a des médailles discutées la semaine prochaine, celle de M. Marchal ne le sera pas.

Cependant j'ai entendu trois ou quatre personnes, fort intelligentes d'ailleurs et tout à fait sympathiques au talent de l'artiste, s'étonner de ce qu'il n'exposait rien de plus grand. «Comment! après le cabaret de Bouxwiller, après le choral de Luther, après la Foire aux servantes, après des compositions si importantes, si remarquables et si remarquées, exposer une simple figure comme le résultat d'une année de travail!»

Eh! qu'importe, si cette figure fait à elle seule un tableau supérieur à tous ceux de l'artiste? Si vous regagnez en qualité la quantité qui manque? Il y a dans l'exposition rétrospective une toute petite tête de Clouet; elle vaut dix grandes toiles à choisir dans les bonnes de l'École française!

(175) Evidemment le talent de M. Marchal a mûri. Sa peinture a acquis une solidité qui lui permet de rester forte, inébranlable, intacte, a coté des couleurs exquises de M. Emile Lévy. Il y avait plus de choses entassées dans ses premiers tableaux, et cependant ils étaient moins pleins que celui-ci.

Il a été acheté dès l'ouverture du Salon par un des artistes les plus délicats, et, sans contredit, des plus haut placés qui soient au monde.

Le succès de M. Jourdan est un des plus vifs, des plus complets et des plus mérités qu'un jeune peintre ait obtenus depuis dix ans.

Il se peut que les circonstances aient favorisé cet intéressant début. Les quelques artistes qui sont capables de peindre une figure nue sont tous absents du Salon. M. Ingres n'expose plus. M. Cabanel n'expose pas, Baudry expose ailleurs, Amaury Duval n'expose que deux beaux dessins. (176) Voilà comment le sort a permis que M. Jourdan, au sortir de l'école, se trouvât le premier de nos peintres d'histoire, au moins pour l'étranger qui visite cette exposition.

Ma foi, tant mieux! Ce jeu du hasard et du talent n'a rien qui me scandalise. Le tableau de M. Jourdan est plein de mérite, après tout; il a plus, il a mieux que la beauté du diable. Ce n'est pas seulement la jeunesse et la fraîcheur de la jeune fille aux petits secrets qui attire notre public blasé: la forme est noble autant que délicate, le goût est pur, le dessin large et simple, la couleur heureuse. Le peu qu'on voit du paysage est plein de charme. Peut-être les formes enfantines du petit amour sont-elles un peu sommairement étudiées, mais la perfection n'est pas de ce monde, et il faut applaudir les jeunes talents qui s'en approchent de si près.

Et tandis que nous sommes sur ce chapitre, allons voir un peintre de genre qui (177) a pris, comme M. Jourdan, la bonne route, et qui marche d'un pas très-gaillard.

M. Louis-Eugène Lambert (il y en a un autre qui s'appelle Eugène tout court) n'est pas sorti tout armé de l'atelier de son maître, comme autrefois Minerve du cerveau de Jupiter. Il a débuté modestement par de petites toiles où l'on voyait de petits animaux, peints avec beaucoup d'esprit et de finesse. Lorsque j'étais jeune critique, j'ai cru naïvement qu'il ne faisait que des lapins, mais il a cheminé patiemment, de progrès en progrès; le voilà qui grandit, qui renforcit et qui mûrit, tout en gardant les grâces de la jeunesse.

On prétend que les peintres ont tort de fréquenter les écrivains; je crois que M. Lambert doit beaucoup à l'amitié maternelle de George Sand. On retrouverait dans sa peinture, en cherchant bien, la douce et pure influence de ce génie unique qui a su traverser les tempêtes de la pensée, sans perdre le duvet de la naïveté.

 

(178) IX

MM. Jobbé-Duval, de Knyff, Jongkind, Jounault, Lauwick, Labor, Hillemacher, Jalabert.

Je n'ai pas très-bien compris la peinture décorative que M. Jobbé-Duval intitule: la Douceur. Au reste, la douceur n'est pas une abstraction facile à rendre à coups de brosse. L'usage nous permet de la symboliser sous les traits du mouton, quoique la douceur du mouton soit plutôt dans sa laine que dans son caractère. Mais une femme assise et des hirondelles voltigeant (179) autour d'elle ne représente absolument rien à notre esprit. Les hirondelles sont les plus farouches de toutes les filles de l'air; rien ne les apprivoise. Ce qui les attire ici plutôt que là, ce n'est pas la bonté ou la douceur des personnes, c’est une plus grande quantité d'insectes à dévorer. Si vous voulez qu'elles viennent becqueter vos lèvres, vous n'avez qu'un moyen: soufflez des mouches par milliers.

La composition de M. Jobbé - Duval pèche donc contre les premières lois de l'art décoratif qui sont la clarté et la logique. De plus, cette peinture est mince et comme découpée sur le fond: la décoration comporte plus de corps.

M. de Knyff expose un grand paysage puissamment construit, plein d'air et de lumière, d'une éloquente et forte simplicité.

Les paysages de M. Jongkind sont toujours un peu froids, un peu noirs, un peu brouillés, jamais insignifiants ni vulgaires. II y a une vitalité persistante dans cet art (180) tout personnel qui semble condamne a ne progresser jamais.

M. Journault, sous ce titre bizarre: «Un philosophe; paysage» a fait un tableau d'aspect original et plein de détails vrais.

Le Musulman en prière, de M. Lauwick, est d'une exécution très-fine et très-intelligente. Gardez-vous de penser, comme certain visiteur de la semaine dernière, que ce fils de Mahomet soit en adoration devant son âne. Les musulmans ne sont pas plus idolâtres que nous; au contraire.

J'ai remarqué un nouveau paysagiste, M. Charles Labor. Son Souvenir d'Espagne annonce du talent.

Le grand tableau de M. Hillemacher, représentant Marguerite d'Anjou et son fils en présence du brigand, est peut-être un peu grand, les qualités délicates du peintre s'y noient. Mais la petite toile de l'Indécision est exquise. Ce n'est pas du (181) Stevens, j'en conviens; c'est moins parisien que M. Toulmouche, mais c'est quelque chose de personnel et de vraiment fin.

J'ai réservé le dernier mot pour un portrait de femme, très-beau, très-simple et très-harmonieux, qui sera, si je ne me trompe, la Joconde de M. Jalabert. La comparaison seule est un éloge assez haut pour me dispenser d'en dire davantage.

 

(183) X

MM. Hébert, Hamon, Heilbuth, Harpignies, Hanoteau, Henner, Firmin Girard, Herst, Hamman, Guillon, A. Glaize, Léon Glaize, Hars, J. Goupil, Girardon, Guichard, Ginain, Gassies, Hérault, Karl Girarde.

Il me paraît impossible d'aborder une salle où loge Hébert sans commencer par lui. Hébert est un des artistes les plus foncièrement artistes de notre temps. Il a les qualités des grands maîtres, et ses défauts eux-mêmes, quand il les laisse voir, sont exquis.

La mode est au tempérament depuis trois ou ou quatre semaines. Le public, à la (183) suite d'une certaine critique, se plaît à exalter les dons innés au détriment, des qualités acquises. Hors du tempérament point de salut.

Mais on semble ignorer qu'il y a des tempéraments de plus d'une sorte, et que ce mot n'est pas synonyme de fureur. Beethoven était un artiste de tempérament fougueux et terrible; mais Mozart, si je ne me trompe, avait un tempérament lui aussi.

M. Hébert a dans sa peinture un peu de cette sensibilité à la fois puissante et souffrante qu'on admire dans la musique de Mozart. Personne ne sent plus vivement que lui la délicatese des formes, la tendresse des chairs, le savoureux des couleurs. Il a le goût inné des formes élégantes, des modèles purs, des tons doux et fins. C'est un charme que cet art aussi naïf que savant, et les deux portraits d'enfant que M. Hébert nous fait admirer aujourd'hui sont un régal délicieux.

J'écrivais, il y a onze ans, dans un (184) compte rendu de la grande Exposition de 1855:

«Aujourd'hui, c'est M. Hamon qui marche à la tête de l'école néo-grecque. Il sérait plus juste de dire qu'il y est seul, car nul ne partage avec lui ce précieux héritage de la grâce dans la naïveté. Ce n'est ni par la correction du dessin, ni par la sécheresse des lignes qu'il rappelle la peinture des anciens Grecs: son dessin est souvent lâché, ses figures manquent parfois de précision; son modelé est un peu confus. Mais ce qui fait de lui un peintre inimitable, c'est quelque chose de simple, de candide, de jeune, de frais, de moelleux, d'enfantin qui se retrouve dans tous ses ouvrages; c'est surtout un goût d'art, une saveur poétique que j'essayerais en vain de défin et qu'on essayerait en vain de copier.»

Deux ans plus tard, en 1857, M. Hamon avait exagéré ses défauts en effaçant ses qualités natives; il tombait dans la manière et ne peignait plus que des poupées pré(185)tentieuses. Je pris la liberté de le renvoyer a la nature et je lui dis:

«Allez chercher un modèle, dépouillez-le de ses guenilles, et retrouvez dans les lignes de son corps l'esprit des peintres de Pompéi, que vous avez failli rencontrer autrefois.»

M. Hamon ne se pressa point de retourner à Pompéi. Son talent subit une assez longue éclipse; plus d'un amateur eut le temps de désespérer de lui; j'en connais qui portèrent son deuil.

Ce fut en 1864, et pas plus tôt, qu'il ressuscita publiquement dans toute la plénitude de ses grâces. Je m'empressai de dire la bonne nouvelle aux quelques curieux qui me font l'honneur de me lire, et j'écrivis:

«M. Hamon nous est revenu!... Avec quelle joie ses vrais amis ont retrouvé son talent à l'Exposition!» II avait peint une bizarre mais délicieuse petite figure qui représentait l'Aurore.

(186) Cette Aurore n'était que la colombe de l'Arche. Voici maintenant l'Arche elle-même. M. Hamon nous envoie de Rome, ou de Capri, une composition capitale, un vrai tableau, et, si je ne me trompe, son meilleur. Ah! pour le coup, bravo!

Il a suivi le conseil des amis inconnus qui s'intéressent à sa gloire; il est allé se retremper dans la divine poussière de Pompéi. Les dieux de Virgile et d'Horace l'ont reconnu et lui ont souri; un souffle du paganisme éternellement jeune est venu ranimer et fortifier son art qui ne défaillira plus.

Vous avez dû le remarquer souvent, et dans les autres arts aussi bien qu'en peinture: il y a par moment des idées qui sont dans l'air. Tandis que M. Sain nous offre un nouvel aperçu des fouilles de Pompéi, si admirablement peintes, l'an dernier, par M. Français, voici M. Hamon et M. de Curzon qui, sans s'être donné le mot, entreprennent de réveiller la petite ville endormie. M. de Curzon suppose que les anciens (187) habitants viennent voir, par une belle nuit sereine et douce, le peu qui reste de leurs maisons. M. Hamon visant plus haut, y fait venir les neuf Muses en personne.

Il est bien probable, en effet, que les Muses, si malmenées sur toute la surface de la terre, doivent se réfugier quelquefois sur ce pauvre petit coin sacré. Si vous avez vu Pompéi, vous comprenez ce que je veux dire; si vous ne l'avez pas vu, essayez de vous représenter une petite ville de province, pas plus grande que Meaux, où tous les édifices publics et privés seraient construits, décorés, meublés par l'Art lui-même, pour le plus grand plaisir de nos yeux. Je n'ai guère vécu plus de huit jours dans ces ruines, et j'y ai laissé tous mes préjugés de collège. Notre éducation ne nous fait entrevoir qu'une antiquité froide, guindée, gourmée, compassée: à Pompéi, on touche du doigt la véritable vie des beaux siècles grecs et romains; l'esprit se plonge avec délices dans une sorte de bain (188) moral; on conçoit une existence plus aisée, plus heureuse et plus intelligente que la nôtre; on envie le sort des modestes citadins qui jouissaient d'un luxe si aimable et vivaient si conformément à la nature, sans se crucifier le corps et l'âme en vue d'un avenir incertain.

M. Hamon a traité son sujet avec la grâce ingénue qui lui est propre; les ruines ont fourni la note mélancolique; les nuits sereines de la Grande-Grèce ont fait les frais de cette lumière douce et pâle qui baigne le tableau; enfin, le musée de Naples et les fresques de Pompéi ont contribué largement à la beauté de cette œuvre charmante. Les mouvements et les draperies des Muses que vous admirez là sont le produit d'une collaboration mystérieuse entre M. Hamon, célèbre et vaillant, et quelques grands artistes anonymes et enterrés.

L’Antichambre, de M. Heilbuth, est une des pages les plus spirituelles de ce fin satirique. Quel joli volume on ferait en (189) réunissant les tableaux du malicieux israélite qui venge à coups d'épingle les iniquités séculaires du Ghetto!

Aujourd'hui, il s'amuse à peindre l'embarras d'un pauvre abbé romain, famélique, ambitieux et piocheur, dans l'antichambre d'une éminence. Le cardinal est sans doute occupé, l'audience se fait attendre; l'abbé, assis sur un canapé dur, tient ses papiers sur ses genoux. Derrière lui, un gros laquais de la maison, s'appuie familièrement sur le dossier, et bavarde, bavarde avec la liberté d'un gaillard qui se sent chez lui. Le pauvre abbé ne sait quelle contenance, faire. D'une part, il doit tenir son rang, car il est de beaucoup le supérieur de cet homme. Mais d'un autre côté, il comprend qu'un dédain trop marqué peut lui faire un ennemi. Or, la bienveillance d'un laquais n'est pas à mépriser dans une ville comme Rome. Il écoule donc, il sourit; pour un rien il s'humaniserait au point de répondre. Mais si la (191) porte s'ouvrait! si quelqu'un le surprenait en flagrant délit de popularité basse! Adieu les projets d'avenir! Le pauvre abbé ne serait jamais ni magistrat ni préfet! M. Heilbuth a exprimé avec beaucoup de tact les angoisses de cette âme en peine. La physionomie de l'abbé est une des plus curieuses qu'on ait jamais peintes. Quant au laquais gras, c'est un type. Il représente à lui tout seul cette minorité avachie et dégradée qui se gorge de farineux, courbe l'échine, rit grossièrement, et demande au bon Dieu, après boire, que le monde romain aille toujours comme il va.

M. A. Glaize n'est pas de ceux qui parlent pour ne rien dire, mais il n'arrive pas toujours à dire tout ce qu'il veut. C'est qu'il demande souvent à la peinture plus qu'elle ne peut donner.

Il est bon qu'un peintre soit philosophe, poëte, mathématicien et même astronome; personne ne lui reprochera d'être trop complet, mais à cette condition expresse que la (191) brosse à la main il ne sera que peintre. Philosopher sur toile est toujours dangereux; traduire la poésie par des couleurs et l'algèbre par des contours, est une imprudence capitale.

Que le prédicateur développe à loisir un texte de l'Écriture; qu'il nous explique en trois quarts d'heure ce qu'un évangéliste avait résumé en quatre mots, cela n'a rien qui offense la logique. C'est toujours le même instrument appliqué à la même matière, avec un peu plus de travail et de détail. Mais prendre deux vers de Musset et les tartiner laborieusement sur une grande coquine de toile, c'est brouiller l'ordre naturel et renverser les limites qui séparent un art d'un autre. La poésie s'adresse à l'esprit, la peinture aux yeux. L'une a pour but d'exprimer des sentiments, l'autre d'exprimer des surfaces et des couleurs.

Ce n'est pas que la poésie doive s'interdire le pittoresque, ni que le peintre soit condamné à rejeter l'élément poétique; mais (192) malheur au poëte et au peintre qui sacrifient le principal à l'accessoire!

Nous avons des poëte qui s'escriment à peindre, on compte même parmi eux des coloristes éminents qui tripotent le vers comme une pâte, qui écrasent sur leur palette des vessies et des tubes d'adjectifs multicolores, et qui font habilement tomber l'effet de lumière au bon endroit du tableau. Rien n'est plus triste, au fond, que cette poésie, non-seulement elle nous laisse froids, mais elle nous refroidit. Nous admirons le tour de force, mais ce n'est pas pour avoir un kaléidoscope de couleurs que nous avions ouvert un livre; le moindre grain de sentiment ferait bien mieux notre affaire.

La même déception nous attriste devant les toiles où le peintre a voulu faire le poëte. Et plus la poésie qu'il commente est admirable, plus son moyen nous semble insuffisant. C'est que la poésie a le don de faire naître dans nos esprits des milliers de ta(193)blaux d’autant pIus éclatants qu'ils ne sont pas finis et qu'ils se succèdent devant nos yeux avec une rapidité éblouissante. Le plus grand poëte de notre époque, Alfred de Musset, a surtout le privilége de mettre nos imaginations en branle. Ce n'est pas qu'il soit coloriste comme Hugo et Théophile Gautier; ses vers n'ont ni la suave harmonie ni surtout la profondeur d'âme qu'on admire dans Lamartine; mais il est plus poëte que les autres parce qu'il fait naître en nous plus d'idées. A mesure que nous le lisons, des avenues s'ouvrent, des paysages se dessinent, des figures apparaissent, gaies, tristes, nobles, vulgaires, hideuses, éblouissantes, toujours vivantes. Qui de nous n'a vu Franck? Et Monna Belcolor? Quelque chose a sans doute passé devant vos yeux quand vous avez lu ces beaux vers sur la courtisane:

Deux anges destructeurs marchent à son côté,

Doux et cruels tous deux: la Mort, la Volupté.

Le tableau qui s'cest esquissé spontané(194)ment devant vous n'était pas sans doute un chef-d'œuvre, mais il vous a satisfait, étant de vous. Et lorsqu'un étranger vient donner une forme plus arrêtée, un corps plus net à votre vision; quand M. Glaize vous montre Franck en robe de moine, observant sous le masque, et Belcolor descendant l'escalier entre un squelette ambulant et un modèle nu, vous restez tout penaud devant cette composition amphigourique. Vous demandez si c'est bien là ce que Musset a voulu dire; vous retournez au texte, à ce texte merveilleusement poétique, dont la lecture vous faisait frissonner à vingt ans jusque dans la moelle des os; et vous ne le reconnaissez plus, vous ne l'aimez plus, ce n'est plus cela; on vous l'a gâté.

M. Léon Glaize, fils du précédent, a encadré dans une composition ingénieuse une jolie petite Pénélope en terre cuite. Il a choisi le moment où la reine d'Ithaque, au milieu de ses suivantes endormies, défait à la lueur d'une lampe toute sa brode(195)rie du jour. Je ne prétends pas chicaner sur les détails de l'architecture et du mobilier évidemment trop modernes, ni sur ce métier de haute lisse qui semble emprunté à la manufacture des Gobelins. Mais j'insiste sur la figure principale qui est terriblement mesquine et inférieure au sujet. Pénélope, Hélène et toutes les femmes d'Homère sont des demi-divinités. Comme les dieux et les déesses, elles ont le privilège de rester jeunes et belles, quand même elles ont de grands enfants. Hélène est aussi jeune à la fin du siége de Troie qu'à l'époque de son enlèvement; Pénélope excite les passions les plus vives, quoique son fils porte les armes et administre déjà de jolis coups d'épée. Les peintres sont donc en droit de lui donner vingt ans, si bon leur semble, mais ils doivent la faire grande, belle, et de prestance royale. C'est ce que M. Léon Glaize a malheureusement oublié.

La famille Glaize m'a pris plus de place que je ne pensais; il faudra que j'abrége (196) un peu la revue de cette salle où la bonne peinture abonde. J'y vois d'ici un très-joli portrait de jeune femme par M. Henner. La tête est fine et charmante; la régularité presque antique des traits se marie à une grâce toute moderne. M. Henner dessine bien, et sa facture est originale.

M. Haro, ami de Delacroix, et l'un de ses légataires, a payé sa dette au souvenir en peignant le portrait du grand coloriste. La ressemblance est intime, comme on pouvait l'espérer. Quant à l'exécution, moi je la trouve superbe, quand je pense que M. Haro s'est l'ail peintre par amitié.

Je réserve mon opinion sur le talent de M. Firmin Girard. Ce jeune artiste, qui s'était levé comme un astre, s’éclipse brusquement sans qu'on devine pourquoi. Attendons-le à l'année prochaine.

Je cite au vol un fin petit tableau de M. Hamman. La réputation de l'artiste n'est plus à faire. L’Aumône de M. J. Goupil, est une jolie étude, dont la facture (197) excellente rappelle un peu Alfred Stevens; deux bonnes marines de MM. Girardon et Guichard; le Ramadhan de M. Ginain, vivant et coloré; un paysage d'oliviers qui atteste un vrai progrès dans le talent de M. Guillon; deux jolis, trop jolis tableaux de M. Karl Girardet. La nature n'est pas souvent si coquette, mais bàste! j'aime encore mieux les amoureux qui la pomponnent que les brutaux qui la salissent. La Bastide de M. Herst est un bon paysage; quant au port de Mers-el-Kébir, n'en parlons pas: c'est une erreur. M. Gassies a l'intelligence et le sentiment de la nature; il construit bien un tableau, mais il n'est pas assez coloriste. Il y a dans ses ciels des taches noires et lourdes, et sa verdure est quelquefois d'un vert un peu compromettant,

Un excellent tableau, que je ne me pardonnerais pas d'oublier, c'est la Ronde du Berger, par M. Héreau. Il y a plus et mieux qu'un effet de nuit, comme ils (198) en exposent tant pour nous arrêter au passage. On peut regarder dans cette ombre, on y verra une multitude de détails très-finement étudiés.

Les deux paysages de M. Hanoteau sont vrais el consciencieux, comme d'habitude, mais la facture en est toujours un peu lourde. Passez-moi une comparaison qui est peut-être ridicule: M. Hanoteau m'a l'air d'un homme qui aurait une bonne écriture, mais qui ne saurail pas faire les déliés.

Quant à M. Harpignies, il est en train de passer maître. Nous l'avons connu tantôt excellent, tantôt moins bon, quelquefois même il a frisé le mauvais. Quelle bourde nous aurions faite si nous avions désespéré de lui! Le voilà qui donne un coup d'aile et qui s'élève à des hauteurs, ma foi très-distinguées. Je ne me souviens pas de l'avoir vu si fort ni si complet. Tout me porte à espérer qu'il restera dans cette voie. Le succès qu'il obtient n'a pas dû le décourager.

 

(199) XI

MM. Gérome, Feyen, Ch. Giraud, E. Giraud, P. Gourlier, Feyen-Perrin, Giacomotti, Gigoux, Guiaud, Fallet, Fantin, Fichel, P. Flandrin, L. Flahaut, Ferrandiz, Fréret, Fischer, Th. Frère, Guillaumet, Guillaume.

Le public aime bien qu'on lui fasse de bons tableaux; c'est entendu. Mais il ne prendrait pas le deuil si les artistes accoutumés à en faire de bons en commettaient un mauvais de temps à autre. Je crois même, soit dit entre nous, que cette combinaison serait particulièrement agréable aux Athéniens de Paris.

(200) Que voulez-vous? On a le goût du beau, on a le sens du juste, mais après tout on est homme. On ne refuse pas d'admirer ce qui est admirable, mais on sait que rendre hommage au talent d'un contemporain, c'est se décerner a soi-même un diplôme d'infériorité. Que les morts aient fait des chefs-d'œuvre, on le leur passe. Ils nous sont supérieurs en cela, mais nous prenons une fière revanche en nous éveillant chaque matin, nous sommes vivants et ils sont morts! Quant aux hommes de génie ou de simple talent que nous coudoyons dans la foule, ils ont sur nous un avantage sans compensation, car d'une part ils sont au moins aussi vivants que nous, et de l'autre ils produisent des œuvres que nous ne saurions faire, ils ont des succès qui nous sont interdits, ils font fortune à notre barbe; ils obtiennent, sans les demander, les distinctions honorifiques que nous demanderions sans les obtenir. Tout cela crie vengeance; faut, pour nous dédommager, que nous (201) ayons le droit de dire de temps à autre: le célèbre un tel a laissé dans sa comédie, dans son tableau, dans son roman, dans son opéra, une faute que je n'aurais pas faite, moi qui suis un simple bourgeois!

Oui, nous avons ce petit défaut. Bonnes gens, au reste, équitables, prompts à nous engouer du premier talent qui montre un bout d'oreille, mais enchantés de faire un insuccès à tous ceux que nous avons applaudis. Plus un homme nous a donné de plaisir en sa vie, plus nous sommes enclins à signaler ses défaillances et à déplorer ses chutes, alors même qu'il est robuste et solide sur ses pieds. Avis aux écrivains et aux artistes en tout genre: ils ne récollent pas la gloire sans engranger un peu d'envie par-dessus le marché.

J'ai vu et revu bien des fois la Cléopatre de M. Gérome; j'ai lu et entendu tout ce qui a été dit et écrit pour et contre. Ce matin, pour mieux fixer mes idées par la comparaison, j'ai feuilleté une notable par(202)tie de l'œuvre du jeune maître, j'ai passé trois quarts d'heure sur une série de vingt-cinq tableaux qui commence au Combat de coqs et finit à l’Almée, et je reste fermement convaincu que la Cléopatre peut soutenir le parallèle avec les meilleurs ouvrages de M. Gérome.

Certes, on peut discuter la composition, et je ne chercherai pas querelle à mon voisin s'il s'écrie: J'aurais arrangé les choses autrement.

Je crois bien, en effet, que si la reine incestueuse s'est fait rouler dans un tapis pour rentrer dans son ex-palais d'Alexandrie, elle ne s'est pas fait déballer dans le cabinet de César, en présence des secrétaires. Elle avait trop d'esprit pour ignorer que les grands travailleurs n'aiment pas qu'on les dérange, et que tomber ainsi au milieu des affaires d'État, c'était mal disposer le grand homme en sa faveur. Il est d'ailleurs assez probable que le maître du monde romain faisait défendre au moins la (203) porte de son cabinet, et qu'un esclave n'y entrait pas avec des colis encombrants sans crier gare! Ni vous ni moi, qui sommes des citoyens très-modestes, nous ne permettrions à nos gens de nous envahir ainsi. Je crois enfin que Cléopatre, avant de s'offrir aux yeux d'un tel connaisseur, prit le temps de faire un bout de toilette et de s'entourer d'un certain apparat. L'artiste, en déroulant son tapis devant nous, s'est mis dans la nécessité d'habiller Cléopatre en anguille et de réduire la toilette à sa plus simple expression; mais la plus mémorable coquine de l'antiquité a dû faire jouer plus de ressorts et déployer des moyens plus amples.

J'admets ces objections; j'accorde même que Cléopatre n'a pas, dans ce tableau, le genre de beauté que je rêvais pour elle. On cherche le regard provoquant et la bouche lascive d’une courtisane royale, et l'on se trouve en présence d'une prêtresse d'Isis. M. Gérome avait carte blanche: l'antiquité (204) ne nous a pas transmis un seul portrait de Cléopatre, tandis que cet immonde bellâtre d'Antinoüs a surchargé la terre de ses bustes et de ses statues.

Mais quand nous aurons épuisé les critiques justes et injustes nous resterons en présence d'une œuvre assez solide pour que la discussion ne puisse l'entamer. Le mérite spécial de M. Gerome est d'enfermer dans chaque centimètre carre de sa peinture une quantité de détails précieux qui suffirait à remplir un tableau de grandeur moyenne. Tout est voulu, cherché dans ce travail étrange, tout est marqué au coin d'une personnalité unique. Les toiles de M. Gérome sont signées dans chaque coup de pinceau, comme les comédies de Dumas fils sont signées à chaque ligne. Les critiques s'oublient, les objections passent, l'œuvre reste et porte éternellement la main du maître. L’Ami des Femmes a été discuté avec plus d'animosité peut-être que la Cléopatre, et maintenant que le public (205) s'est donné la satisfaction d'égorger la pièce, il dit: «C'est singulier! Dumas fils n'a jamais rien fait de mieux.» Avis.

Je n'ai pas à parler du tableau des têtes coupées: personne n'a refusé de l'admettre au rang des Gerome parfaits. C'est l'Orient pris sur le vif dans un de ses aspects les moins aimables, mais l'horreur même du sujet contraste le plus singulièrement du monde avec l'exécution polie et blaireautée de M. Gérome. L'antithèse est autrement saisissante que celle de l'accompagnement etdu chant dans la fameuse sérénade de Mozart.

Deux intérieurs de M. Ch. Giraud, agilement brossés comme toujours; la Danseuse du Caire et la Nuit parisienne de M. Eugène Giraud, toiles d'une certaine importance, mais d'une exécution trop leste. Je me trompe assurément mais quand je vois la peinture de ces deux spirituels mondains, je m'imagine qu'ils ont achevé leurs tableaux de la main gauche en s'habillant pour aller en soirée.

(206) M. Feyen (tout court) a un excellent petit tableau qui représente des enfants endormis dans la rue. Conception nette, exécution remarquablement forte et serrée. M. Feyen-Perrin, dans une grande toile d'aspect simple et assez grandiose, a réuni huit ou dix femmes de l'île de Batz dans des attitudes diverses. Le groupe du second plan est surtout heureux et riant, mais tout le tableau mérite des éloges. Les figures sont bien construites et bien drapées, les mouvements simples et justes. M. Feyen-Perrin continue son progrès, mais il fera sagement de surveiller sa facture. Pour peu que le jour tombe verticalement sur ses tableaux, les empâtements se détachent, chaque coup de pinceau s'indique séparément, et la peinture se martèle en tous sens. Ce défaut est surtout sensible dans l'exécution du ciel, qui voudrait un travail uni.

La Poésie, de M. Jean Gigoux, est une grande et noble figure, solidement con(207)struite par un dessinateur de premier ordre, mais d'un modelé peut-être trop enveloppé. L'artiste est assez maître pour entrer plus avant dans les détails de la nature; il a la main assez forte et assez délicate à la fois pour accentuer les méplats qu'il néglige, pour marquer la finesse des articulations qu'il arrondit. Du reste, couleur chaude; un bon reflet de vie anime ces chairs fermes et puissantes. Pourquoi M. Jean Gigoux n'expose-t-il pas plus souvent? Nous public, nous ne sommes qu'un gros ignorant animal, et pourtant rien de beau ne se fait sans notre collaboration assidue.

Si je n'avais un scrupule, inspiré par M. Jalabert, je dirais que le meilleur portrait de femme à cette exposition est l'œuvre de M. Giacomotti. Le modèle est un des plus beaux et des plus sains que la peinture ait jamais reproduits; un type comme Raphaël les cherchait dans le sang généreux de la race romaine. L'œuvrc est ca(208)pitale; beau dessin et couleur magnifique. Rien de plus osé que la robe de satin blanc, et le succès a récompensé cette audace. M. Giacomotti est sorti du pair depuis longtemps; les tableaux d'histoire ont fait son nom, le portrait de Mme P..., exposé en 1864, était, si vous me permettez de me citer moi-même «le plus vrai, le plus neuf, le plus jeune, le plus moderne de toute cette exposition.» Le portrait de Mme J. D... est encore plus magistral; c'est une de ces œuvres qui concentrent l'attention sur elles et font tort à tout un panneau du Salon. J'ai découvert, avec un peu d'aide, une autre toile de M. Giacomotti. C'est un tout petit portrait d'homme, tout de blanc habillé, d'ailleurs très-net et très-vivant. Je n'en dis pas plus long, de peur d'attirer les gens du monde, hommes et femmes, dans l'atelier de M. Giacomoti. Si le portrait vient à l'accaparer, il ne nous peindra plus de tableaux d'histoire, eT j'en serai sincèrement désole, pour ma part.

(209) Voici plusieurs années que je suis avec un vif intérêt la marche de M. Henri Fantin. Ce jeune artiste s'est révélé par un ou deux portraits inachevés, un peu vagues, traités dans un esprit de simplicité outrée qui rappelait un peu les frères Le Nain, ces honnêtes filleuls de Champfleury. Mais sous l'apparence plus que modeste de cet art, on devinait une grande justesse de coup d'œil, un sentiment du dessin large, une remarquable intelligence du rapport des tons. Un beau jour (quand je dis beau!...) M. Fantin s'est grisé de mauvais réalisme et l'ambition la plus malencontreuse s'est emparée de lui. Il a gâché des toiles énormes où dix portraits généralement manqués s'entassaient dans une composition gauche. Alors j'ai pris le deuil, et j'ai rangé M. Henri Fantin dans les artistes perdus. Puis, dans un atelier, quelqu'un me montre une demi-douzaine de pochades admirables, qu'un maître aurait signées, si les maîtres compromettaient leurs noms au bas des po(210)chades, et l'on me dit: Tout cela, c'est de Fantin. Là-dessus, j'entre en fureur contre un animal si bien doué, qui commence de si belles choses et en finit de si mauvaises. J'en étais là, quand le Salon de 1866 m'a fait voir un portrait de femme et une nature morte du même Fantin.

Décidément, ce jeune homme est un véritable artiste, et il lui manque peu de chose pour arriver aux premiers rangs. Regardez son portrait de femme à dix pas: cela vit. Il suffirait de quelques heures bien employées pour en faire une œuvre excellente, et qu'on admirerait de tout près. Je ne suis pas assez aristocrate, Dieu merci! pour demander que le peintre habille ses modèles en duchesses et qu'il remplace la petite robe de laine noire par une draperie empruntée à la Compagnie lyonnaise. Mais il pourrait faire un léger sacrifice aux Grâces sans rien abandonner de son talent. Lui coûterait-il beaucoup, par exemple, d'animer un peu ce fond gris qui répand sa (201) tristesse sur le portrait tout entier? Noir sur gris! Il n'y a pas de talent qui tienne; noir sur gris sera toujours un triste déjeuner pour les yeux.

J'en dis autant de cette nature morte, qui est littéralement assassinée par le fond. D'abord le tableau est trop grand pour son contenu; ensuite ce fond neutre fait tort aux fleurs, aux fruits, au livre, à la tasse, à tous ces objets si bien dessinés, si finement peints, d'un ton si vrai et si précis.

Voilà ce que j'avais sur le cœur contre M. Henri Fantin; la violence même de mon petit discours doit lui faire comprendre que je ne suis pas indifférent à son mérite.

M. Léon Flahaut, en qui nous avions vu pendant quelques années un amateur un peu plus intelligent que les autres, s'est révélé comme artiste au dernier Salon. Toutefois, il se pouvait fort bien que ce succès si vif ne fût qu'un feu de paille. Il y a des auteurs qui ne font qu'un livre, des drama(212)turges qui n'avaient qu'une pièce dans le ventre, et des peintres comme ce pauvre Court qui naissent pour faire un seul tableau. Mais la nouvelle exposition de M. Léon Flahaut, sans égaler positivement celle de l'année dernière, consolide la bonne idée qu'il nous a donnée de son talent. Son paysage du Soir est beau: ciel magnifique, eaux excellentes. Le massif d'arbres qu'on voit à droite est peut-être un peu lourd; cependant les détails s'y dessinent fort bien dans les ombres.

La Falaise d’Oulgate présente une certaine disproportion entre l'intérêt du sujet et la grandeur excessive du tableau. On y voit une bande de mer très-vraie et très-belle; mais le ciel lourd qui pèse sur la ligne d'horizon finira par la casser si on ne l'etaye. Somme toute, M. Flahaut, s'il ne révèle pas aujourd'hui des qualités nouvelles, ne dément pas la réputation qu'il s'est faite. Il ne gagne pas un grade, mais il se maintient au tableau d'avancement.

(213) Un nouveau paysagiste (nouveau pour moi du moins), c'est M. Fréret. Son Coucher du soleil à marée basse, représente une multitude de petits plans, alternés d'ombre et de lumière, qui vont se continuant jusqu'à la mer. Joli tableau, bien éclairé, brillant, intéressant, et pas banal du tout. Si vous saviez comme il est difficile de peindre un paysage qui n'ait jamais été fait! La nature passe son temps à se copier elle-même, et les peintres à se copier les uns les autres.

M. Théodore Frère a obtenu une médaille en 1865, et il l'a méritée en 1866. C'est l'inverse de ce qui arrive généralement. La Noce arabe au Caire (ce grand tableau où l'on croit voir une gousse de poivre-long marchant au supplice) est le meilleur ouvrage que M. Th. Frère ait exposé jusqu'à ce jour.

Beaucoup d'étude et beaucoup de vie dans le Conteur breton de M. Fischer; trop d'étude et pas assez de vie dans les paysages de M. Paul Flandrin, cet embau(214)meur classique de la nature. Une bonne pochade de M. Paul Gourlier, mais sans éclat; j’espérais mieux de ce paysagiste consciencieux entre tous; il marque le pas sur place, quand il a des jambes qui pourraient le mener loin. La Vue de Plama, par M. Guiaud est intéressante; les scènes d’Algérie, par M. Guillaumet sent traitées avec esprit; M. Guillaume nous revient avec un paysage solide et vrai comme son petit premier, ce qui n’est pas un mediocre éloge. M. Fallet que je rencontre pour la première fois, a un bon paysage qui représente un coup de vent. Le grand arbre tourmenté est très-vrai et les eaux excellentes. Peut-être un peu d’exagération dans le noir du nuage, à droite.

Nous parlerons de M. Ferrandiz en abordant le capharnaüm de l’ouest, où l’on a relégué son tableau principal. Pourquoi?

 

(215) XII

MM. Ehrmann, Hippolyte Dubois, Delamain, Decaen, Pierre Dubois, Depraeter, Desbrosses, Eschke, Daliphard, Faxon, Français, Mme Escalier, Gustave Doré, Daubigny père et fils, Dauzats, Delaunay, Duran, Delort, Carlier, Doyen, Chauvel, Clouet d'Orval, Duverger, de Gas, Mme Doux, M. Cals.

 

Une des salles les plus pauvres de cette exposition. Quelques œuvres distinguées qui se noient dans la médiocrité ambiante. Nous irons vite.

Le morceau principal est sans contredit le Fil d'or, de M. Ehrmann. Les trois (216) Parques sont dessinées et groupées noblement, dans un grand style. La forme est ample, comme dans les figures de la renaissance romaine; les draperies sentent leur Raphaël d'une lieue, sans plagiat ni pastiche. C'est le travail d'un homme qui aime le beau, qui a le sentiment de la grandeur et qui ne se soucie en rien des fanfreluches à la mode. La couleur est un peu artificielle, par malheur; on sent le voisinage de l'Allemagne; un reflet de Dusseldorf a passé par là. Mais M. Ehrmann est un peintre; il a une originalité bien distincte, et j'estime qu'il se fera une place avant peu.

La Baigneuse, de M. Hippolyte Dubois, accuse un tempérament moins marqué; c'est surtout une figure d'école, mais de bonne école. Les pensionnaires de Rome ne font pas tous les jours aussi bien.

Dans la peinture de genre, M. Delamain semble avoir dérobé quelques secrets à la cuisine de Decamps. Sa facture est plus (217) savante que celle des jeunes peintres en général. Du reste, une composition habile et un sentiment peut-être exagéré de la largeur dans le dessin. Sur dix peintres de genre, il y en a sept qui détaillent trop, deux qui ne détaillent pas assez, et un qui pousse son dessin dans la juste mesure. M. Delamain n'est pas encore cet un-là. Il y a des rondeurs dans ce joli tableau de la Fontaine Bab-el-Oued. Mais un artiste qui saisit bien les masses arrive sans trop de peine à la menue analyse des objets: l'inverse est autrement difficile. En l'état actuel, M. Delamain est surtout un homme de goût sûr et un peintre qui peint bien.

J'ai remarqué dans la même salle un joli petit tableau de genre signé Pierre Dupuis, et un trop grand tableau de genre historique, la Mort du marechal de Berwick, traité un peu en décor par M. Decaen. Deux bons paysages énergiquement peints par M. Daliphard, une Marée basse, de M. Eschke, qui serait blien sans cet affreux (218) soleil jaune qui gâte tout; un soleil couchant sur la Seine, joliment saisi par M. Léopold Desbrosses, des animaux de M. Depraeter et une jolie marine de. M. Faxon. Pourquoi donc M. Durand-Brager, qui fait de si bons élèves, ne nous montre-t-il plus ses tableaux? Sa réputation n'a pas grand'chose à gagner, je l'avoue, mais je plaide la cause de notre plaisir, à nous.

M. Français est arrivé presque aussi loin qu'un paysagiste peut aller; il ne lui manque que l'Institut, qui ne lui manquera pas longtemps. Cependant, il expose, et même lorsqu'il n'a pas une œuvre importante sous la main, il met une certaine coquetterie à nous montrer la richesse de son talent et la variété de ses moyens. Aujourd'hui, par exemple, il n'a que deux toiles de conséquence et de dimension secondaires, un peu plus grandes que des cartes de visite, beaucoup moins grandes que les œuvres capitales de M. Français. Hé bien, (219) ces deux tableaux, dans leurs modestes cadres, nous en disent trop long. C'est un curieux parallèle entre Paris et Rome, entre la Seine et le Tibre, entre les matinées de chez nous et les soirées de là-bas; et cela expliqué, développé, commenté par un dilettante de première force. Je ne suis pas de ceux que le talent de M. Français a empoignés d'emblée; il m'a fallu du temps pour l'apprécier, ou plutôt il a fallu qu'une œuvre irrésistible vînt terrasser d'un seul coup toutes mes objections. L'hommage un peu tardif que j'ai fini par rendre à ce maître n'en a peut-être que plus de prix.

Quand vous voyez des fleurs dans un jardin, ou même dans un bosquet, elles lie représentent guère à vos yeux qu'un assemblage de couleurs diverses. Beaucoup de peintres éminents, par exemple Diaz et Delacroix, ont peint les fleurs de cette façon sans étudier autre chose que le rapport et l’intensité des tons. Mais une fleur vue de près a des formes aussi arrêtées que la fi(220)gure humaine; elle se modèle avec la même précision qu’une main, un visage ou un torse. Les maîtres flamands et notre illustre Baptiste desinnaient la fleur avec autant de scrupule et de soin que M. Ingres en a mis dans son plafond d'Homère. Parmi les peintres contemporains, il y en a bien peu qui voient dans une fleur autre chose qu'une tache; aussi doit-on payer in juste éloge au travail énergique et viril de Mme Escallier. La préoccupation du dessin est si puissante chez elle que ses premiers tableaux semblaient durs; les fleurs y étaient comme pétrifiées, ou métallisées, si vous l'aimez mieux, par la netteté voulue de leurs formes. Aujourd'hui, l'excellente artiste fait appel à tous les charmes de la couleur, prodigue tous les trésors d'une riche palette, sans se relâcher en rien de cette heureuse précision. Elle amollit le tissu de ses modèles sans le déformer arbitrairement; le dessin reste classique sous une couleur exquise.

(221) Les deux tableaux M. Gustave Doré sont surtout remarquables en ce que M. Doré a trouvé le temps de les faire. Ajoutez qu'il en aurait exposé quinze ou vingt, sans se gêner, si le règlement l'eût permis. On s'explique difficilement qu'entre la grande illustration de la Bible, qui vient de paraître, le capitaine Fracasse qui paraît, et les fables de La Fontaine qui vont paraître, M. Doré trouve le temps de peindre un paysage et un grand tableau de genre et d'achever ses deux toiles comme ceux qui n'ont pas outre chose à faire.

Cette exposition, si je ne me trompe, a surtout pour but de dire au public: Vous voyez que je sais peindre aussi bien que n'importe qui. Si j'abandonne au graveur, dans le courant de chaque année, deux cent cinquante compositions qui pourraient faire deux cents tableaux, ce n'est pas que les moyens d'exécution me manquent. Je peindrais les deux cents tableaux si je voulais, mais ils ne seraient vus que d'un pu(222)blic restreint, tandis que la gravure me donne des admirateurs par millions.

La preuve est faite et je la tiens pour bonne. Mais je crois que le jeune et fécond artiste aura raison de travailler plus spécialement sa peinture s'il veut y être aussi original que dans le reste. L’exécution des tableaux est suffisante, mais elle n'est pas supérieure, et quand on signe Gustave Doré, un doit se montrer superieur en tout.

C'est au Salon de 1857, il y a neuf bonnes années, que je remarquai pour la première fois la peinture de M. Jules Didier. L'artiste était alors bien jeune et terriblement neuf; mais il promettait: Jules Laurens, son maître après Léon Cogniet, fondait sur lui de belles espérances; Alfred de Curzon suivait sa marche avec une sympathie visible. Un artiste apprécié des artistes ne tarde guère à gagner le public; je me rappelle le temps où ce même Laurens et ce même Alfred de Curzon feuilletaient (223) les premiers dessins de M. Gustave Doré, presque enfant et fort peu connu, en disant: Celui-ci a l’étoffe d'un maître. Mais c'est de M. Jules Didier qu'il s'agit. On me montra ses tableaux de début, et j'écrivis dans le feuilleton du Moniteur: «Il n'est pas fort avancé dans son chemin, et la route qu'il a choisie n'est pas très-large, mais il me paraît avoir bon pied, bon oeil S'il ne s'arrête pas à cueillir les noisettes, il ira aussi loin qu'un bon piéton peut aller.»

Un peu plus tard, je fis plus ample connaissance avec lui à la villa Médicis. Dans l'intervalle, il avait eu le prix de Rome. Ses camarades l'estimaient fort, quoique son talent fût dans cette période qu'on peut appeler hésitante. Il essayait de tout et produisait peu de chose; mais ses moindres ébauches attestaient une véritable originalité.

Depuis qu'il est revenu parmi nous, l’enfant s'est fait homme. Dès 1864, il avait un talent non-seulement-formé, mais ro(224)buste. Aujourd'hui, je le vois au premier rang comme paysagiste, comme peintre d'animaux et comme peintre de genre, car la figure humaine ne l'embarrasse pas plus que celle d'un cheval ou d'un boeuf. L’education lui a donné une largeur de dessin peu commune; la fréquentation de la nature l'a complété; il sait le ciel et l'eau, il modèle ses terrains avec une fermeté remarquable. On ne peut le ranger ni dans l'école du paysage historique, ni dans le libre bataillon des nouveaux paysagistes: il unit la science des Aligny et des Paul Flandrin à la naïveté puissante des Corot, des Millet, des Courbet; il est toujours classique et toujours vrai, sans être ni compassé, ni rustique. Le meilleur de ses deux tableaux, celui qui représente les bords du lac Trasimène, est une pièce de musée.

La peinture de M. Daubigny est un peu sombre et pluvieuse cette année. L'artiste n'a pas perdu une seule des qualités éminentes qui l'ont placé en haut; mais on ne (225) remarque pas chez lui un progrès bien sensible. J'en suis encore à chercher dans ses premiers plans un morceau dessiné de plus près que le reste; il me semble, d'ailleurs, que son défaut mignon, qui était d'assombrir un peu l'aspect des choses, va s'aggravant à vue d'oeil. Ses tableaux ne sont pas de ceux qui vous invitent à la promenade. On les regarde, on les admire, on n'est pas tenté d'y entrer. On aime mieux rester devant; on craint de voir crever ces nuages noirs et d'être barbouillé de leur encre. Gare aux pantalons blancs!

Très-sérieusement, les dernières pochades de M. Daubigny ont besoin d'être égayées et débarbouillées. Les artistes et les connaisseurs iront toujours chercher les œuvres de ce maître, parce qu'elles ont des défauts secondaires et des qualités de premier ordre; mais la masse du public est plutôt éloignée qu'attirée par l'aspect rébarbatif de cette excellente peinture.

Si M. Daubigny méprise les conseils de (226) ses admirateurs et de ses prôneurs les plus sincères, je sais quelqu'un qui le punira de son obstination. Qui donc? Son fils. Le fils héritent plus aisément des défauts que des qualites de leurs pères.

M. Dauzats a obtenu une medaille en 1831 . Sans nul doute il n'était pas encore dans toute sa force; mais il est parvenu vite à faire bien, et très-bien. Depuis plus de dix ans, je le vois semblable à lui-même, variant ses sujets sans changer sa facture rapide, nerveuse, un peu brutale, et se maintenant sans défaillance au point de perfection relative où je l'ai toujours connu. C'est un vrai, bon et solide artiste, mais par cela même un de ceux qui nous fournissent le moins à dire. Supposez un critique contemporain de M. Dauzats, et qui lui aurait consacré un article par exposition: cela ferait un volume où la dernière page ressemblerait à la première, puisque M. Dauzats ne s'est jamais relâché et qu'il semble résolu à ne jamais vieillir.

(227) M. Delaunay. a fait ses preuves comme peintre d'histoire, et revendiqué une part qui n'est pas mediocre dans l'héritage de Flandrin. Le voici maintenant qui expose un beau portrait d'homme, étudié à fond, dessiné de très-près et peint avec une perfection peut-être excessive. Il est bon de finir ce que l'on commence, mais il faut éviter le faire trop uni des peintres sur porcelaine.

M. Duras, que sous avons déjà rencontré dans le grand salon du milieu, se retrouve ici avec un bon portrait barbu. Décidément, M. Duran est un des plus forts dans la génération nouvelle.

Un écolier de la classe de Gérôme, un tout jeune peintre dans l'âge heureux où l'on ne doute de rien, a risqué une toile importante, et cette audace a réussi. La petite Chloé de M. Delort est vraiment gentille, et posée, ajustée, drapée avec un goût qui n'a rien de banal. Ce n'est pas une figure étudiée bien sérieusement d'a(228)près nature, mais on y remarque une certaine connaissance de la forme féminine et un instinct du mouvement heureux. Le tableau laisse bien à dire, la perspective est légèrement enfantine, mais l'eau de la mer est riante et transparente sous un ciel simple et gai:

On est tout rajeuni, de voir cette jeunesse,

et c'est ce qui vous explique la bienveillance quasi paternelle de mon jugement sur M. Delort.

Une forte baigneuse de M. Carlier montre sa chair plantureuse dans un coin de cette salle. L'artiste aurait pu choisir un modèle de femme plus élégante et lui demander quelques séances de plus; mais la figure est bien construite, et cette masse de muscles puissants est colorée par un sang généreux.

Il me reste à citer deux bons paysages de M. Clouet d'Orval: le Village de M. Doyen, vert, clair, naïf et intelligent petit tableau, (229) et un morceau de bruyères, avec la mer au fond, par M. Chauvel.

Dans la peinture de genre je me ferais scrupule d'oublier la Bretonne de M. Duverger, le Jockey tombé, composition leste et vivante de M. de Gas, deux jolis petits tableaux de Mme Doux, qui seraient d'une couleur exquise si les noirs ne détonnaient pas un peu, comme toujours; le Soir et les Images de cet excellent Cals, le plus consciencieux et le plus vrai de cette école qui continue modestement la tradition des frères Le Nain; enfin, une tête de jeune fille traitée avec beaucoup de tendresse et de moelleux dans le style du siècle dernier, par M. Dedreux Dorcy. Ces grâces un peu maniérées ne me laissent pas indifférent, je l'avoue, et je les goûte encore, sans savoir pourquoi, après les œuvres les plus mâles de l'école moderne.

 

(233) XIII

LE HANGAR DE L'OUEST.

MM. Laemlein, Andrien, Gaume, Veyrassat, Dasautoy, Humber, Lazerges, Yan Dargent, Leon Goupil, Amand Gautier, Gros, Ferrondiz, Chintreuil.

Je suis de ceux qui ont fondé de grandes espérances sur les débuts de M. Laemlein.

Il m'a semble, comme à beaucoup d'autres, que cet artiste devait tôt ou tard produire de grandes choses. Aujourd'hui même, après une serie de déceptions qui commence à se faire longue, je ne me résigne pas volontiers à le croire perdu. II a (234) l'audace, la volonté, le travail, le savoir. Ou a vu des hommes aux trois quarts noyés donner un coup de pied énergique au fond de la rivière et remonter sur l'eau. Tout arrive. II serait imprudent de dire: Ce phénomène ne se produira .jamais, parce qu'il est devenu plus invraisemblable d'année en année. Peut-être M. Laemlein n'est-il pas condamné à rester éternellement au-dessous de ses propres pensées, faute d'un moyen d'exécution. C'est pourquoi je suis d'avis qu'il faut attendre, et passer discrètement sous ce granddiable d'Orphée, apprivoisant des monstres ridicules.

Admirez-vous Delacroix? Oui, sans doute, quand même il ne vous plairait qu' à demi. Vous avez de la prudence, vous savez qu'on n'a pas encore abrogé la loi qui condamne à dix ans de bourgeoisie forcée tout citoyen convaincu d'indifférence à l'egard de ce beau génie.

Mais peut-être seriez-vous bien aise de justifier à vos propres yeux cet enthou(235)siasme obligatoire. Il vous serait doux de connaître en quoi le peintre de Medée, de la Noce juive et de l'Évêque de Liége se distingue de tous ceux qui dessinent aussi sommairement que lui. Eh bien, allez voir la Pandore de M. Andrieu, cette énorme peinture qui encombre tout un panneau du capharnaüm occidental. Examinez , étudiez, voyez combien Eugène Delacroix aurait été mauvais s'il n'avait pas été Eugène Delacroix! Vous vous transporterez ensuite dans quelqu'une des collections où l’on garde les vrais chefs-d'œuvre du maître, et quand vous aurez vu toutes les qualités qui élèvent Delacroix au-dessus de M. Andrieu, vous pourrez dire en quoi et par quoi il était un homme supérieur.

M. Gaume, l'auteur de ce grand Marche aux fleurs, expose pour la première fois, m'a-t-on dit. On conte même que le jeune artiste, lorsqu'il vit son tableau dans le voisinage des autres, sous ce jour cru du Palais de l'Industrie qui dévore toutes les (236) finesses, tomba dans désespoir profond, qu'il voulut sabrer soit tableau ou se détruire lui-même.

Il aurait eu grand tort, dans l'un et l'autre cas.

Est-ce à dire que M. Gaume soit en mesure de détrôner Courbet l'an prochain dans le royaume du réel? Non.

Son tableau est-il de ceux qui ont leur clou planté d'avance dans les galeries du Louvre? Pas davantage.

Mais ce tableau, s'il est étrange, n'est pas mauvais; pas mauvais du tout. Il n'a qu’un seul défaut, c'est de trahir l'inexpérience et la naïveté de l'artiste. Mais la naïveté n'est pas une qualité méprisable. Je connais bien des gens, parmi les plus haut placés dans tous les arts, qui la payeraient cher. Malheureusement, elle n'est jamais à vendre. II en est de la naïveté comme de ces billets de théâtre au bas desquels on lit: «Ce billet sera nul s'il est acheté.»

(237) M. Gaume est inexpérimenté, mais il n'est pas maladroit. Pour tailler du premier coup une pareille tranche dans la nature invraisemblable de Paris, il faut avoir la main ferme et légère. Le tableau manque d'effet, comme on dit en style d'atelier; les figures s'y meuvent dans une lumière indécise et décolorée. Soit; mais tout cela vit et remue; les groupes sont bien faits, on reconnaît les figures, les mouvements sont justes, les renseignements exacts abondent là dedans. Je connais dix peintres de genre qui découperaient chacun son tableau dans la toile de M. Gaume, et qui auraient tous du succès. A quel prix? Moyennant quelques gouttes de sauce habilement employées, car le poisson est bon.

Les Chevaux à l'abreuvoir ne sont pas seulement l'ouvrage le plus considérable de M. Veyrassat; c'est aussi ce qu'il a fait de plus complétement bon. Jamais jusqu'à ce jour l'artiste ne s'était montré si puis(238)sant dans le paysage, ni si bon peintre d'animaux. Il dépasse nos espérances, et je regrette que la commission de placement ne l'ait pas mis en meilleur lieu, car cette exposition devait avancer sa renommée et sa fortune. Mais peut-être l'injustice est-elle noblement réparée au moment où j'écris ceci.

Cette salle du fond était riche en proplèmes insolubles, la dernière fois que je la vis. On apercevait dans un coin, sous la corniche, une mère décolletée décolletant sa fille de douze ans: petit poëme intime, signé Dusautoy. Les bonnes gens de mon pays que j'ai promenés au Salon restaient tout ébahis, le livret à la main, et disaient: Comme on se fait des illusions en province! Nous avons toujours cru que M. Dusautoy était le premier homme de Paris pour habiller les personnes, et le voilà qui les déshabille publiquement, sans respect du sexe ni de l'âge!

Un peu plus loin, sous la même corniche, (239) ils voyaient un magnifique portrait de femme, signé Chaplin. C'est étrange, disent-ils, voilà une belle personne et qui appartient évidemment au meilleur monde. Pourquoi est-elle si mal placée? On dirait qu'un mari jaloux a sollicité cette défaveur comme une grâce, pour dérober sa femme à l'admiration du public.

Il y a non-seulement de bonnes intentions, mais aussi des qualités réelles dans le tableau de M. Humbert: Œdipe et Antigone retrouvant les corps d'Étéocle et de Polynice. C'est l’œuvre d'un très-bon élève, nourri des traditions de l'art classique, et qui peut-être un jour dégagera une originalité distinguée.

Le Christ descendu de la croix nous présente une fois de plus les qualités et les défauts immuables de M. Lazerges: beaucoup de savoir et d'habitude, une correction décente, une sentimentalité sympathique et douce, une religiosité tempérée, rien qui offense le goût, mais rien qui saisisse (240) le cœur; art tiède qui servira plus tard à renseigner les historiens sur la tiédeur des âmes en 1866.

M. Yan’Dargent est un dessinateur assez connu; il manie le fantastique avec une grande facilité. Le public goûte généralement ses vignettes, et en cela je n'ai garde de me séparer du public. Mais il ne m'est pas encore bien démontré que cet illustrateur fécond ait raison de laisser le crayon tous les ans pour peindre un ou deux tableaux. Jamais, jusqu'à ce jour, je n'ai trouvé dans ses peintures une qualité que le dessin ne pût mettre suffisamment en lumière; rien qui justifiât l'emploi d'un moyen nouveau. Je ne sais pas si vous m'avez bien compris. Paul Baudry, par exemple, n'exprimerait pas la centième partie de ce qu'il a à nous dire s'il ne faisait que des dessins; pour mettre dehors les qualités originales qui sont en lui, il est forcé de recourir à la couleur. Une gravure, une lithographie, une photogra(241)phie excellente d'après un tableau de Baudry ne vous donne que la carcasse de l'œuvre; l'artiste n'est plus que la moindre partie de lui-même s'il se dépouille de son admirable couleur. Mais un homme qui est surtout un croquiste adroit, comme M. Yan'Dargent, se donne beaucoup de mal pour un mince profit lorsqu'il étale sur quatre ou cinq mètres carrés un petit souvenir breton qui tiendrait dans une page in-16. Il commet la même erreur que moi, par exemple, si tout à coup, au lieu de continuer en simple prose ma petite explication, je me mettais à vous parler en vers, avec accompagnement de musique. Vous diriez très-justement: à qui diable en a-t-il? Si la prose suffit à l'exposé de ses idées, s'il n'a rien à nous faire entrer dans l'esprit qui ne puisse s'exprimer en prose, tous les efforts qu'il fait sont plus qu'inutiles. Dès qu'il recourt à un moyen nouveau, nous devons conclure que le changement d'outil lui a paru indispen(242)sable; qu'une autre muse s'est emparée de lui, et que les idées poétiques l'étouffent. C'est ainsi qu'un dessinateur s'expose aux jugements sévères de la critique et du public, s'il se met à peindre sans prouver dès l'abord qu'il a les qualités spéciales du peintre.

Il y a du goût et de l'étude dans la Fiancée du timbalier, par M. Léon Goupil. Le Pâturage de M. Amaud Gautier, serait un bon tableau si l'artiste dessinait aussi bien les animaux que la figure humaine. On en prend trop à l'aise avec les animaux; on a l'air de se dire en les construisant à la diable: C'est toujours assez bon pour eux! Il est heureux que la nature ait mis plus de soin et d'impartialité dans sa besogne. Si les bœufs, les chevaux et les moutons n'avaient pas d'autres jambes que celles que les peintres leur font, les pauvres bêtes n'iraient pas loin pour la plupart.

Cette critique ne s'adresse pas aux trois (243) chevaux de M. Gros. Le tableau des Cavaliers cherchant un gîte est un des bons que la peinture de genre nous ait donnés cette année-ci. Beaucoup d'esprit, beaucoup de savoir, une grande habileté, un goût d'époque qui se sent à demi-lieue. Et puis, ce n'est pas un dessin mis sur toile; c'est de la peinture peinte: la fabrication de la chose atteste la bonne école. M. Meissonier aurait fait mieux; impie qui en doute! il aurait émaillé le tableau de quelques-uns de ces traits brillants qui sont pour ainsi dire les mots à effet de la peinture; mais il n'aurait pas cuisiné autrement la facture de l'ouvrage.

Si vous vous arrêtéz cinq minutes devant le grand tableau de M. Ferrandiz (la Sortie de la Mairie, fête à Valence), vous éprouverez une sensation du même genre que si l'orchestre de l'Opéra, subitement abandonné des dieux et de M. Haint, se mettait à jouer cinquante motifs à la fois.

L’orchestre de l'Opéra est cependant un (244) admirable orchestre, et chacun des exécutants, pris à part, jouerait son air dans la perfection. De même les bons détails, les morceaux solides et brillants abondent dans le tableau de M. Ferrandiz; mais la sainte unité fait défaut; chacun y joue son air, et le plaisir de voir une toile si intéressante et si pleine de choses dégénère bientôt en fatigue. Je suis persuadé que M. Ferrandiz a l'étoffe d'un artiste, et qu'il obtiendra plein succès parmi nous s'il arrive à faire marcher ses musiciens ensemble. Mais ce n'est pas une bagatelle que nous lui demandons là.

Sur deux grands tableaux de M. Chintreuil, le plus important et le moins bon a été relégué dans cette salle un peu maudite. M. Chintreuil ne sera jamais mauvais, et ses ouvrages manqués ont encoure un mérite incontestable; mais je crois qu'en cette occasion il a un peu forcé son talent. C'est M. Corot qui nous peindra le Soleil buvant la rosée, si toutefois M. Corot se ré(245)concilie avec le soleil par l'entremise de leurs amis communs. Quant à M. Chintreuil, je le trouve excellent, c'est-à-dire tout à fait lui, dans ce paysage de giboulée, où les terrains, les arbres en fleur et les vapeurs qui noient l'atmosphère, composent un ensemble si vivant et si vrai.

Puisque M. Chintreuil nous a entraînés à sa suite dans la salle des C, restons-y. Nous laissons probablement en arrière un certain nombre de bons tableaux, mais c'est un accident inévitable, malgré toute la bonne volonté de votre serviteur.

 

(246) XIV

MM. Chaplin, Castan, Coessin, Ciceri, Chaigneau, Collette, Chautard, Compte-Calix, Chavet, Cathélinaux, Eug. Claude, J.-M. Claude, Charles Comte, Émile Breton, A. de Curzon, Clère, Cambon, Bailly, Bertron, Barré, Brandon, A. de Balleroy, Caraud, Chevandier de Valdrôme, Colla, Charmerlat, Chabry, Gustave Castan, Corot.

Heureusement tous les tableaux de M. Chaplin ne sont pas juchés sous la corniche et j'ai pu voir de près cette délicieuse composition qu'il intitule Un Rêve.

C'est un panneau décoratif, destiné à un hôtel qui paraît être dans son entier un rêve de splendeur intelligente, si j'en crois (247) un des rares privilégiés qui l'ont vu. Le tableau de M. Chaplin ne déparerait pas un château des Mille et une Nuits: il n'effarouchera point les fées; il les attirerait plutôt. Je ne crois pas que l'art français ait souvent produit quelque chose de plus léger, de plus frais, de plus délicat. Rêvez qu'une bulle de savon se métamorphose en Vénus et qu'une légion de petits amours aériens et transparents comme elle viennent lutiner son sommeil. Voilà le rêve de M. Chaplin. L'artiste a convoqué les formes les plus gracieuses et les tons les plus friands; il a pétri le tout d'une main plus que feminine et il a fait une œuvre qui nous transporte le plus agréablement du monde à mille lieues des épaisses réalités d'ici-bas.

Lorsque la fantaisie atteint son but en plein, elle échappe aux objections de la critique. On ne discute pas sous le charme; on jouit d'un plaisir délicat entre tous, qui est de céder sans résistance à l'aimable des(248)potisme de l'art. Parbleu! messieurs les difficiles, avez-vous la prétention de m'apprendre que cette Vénus Pompadour n'est pas de même viande que la femme au perroquet? Je le sais bien, et je me réjouis d'avoir le sens artistique assez large pour goûter la puissante réalité de l'une et l'exquise invraisemblance de l'autre. Il est bon d'ouvrir les yeux à ce qui est vrai; on n'est pas déshonoré pour savoir les fermer à propos, quand vient l'heure des doux songes. Les immortels décorateurs de Pompeï et de Pékin, ces divins anonymes à qui la fantaisie doit ses chefs-d'ouvre, ont traité la nature mille fois plus cavalierement que M. Chaplin. Discute-t-on les libertés qu'ils ont prises? L'homme n'est pas si sot que de bouder ainsi contre ses cueilleurs plaisirs.

La seule critique sérieuse que j'aie entendu formuler à propos de ce joli rêve, la voici. Une jeune et jolie femme, dont j'ignore le nom, arrive devant le tableau, (249) le regarde et s'ecrie: « Ah! quel charmant Boucher M. Chaplin nous a fait là!»

Hé bien! non; j'en demande pardon à la belle et spirituelle promeneuse; le tableau de M. de Chaplin n'est pas un pastiche de Boucher. Boucher a peint beaucoup de femmes nues et une myriade d'amours lutins, mais il n'a jamais eu le charme et la suavité qui nous enchantent ici. Presque toujours il garde une certaine dureté jusque dans ses mollesses. Allez voir à l'exposition rétrospective le beau et célèbre portrait de Mme de Pompadour: les draperies sont métalliques, et il y a du zinc dans presque toutes les draperies de Boucher.

Cependant, je dois l'avouer, Boucher avait sur M. Chaplin, un immense avantage. Il vivait dans un siècle de luxe intelligent. Les millionnaires de son temps ne croyaient pas qu'un appartement fut décoré par des étoffes, des glaces et des dorures: on voulait que partout l'art excusât et ennoblît la dépense. Une personne d'un (250) certain monde n'aurait pas cru être chez elle si elle s'était vue entourée de ce luxe tout fait que le premier venu va prendre chez le marchand. Boucher eut donc peut-être cent fois plus de décorations à peindre que M. Chaplin n'en obtiendra dans sa vie, quoique Paris fût alors cent fois moins riche qu'aujourd'hui.

M. Castan (Edmond) a exposé un joli petit portrait d'homme et un charmant petit tableau de genre; ses enfants endormis sont d'une vérité tout à fait aimable.

Le Portrait et le Repos de M. Chavet confirment l'opinion que nous avons depuis longtemps sur cet artiste fort et fin; mais je n'y vois pas d'éléments nouveaux à signaler, quoique M. Chavet semble porté à agrandir ses cadres.

Toujours beaucoup de facilité, pas mal d'esprit et quelque charme dans les petites fragonardises de M. Comte Calix. J'espère qu'on me pardonnera ce barbarisme en faveur de l'intention. Je n'admire pas folle(251)ment ces tableaux qui semblent peints à coups de langue, mais la vérité me force à reconnaître qu'ils font fureur dans le public. La grande usine de la rue Chaptal, qui alimente de gravures les neuf dixièmes du monde civilisé, nous renseigne aussi positivement sur le goût contemporain que le thermomètre de l'ingénieur Chevallier sur la température de Paris. Eh bien, j'ai pris mes informations en bon lieu, et, grâce à l'obligeance du puissant intermédiaire qui a versé plus de cinquante millions dans sa vie au mains des artistes, je puis dire que M. Goupil vend dix images de M. Compte-Calix contre deux gravures d'après Raphaël. Un mathématicien qui conclurait de là que M. Compte Calix est à Raphael comme cinq est à un, commettrait une lourde et scientifique bêtise. Mais comme il est impossible d'admettre qu'un artiste plaise à tant de gens sans avoir un mérite hors ligne, c'est assurément moi qui me trompe et tout le monde qui a raison.

(252) Les deux tableaux de M. Collette ne répondent pas aux espérances que l'artiste nous avait données. Mais les tâtonnements sont permis à la jeunesse, et il serait injuste de la condamner sur un faux pas.

Il y a un talent encore un peu vert, mais jeune et vigoureux dans l'exposition de M. Chautard. L'enseignement d'Henri Lehmann superposé à celui d'Ary Scheffer a plutôt développé qu'obscurci l'originalité de l'artiste. Le Thésée de M. Coëssin de La Fosse nous prouve que la peinture d'histoire n'est pas encore désertée par les jeunes gens d'avenir.

Les pochades de M. Eugène Ciceri sont toujours des merveilles de facilité. Impossible de poindre avec plus de maëstria par dessous jambe.

J'ai remarqué une bonne nature morte de M. Eugène Claude et un excellent tableau de genre, la Fermeture, par M. Maxime Claude. J'aime à voir que le nom de Claude, qui rappelle le plus grand pay(253)sagiste français, ne menace pas de s'éteindre.

Le vieux chasseur de M. Maxime Claude, et ses chiens, et tous les détails du tableau sont pleins de vie et de force. Il fût un temps où l'on reprochait au peintre la quasi-transparence de ses figures; ce talent nerveux et foncièrement cynégétique paraît avoir consolidé son exécution.

Je mangerais volontiers des moutons de M. Chaigneau; ils m'ont pas seulement bonne laine comme les moutons de la peinture allemande; la chair est ferme, et on devine une solide ossature là-dessous.

M. Cathélinaux est un de ceux qui cherchent à nous consoler de l'absence de Jadin. Tâche ardue, j'en conviens, mais il y a déjà un certain mérite à l'entreprendre, et ce mérite n'est pas le seul qu'on apprécie dans M. Cathélinaux. Il dessine fortement ses bêtes, et il peint bien, sans avoir la furie un peu brutale du maître. Ses paysages sont justes et sentent une franche (254) odeur de nature. La vallée dans la forêt de Saverne est si vraie que je l'ai reconnue sans regarder au catalogue: nos grands arbres, nos rochers, nos bruyères ont trouvé dans M. Cathélinaux un nouvel interprète, et un bon.

M. Charles Comte est sans contredit un de peintres les plus aimables et les plus délicats; il a le goût pur et la touche fine: son érudition ne laisse rien à dire. Parmi nos peintres de genre historique, je n'en vois pas un seul qui soit plus complétement outillé.

Mais la vigueur lui manque un peu et la grandeur aussi: il est enclin à efféminer le caractère de l’histoire. Les anciens ont pu dire que Térence n'était qu'un Ménandre réduit de moitié; je craindrais d'être injuste en disant que M. Charles Comte est un demi-Delaroche; mais il existe une parenté visible entre lui et l'éminent artiste qui ne fut pas son maître. M. Comte est élève de M. Robert Fleury, qui, dans (255) sa jeunesse, exagérait volontiers la brutalité des faits; un tempérament doux l'a fait pencher vers la manière inoffensive et conciliante de Paul Delaroche. II atténue plutôt qu'il ne force; il ramène à des proportions accessibles les géants de l'âge héroïque. Lorsqu'il s'enferme modestement dans un joli petit sujet intime, à la Willems, il vaut Willems. Mais les grands hommes et les grands sujets semblent déconcerter un peu ce joli talent plus gracieux que robuste.

La somme de vigueur dépensée par le peintre est à peu près égale, soit qu'il nous montre une jeune Hollondaise à sa broderie, soit qu'il conduise le vieux Charles-Quint et son restant de cour dans les salles du château de Gand. L'empereur démissionnaire et les hommes qui le suivent ont l'air de n'être là que pour donner l'échelle du palais et du mobilier, pour faire dire aux spectateurs: «Que ce fauteuil est grand et que ces messieurs sont petits!»

(256) Les princes du seizième siècle (M. Comte devrait le savoir) ne ressemblaient en rien à ces rejetons dégénérés que la photographie livre depuis dix ans au dédain raisonné des peuples. Cette race était mâle et forte: elle avait manié la lance et porté la cuirasse. Allez faire une visite au musée d'artillerie! feuilletez l'excellent et savant catalogue de M. Penguilly L'Haridon, et vous reviendrez convaincu que les pâles ombres léchées si délicatement par M. Charles Comte ne représentent pas les hommes d'un si rude temps.

Jules Breton n'a rien exposé; c'est grand dommage, mais on assure qu'il nous indemnisera magnifiquement en 1867. Son frère Émile poursuit cette marche ascendante qui l'amènera tantôt au premier rang de nos paysagistes. L'Étang est une toile de moyenne grandeur où l’on peut signaler dès à présent des qualités magistrales.

M. Alfred de Curzon paraît avoir rompu décidément avec le paysage. Sa Résur(257)rection de Pompei est un tableau d'histoire, sauf les proportions. Les figures évoquées par l'artiste se profitent le plus noblement du monde sur les merveilleuses fabriques de la petite ville endormie. Leurs mouvements et leurs draperies respirent un goût savant et pur. Le talent de M. de Curzon est un des plus originaux de ce temps-ci, car il est fait d'austérité et de tendresse. Rien de plus chaste et de plus doux que son portrait de femme, le premier qu'il ait exposé, si je ne me trompe. La forme en est peut-être encore un peut enveloppée, mais la suavité harmonieuse des couleurs, la grâce contenue, la caresse discrète du pinceau, certain je ne sais quoi qu'on cherchait dans les premières œuvres de M. de Curzon et qu'on trouve ici, nous montre un progrès décisif dans le talent du peintre.

Un excellent petit portrait de M. Clère, malgré l'abus des demi-teintes, et un beau portrait de M. Cambon malgré le défaut (258) contraire; les Vendanges de M. Bailly et la Messe auvergnate de M. Berthon, deux bons tableaux de genre; le Sabbat, très-curieux intérieur de synagogue, saisi avec beaucoup d'esprit, par M. Brandon; les Chevaux arabes, vivement mis en scène par M. Balleroy, mais un peu brossés en décor; un grand portrait un peu cendré, usais juste et vivant, signé Charmerlat; un fort beau paysage de Provence, signé Colla: une excellente marine de M. Chevandier de Valdrôme; deux jolies études d'après nature par M. Chabry; deux toiles de M. Gustave Castan, moins étonnantes que ses premiers paysages tout en rochers, mais plus fouillées et plus nourries: voilà toute une collection d'ouvrages recommandables à divers titres et qui mériteraient sans doute un examen plus détaillé. Mais le temps me talonne impitoyablement. Dans une dizaine de jours, il nous faudra plier bagage, et nous avons encore deux salles de peinture à voir, sans (259) compter les dessins, les sculptures et l'architecture.

Il est vrai que certains artistes n'ont pas besoin d'être critiqués dans le détail de leurs œuvres. M. Caraud, par exemple, a des qualités si connues, une manière si bien déterminée et si parfaitement acceptée du public, qu'il y aurait peu de profit à s'étendre sur ses tableaux de l'année. C'est un talent fort aimable et véritablement coquet, le talent de M. Caraud. Ses petites figures souriantes et potelées sont dans toutes les mémoires. Qu'importe le sujet aujourd'hui plus joyeux, demain plus grave, après-demain légèrement égrillard? Il suffit que je vous dise; M. Caraud a exposé deux tableaux. Vous les connaissez à l'avance comme si vous les aviez vus.

Dans un autre ordre de talent, M. Corot, le grand poëte paysagiste, désarme également la critique. Il fait, sans se lasser, des tableaux poétiques, mystérieux, remplis d'une ombre exquise et d'une vapeur inef(260)fable. Mais si l'on ne se fatigue jamais de les voir, on se fatiguerait bientôt de les décrire. J'ai analysé de mon mieux, il y a neuf ou dix ans, l'art merveilleux, étrange, unique, qui met M. Corot à la tête des paysagistes contemporains. Voulez-vous que je me recopie moi-même? Non! Vous m'objecteriez avec juste raison que M. Corot ne s'est jamais recopié, lui, et que la critique est tenue de suivre le talent pas à pas jusque dans ses plus légères ondulations. Mais, d'un autre côté, si les changements survenus dans le talent d'un maître sont d'une telle subtilité que la plume ne puisse les traduire? Le peintre parle à vos yeux, le critique ne s'adresse qu'à votre esprit, et le peintre en dit plus d'un seul coup de pinceau que nous ne saurions en débiter en vingt pages.

Laissez-moi dire seulement deux choses, à propos des plus récentes nouvelles qui sont arrivées jusqu'à mon village.

On a beaucoup parlé d'un des Corots de (261) cette année, le Soir, qui vient d'être payé 18 ou 20 000 fr. par un très-puissant amateur. Le chiffre peut étonner ceux qui connaissent la modestie du peintre et sa vieille habitude de donner ses tableaux pour presque rien. Mais la valeur intrinsèque de sa peinture est telle que jamais, entendez-vous? elle ne sera payée trop cher. M. Corot est, au sentiment unanime de tous les connaisseurs, un paysagiste unique. Ses œuvres n'ont rien à craindre du temps. Tous ceux qui les possèdent n'ont qu'une chose à faire, c'est de les garder; les galeries qui n'en ont pas sont des galeries incomplètes. Le jour où tous les ouvrages du peintre poëte seront cotés à leur vrai prix, plus d'un spéculateur se mordra les doigts et dira: Que ne les ai-je achetés quand l'ignorance publique les maintenait à 2000 fr. pièce?... Regret tardif, que la honte aggrave toujours un peu chez nos soi-disant amateurs.

Une autre honte à éviter; mais celle-ci (262) ne menace que nos artistes. Que pensera-t-on après nous, et même de notre vivant, à l'étranger, si l'on sait qu'il existe en France une médaille d'honneur, décernée par les peintres eux-mêmes, et que les peintres français l'ont obstinément refusée à Corot?

Les occasions n'ont pourtant pas manqué. On a vu, notamment en 1866, la majorité des votants disperser ses voix en tout sens et même jeter quarante billets blancs dans l'urne, faute de rencontrer une œuvre capitale dans la cohue de l'Exposition. En pareil cas, dira l'histoire, n'était-il pas simple et naturel de décerner la haute récompense au paysagiste qui, pendant trente ans, avait le plus puissamment honoré son pays?

Au moment d'aborder une autre salle, je suis pris d'un scrupule et je reviens sur mes pas. J'ai failli passer sous silence un des plus jolis tableaux de genre, l'Auberge du Grand Saint-Hubert, par M. Le(263)wis Brown. Il est vrai que nous avons déjà parlé de M. Brown dans le grand Salon du milieu, où son École du Cavalier a eu tant de succès dès l'ouverture. Mais M. Brown a deux cordes à son arc; non-seulement il traite avec beaucoup de vivacité les sujets militaires à la Pils, mais il travaille brillamment dans le sport; chiens, chasseurs et chevaux sont tous de son domaine. II a la fougue, le brio, la gaieté, cette surabondance de mouvement et de vie que les Anglais demandent à ce genre de peinture, et qu'une petite élite de gentlemen amateurs commence à apprécier chez nous.

Pour finir, une nature morte, bien peinte: artiste totalement inconnu. Le livret le désigne sous le nom de M. Barbé. Le tableau était placé juste sous la corniche; il y est probablement encore aujourd'hui. Excepté trois ou quatre mauvais coucheurs de mon espèce, qui est-ce qui se soucie des artistes inconnus?

 

(264) XV

MM. Bouguereau, G. R. Boulanger, Mme Henriette Browne, Auguste Bonheur, Berchère, Bodmer, Brest, Belly, Boutibonne, Angeli, Baugniet, Boulogne, Baron, Blin, Baudit, de Benghem, Berthon, Boudin, Guermann Bohn.

Que celui qui est sans péché me jette la première pierre! Je crains de n'avoir pas toujours été juste pour M. Bouguereau.

Certes il n'y a eu dans mon fait aucun parti pris de malveillance. Les camaraderies d'Athènes et de Rome aboutissent plus souvent à l'admiration mutuelle qu'au (265) dénigrement systématique, mais elles ont un danger que je veux signaler ici. Lorsqu'on artiste a montré dès l'école un talent exceptionnel, ses camarades en prennent une si grande opinion, qu'ils se mettent à fonder sur lui des espérances exagérées. Si plus tard, en mûrissant, il ne donne pas exactement ce qu'on attendait de lui, les plus enthousiastes sont les premiers à le juger avec rigueur; on lui demande compte des illusions qu'il n'a pas justifiées; on va même jusqu'à oublier les nombreuses et importantes qualités qu'il a, pour signaler uniquement celles qui lui manquent.

Mettez-vous un instant à la place d'un critique inexpérimenté, prompt à s'enflammer pour ce qui lui paraît beau, excessif dans l'espérance comme dans beaucoup d'autres choses. Lorsque je débarquai pour la première fois à l'école de Rome, M. Bouguereau était le jeune peintre qui promettait le plus. Il composait, dessinait, peignait, faisait tout avec une quasi-perfection (266) qui lui laissait vraiment peu de chose à apprendre. Baudry se distinguait de tous les autres par un certain je ne sais quoi, mais il était bien moins fort et surtout moins complet que Bouguereau. Il est donc naturel et, jusqu'à un certain point, excusable qu'un certain nombre de contemporains aient éprouvé quelque surprise en voyant un grand artiste sortir du petit je ne sais quoi de Baudry, tandis que Bouguereau restait un excellent artiste, et rien de plus. De là cette injustice dont je me suis rendu coupable, non pas en faveur de Baudry, qu'on ne saurait trop louer, car il est le plus grand peintre et te plus original de notre époque, mais au préjudice de M. Bouguereau.

A dire vrai, M. Bouguereau ne manque que de génie. Il a reçu de la nature et de l'éducation tous les talents qui font un artiste complet. Il sait faire un tableau, il sait dessiner excellemment une figure; il manie les draperies avec un goût, pur et délicat.

(267) Sa peinture est solide et sa couleur agréable; il fait bien tout ce qu'il fait; ses personnages sont étudiés, sans affectation ni mièvrerie, jusqu'au bout des orteils. La moindre de ses qualités suffirait à mettre en lumière un jeune artiste inconnu. Nous passons notre vie à proclamer l'avénement de nouveaux peintres qui ne valent pas, dans toute leur personne, le petit doigt de M. Bouguereau. C'est qu'une qualité se détache bien plus visiblement lorsqu'elle est seule, au milieu de défauts et d'inexpériences qui servent de repoussoirs. Plus une œuvre est voisine de la perfection, plus ses mérites se cachent et se confondent dans la beauté de l'ensemble.

M. Bouguereau est un véritable artiste et l'un des plus complets que nous possédions à Paris. Quant au je ne sais quoi qui lui manque, il est injuste de lui reprocher cette lacune. Elle serait comblée depuis longtemps si un travail énergique et (268) intelligent pouvait suppléer le plus rare des dons naturels.

M. G. R. Boulanger est éclos dans le même atelier que Gérôme. Il n'a pas toujours suivi la même route; son originalité fort indépendante l'a entraîné tantôt à droite, tantôt à gauche; les influences de Rome et d'un milieu académique l'ont fait dévier çà et là; mais il y a toujours une parenté visible entre ces deux talents. Curiosité, recherche, finesse et quelquefois un grain de préciosité, amour du nouveau, passion du fini, besoin du détail exact: voilà les traits communs qui unissent ces deux artistes et maintiennent entre eux comme un air de famille. Ils auraient beau se déguiser l'un en Arabe et l'autre en Pierrot, la parenté se trahirait malgré eux.

Mon intention n'est pas de subordonner l'un à l'autre, car M. G. R. Boulanger, quoiqu'il ait fait une œuvre considérable et variée, n'a pas encore donné la dixième partie de ce qui est en lui. Mais (269) je cherche à m'expliquer pourquoi M. Gérôme est arrivé plus vite en partant du même point, et je crois qu'il doit un peu cet avantage à une volonté plus ferme, à un chemin mieux suivi, à un but plus tôt déterminé. Le petit tableau de la Marchande de couronnes est charmant de tout point; cette grande composition, qui nous montre Catherine lre chez Méhémet Baltadji, petille de jolis détails, de traits spirituels; les mouvements y sont aussi ingénieux et parlants que les costumes sont d'une vérité recherchée. Et pourtant une sorte d'indécision semble planer sur cette œuvre intéressante; la critique y trouve peut-être moins de choses discutables que dans la Cléopatre de M. Gérôme, et pourtant cela vaut moins, quoique cela vaille assurément beaucoup. On regrette un assaisonnement, un rien qui manque, une goutte de cette huile de volonté qui donne tant de prix aux moindres tableaux de Gérôme. Est-il donc si diffcile de vouloir?

(270) Le portrait de Mme H. d'O., par Mme Henriette Browne, est l'œuvre d’un beau talent qui se fortifie de jour en jour. Vous savez probablement que le portrait est le dernier mot de la peinture. On peut faire une nature morte irréprochable sans être capable du moindre paysage; on peut dessiner très-proprement une figure nue, posséder la forme humaine dans une mesure raisonnable et rester court en présence du moindre portrait. La forme humaine est, sans contredit, la plus difficile à modeler; d'abord, parce qu'elle a des délicatesses infinies, et surtout parce due tout le monde la connaît, et que la moindre infidélité de l'artiste nous saute aux yeux. Mais un torse, une jambe, un bras contiennent cent fois moins de détails individuels et précis qu'un visage où nos habitudes, nos plaisirs, nos chagrins, nos pensées ont laissé tour à tour une empreinte qui reste.

Mme Henriette Browne a débuté par des tableaux de genre qu'on a trouvés (271) charmants, parce qu'on y voyait beaucoup d'esprit et une couleur à la fois aimable et savante. Nous avons ensuite admiré des têtes d'étude, grandes comme nature, et qui comportaient une assez forte dose de dessin. Mais une tête d'étude n'est pas dessinée couture un portrait; elle n'a pas besoin de ressemblance, il suffit qu'elle ait la vraisemblance.

C'est donc par le portrait que Mme Henriette Browne s'est placée définitivement dans l'élite des artistes contemporains: la voilà peintre d'histoire. Le portrait de Mme H. d'O. n'est pas son premier, mais c'est assurément son meilleur. Composition belle et simple, goût charmant, couleur fine, modelé savant, uni, discret, qui dit, tout sans insister sur rien; un grand air de douceur et de grâce distinguée dans l'ensemble de l'œuvre.

Le grand troupeau de M. Bonheur a obtenu un succès mérité. Les animaux sont bien, et le paysage très-confortable. Bon (272) travail, honnêtement fait; Mais pourquoi M. Bonheur regarde-t-il la nature à travers des lunettes jaunes? ses arbres et ses vaches ont l'air de baigner dans une sauce rousse.

Le Ralliement des caravanes grossira la liste des excellents tableaux de M. Berchère. Cet Arabe qui se hisse sur son dromadaire en élevant une torche enflammée, n'est pas seulement bien peint et campé dans un mouvement superbe; la poésie du desert vit en lui.

M. Bodmer a groupé une famille de sangliers dans un paysage très-vigoureux et très-vrai. Les chênes ont l'air de géant aux cent bras. Le beau dessin ne gâte pas une forêt; au contraire.

Je ne sais pas si M. Brest est retourné en Orient; on le dirait. Sa peinture est celle d'un homme retrempé. Beau talent; du Ziem moins brillant, et pour ainsi dire étuvé; mais que de choses, que d'idées, que de détails charmants dans ces tableaux (273) de M. Brest. Rien qu'à les voir, on fait le voyage.

M. Belly n'a jamais rien fait de plus original et de plus complétement beau que son paysage de la mer Morte. Ce décor est un drame; la terre sue le soufre; le naphte miroite sur les eaux; l'air est comme écrasé par les miasmes. On se demande si les villes maudites ne vont pas s'éveiller de leur sommeil et monter à la surface de l'eau, toutes grouillantes de crimes infâmes et de vices sans nom.

Je cite trop rapidement (mais le temps presse), un joli portrait bleu signé Boutibonne; joli, tendre, friand, appétissant, presque sensuel. Deux petits portraits de femme très-spirituellement traités par M. Angeli. La Toilette de la mariée, aimable tableau de genre, par M. Baugnet; un grand paysage, effet du soir, signé Boulogne; une chaumière flamande; par M. Berthon; deux petites plages normandes, finement peintes par M. Boudin.

(274) Rien de dire de M. Henri Baron, sinon qu'il est plus jeune, plus vif et plus brillant que jamais. M. Baudit s'est renouvelé; il est allé dans le Midi faire sa provision de paysagiste. Il en a rapporté des arbres superbes, une nature grandiose et chaude. Son bois des environs de Cannes est à plus de deux cents lieues des petits paysages, que M. Baudit étalait autrefois dans la rue Laffitte. La composition, la facture, le peintre lui-même, tout a grandi comme si Nicolas Poussin avait soufflé dessus. A la bonne heure!

J'entends tous les flâneurs du Salon crier à la décadence, et j'avoue qu'à ma première visite l'admiration ne m'avait pas positivement saisi. Mais quand ou voit les choses d'un peu près, il faut bien avouer que nous avons toute une génération grandissante. M. Blin, par exemple, est dans la voie du beau progrès. Il avait peint passablement de bonnes toiles en sa vie: le voici qui s'élève au-dessus de lui-même; il (275) a frappé un grand coup; il obtient un de ces succès décisifs qui avancent leur homme d'une classe. Son grand tableau de marée basse est l'œuvré d'un homme non-seulement très-bien doué, mais qui sait. Je l'ai vu et revu, et ma critique n'y a pas trouvé à mordre; et chaque fois que je revenais dans l'espoir de prendre l'artiste en faute, je m'en allais battu et enchanté.

J'ai réservé M. Guermann Bohn pour la fin, parce qu'il se met lui-même à part de tous les autres. Non-seulement hors des écoles et des coteries, et des singeries, mais hors du siècle présent. Quel singulier talent! Car il a beaucoup de talent, ce Germain, ce primitif, cet élève d'Albert Durer et de Martin Schœn! Rien ne l'empêcherait de peindre sainte Agnès et sainte Élisabeth de Hongrie, d'après les modèles qui circulent dans le quartier Bréda. Il aime mieux se vieillir de quatre ou cinq cents ans et composer, ajuster ses figures à la mode gothique, et dans cet exercice il (276) reste original! Ses saintes ne sont pas des pastiches. Elles n'ont pas moisi dans l'ombre des cathédrales; les macérations n'ont pas fait saillir leurs os, les rhumatismes du cloître n'ont pas tordu leurs corps; on voit circuler la vie, une vie douce, heureuse, allemande, sous leur peau fraîche et rosi. M. Guermann Bohn est donc un homme de parti pris, comme M. Gustave Moreau, et il dépense aussi un véritable talent à la poursuite d'une chimère. Mais je l'excuse plus volontiers pour deux raisons: d'abord parce qu'on ne cherche pas à le poser en chef d'école, ensuite parce que la peinture religieuse.... Mais ceci pourrait nous entraîner trop loin.

 

(277) XVI

MM. Bonnat, Anker, Antigna, Bracquemond, Louis Boulanger, Mme Anselma, MM. Blum, Bellel, Besnus, Bernier, d’Altheim, Appian, André Achenbach, Anastasi, Jules André, Achard, Brunet-Houard, Bombled.

Il se peut qu'au moment, où je griffonne cette critique, le suffrage des exposants ait donné la grande médaille d'honneur à un tableau de M. Bonnat.1

[1. M. Bonnat a obtenu le plus grand nombre de suffrages; mais la majorité absolue n'ayant pas été acquise, on n'a pas décerné la médaille d'honneur.]

(278) Auquel? Je ne saurais le deviner de si loin. Les deux tableaux du jeune peintre sont remarquables à divers titres. Le Saint Vincent de Paul est un fort bon tableau d'histoire. Les nus y sont traités d'une main fermé et savante. La couleur me paraît belle; elle manque peut-être un peu d'originalité, elle nous rappelle un peu trop que l'éducation artistique de M. Bonnat s'est commencée en Espagne; mais ces réserves n'impliquent pas le crime de pastiche; il y a un abîme entre M. Bonnat et M. Ribot. J'estime que la préfecture de la Seine a eu la main heureuse en choisissant M. Bonnat pour ce travail important, et je ne protesterai pas contre le salaire d'une telle œuvre, quand même elle serait payée 4000 fr. de plus que le prix convenu.

Mais, d'autre part, tout le monde pense et dit que le petit tableau de M. Bonnat est encore meilleur que le grand. Sur ce point, je suis d'accord avec le public. Les (279) Paysans napolitains devant le palais Farnèse font un groupe ingénieux, bien composé, bien peint, et supérieur à tous les autres ouvrages du même artiste, sans excepter le Saint Vincent de Paul. Reste à savoir s'il serait utile et exemplaire de de décerner la grande recompense dont il s'agit à ce joli petit tableau. Certes, M. Bonnat a fait des progrès merveilleux, et je ne crois pas le surfaire en disant qu'il se classe aujourd'hui parmi nos meilleurs peintres; mais peut-être lui rendrait-on un dangereux service en lui signant trop tôt son diplôme de maître sur maître. Ses petits paysans sont bien rencontrés et bien saisis; ils pourraient être comparés à ceux d'Hebert, ce qui n'est pas un mince éloge. Mais Hébert, qui a fait dix tableaux dans le même genre, sans compter ses œuvres capitales, n'a jamais obtenu la médaille d'honneur. Si nous donnons un prix de 4000 fr. à ce charmant ouvrage, quelle récompense aurons-nous pour la Mal' Aria?

(280) Je serais désolé que M. Bonnat ou ses amis pussent voir dans cette discussion une pensée malveillante. Le talent du jeune peintre m'a été sympathique dès ses débuts; je prendrais bien mal mon temps si je cherchais à le rabaisser au moment même où il s'élève. Mais je persiste à dire qu’on le servirait au rebours si l'on se hâtait trop de le placer hors ligne. Laissons-lui croire qu'il a encore des progrès à faire; ce serait l'enchaîner à cette demi-perfection dans un genre secondaire que de lui crier publiquement: «Vous êtes an but!» II n'y est pas, mais il y arrivera: qu'il continue seulement à marcher droit devant lui.

Un joli succès de cette année, c'est l'exposition de M. Anker. Sa petite paysanne endormie est bien gentille, et les deux écolières sont charmantes. Je goûte fort la Sérénade de M. Antigna. Son Cauchemare est moins heureux; la figure de femme a moins de valeur, et il y a dans (281) cette composition une bizarrerie fort inutile

M. Bracquemond vient enfin de percer. Que la fortune des expositions est bizarre! II y a plus de dix ans que le talent de ce jeune homme était apprécié de vingt-cinq ou trente connaisseurs. Une certaine fraction du public l'avait distingué dans la foule des graveurs à l'eau forte; mais que de fois j'ai encouru le reproche de camaraderie en disant: Bracquemond a l'étoffe d'un grand dessinateur!

Il a justifié en un jour nos plus audacieux paradoxes. La première fois qu'il essaye de peindre à l'huile, il aborde résolûment un portrait grand comme nature, il obtient une médaille (ceci n'est rien), et il prouve qu'il sait modeler une tête comme les maîtres. Je ne sais pas si M. Ingres a vu ce portrait de Mme P. M., mais s'il l'a vu, je doute qu'il ait pu rester froid devant ce début, si étonnant par la puissance et la science. Ajoutez qu'il est tort bien peint, (282) ce portrait, et solide comme une muraille. Les qualités du coloriste ne sont pas encore entierement developpées chez M. Bracquemond; il ne fait pas assez pour le plaisir de nos yeux; il a le tort d'emprunter à M. Fantin ses fonds ultramodestes. Mais le plus fort est fait. Voilà le poisson pris, il est temps de songer à la sauce.

Il y a des peintres nerveux qui supportent mal la discussion et se brouillent avec celui qui les critique, sauf à lui sauter au cou dès qu'il aura loué leurs tableaux. Si M. Louis Boulanger était de cette catégorie, il n'aurait eu que des amitiés intermittentes, car il est assurément le plus inégal de nos grands peintres de genre. Sa carrière ne ressemble pas mal au voyage du Géant, le ballon follement héroïque: tantôt par dessus les nuages, tantôt au ras du sol et se cognant à tous les arbres; admirable souvent, détestable parfois, médiocre jamais. Par moments, vous avez des tentations de le battre; l'an dernier, par exem(283)ple, quand il a exposé son coquin de César. Mais personne ne s'avisera de dire: il est perdu. On a beau le rencontrer à mille lieues de son chemin, on devine qu'il se retrouvera un jour ou l'autre. Quelle abondance de vie, quelle force et quel ressort dans ces vaillants de 1830 ! Leurs vingt ans leur reviennent à tout propos, comme une maladie mal soignée, et l'on est tout émerveillé de les voir plus fringants et plus jeunes qu'à l'époque de leur conscription. Allez chercher les premiers tableaux de Louis Boulanger, ses toiles contemporaines de Notre-Dame-de-Paris et des Odes et Ballades; comparez-les à ce magnifique Banquet de Truands, et dites-moi si le peintre a vieilli d'une demi-journée! Il a mûri, d'accord, mais il y a un redoublement de jeunesse dans cette maturité, comme il y a plus de printemps dans les cerises rouges que dans les vertes.

Et dire que ce peintre est né en 1806! (284) et que sa première médaille est datée du salon de 1827!

Il est presque impossible de nommer Louis Boulanger sans Eugène Delacroix. La parenté des deux talents est visible. En 1857, M. Louis Boulanger exposait un petit Roméo achetant du poison, et je ne craignais pas de dire: «Ce Roméo ne ferait pas tache entre la Mort de Valentin et le Tasse à l'hôpital des fous. Aujourd'hui, je voudrais voir le Banquet des Truands à côté de la Mort de l'archevêque de Liége: n'ayez pas peur! il survivrait à l'expérience, si périlleuse qu'elle vous semble au premier coup d'œil.

J'ai signalé ici même, il y a deux ans, le premier tableau d'une jeune dame qui signe «Anselma,» et qui, comme Mme Henriette Browne, est élève de M. Chaplin. Mme Anselma n'avait alors qu'un joli talent d'amateur; elle a fait de tels progrès en deux ans, qu'il me paraît difficile aujourd'hui de lui refuser le nom (285) d'artiste. Son tableau, qui représente une petite fille de Sologne, est remarquable à bien des titres, quoiqu'il ait conservé dans certaines parties la saveur crue de l'ébauche, quoique la chemise de l'enfant ait presque autant de consistance que le terrain où elle marche. L'œuvre se tient parfaitement; c'est plus et mieux qu'une jolie tête dans un joli bout de paysage. Quant à la Fiancée de Novgorod, c'est un bijou de l'aspect le plus original: coloration très-riche et cependant très-fine, et dessin très-suffisant, sauf peut-être dans les mains.

Je vous signale un nouveau peintre de genre, M. Blum. Son duel de soldats ne fera pas seulement une gravure intéressate; les figures sont profondément implantées dans ce paysage de barrière: il y a déjà du savoir sous la naïveté du jeune artiste.

Les beaux paysages abondent ici; on dirait que la commission de placement les a réunis en bouquet.

(286) Voici M. Bellel, le savant dessinateur, qui se révèle comme coloriste. Une surprise! On le savait très-fort, on ne lui connaissait pas tant de charme, de grâce et de suavité. Son Parc de Marguerie est tout bonnement radieux. Et cette Route de Châteldon où les paysans du Puy-de-Dôme cheminent sans se douter qu'ils ont du grandiose et du classique par-dessus la tête! C'est beau, c'est vivant, c'est moderne, et pourtant M. Bellel n'a rien perdu de son élévation accoutumée.

Les Chevaux en liberté dans un marécage nous prouvent que M. Besnus ne s'endort pas sur ses premiers succès. Ceci n'est plus une simple étude, mais un tableau sérieusement construit et travaillé à fond dans les détails.

La progrès est encore plus sensible chez M. Bernier: on croit le voir courir à grandes enjambées vers un but fort élevé ma foi! et digne d'exciter l'ambition des vrais artistes. Ses tableaux de 1866 ont (287) l’air d'être peints par le maître du Bernier qui exposait en 1864. C'est toujours la vérité servie à forte dose, l'esprit d'observation porté à une haute puissance; mais l'exécution s'est singulièrement affinée; le travail, plus net et plus franc, indique une éducation plus complète et des idées mieux assises; M. Bernier a fait repasser son couteau.

La Marine en Bretagne de M. d'Altheim est bonne; son Paysage sous bois me paraît fort inférieur. Les Bords du lac du Bourget et le Village de Chanaz ne nous apprennent rien de nouveau sur le talent si fin, si pur et si élevé de M. Appian: je n'y vois que deux pages détachées d'un poëme don’t le commencement nous a ravis, et je demande la suite. J’ai retrouvé avec étonnement et avec joie un paysage d'André Achenbach, du vieux, du fort, du bon Achenbach. A la bonne heure! II n'a rien perdu de sa puissance ni de son originalité. Mais pourquoi envoie-t-il si rarement (288) sa peinture à Paris? Ces Environs d'Ostende par la pluie sont un tableau superbe.

Les Cascatelles de Tivoli et le Couvent du Mont-Aventin sont peut-être les deux meilleurs ouvrages de M. Anastasi. La Vue de Saint-Dié comptera parmi les bons tableaux de M. Jules André, et la Cascade de Cernay-la-Ville nous montre M. Achard, le vieux maître lyonnais dans toute la sérénité de son infaillible talent.

ll ne me reste plus à citer que la Course plate de M. Bombled et un Hallali de cerf en Vendée, vrai, animé, très-joliment traité par M. Brunet-Houard.

Cela dit, je demande pardon aux peintres de talent (et il y en a sans doute beaucoup) que j'ai passés sous silence, et je descends à la cave où l'on a caché nos sculpteurs.

 

(291) LA SCULPTURE

XIX [sic]

MM. Crauk, Gumery, Carpeaux, Thomas, Loison, Marcellin, Millet, Mathurin Moreau, Aizelin, Allasseur, Chatrousse Lequesne, Iselin, Gruyère, Farochon, Maindron, Étex, Jacquemart, Oliva, Ottin, Truphème, Cordier, Dantan jeune, Frémiet, Capellaro, Cambos, Blanchard, Leroux, Feugère des Forts, Demaille, Sanson, Carrier-Belleuse, Falguière, Perrey, Roubaud, Chevalier, Delandre, Chapu, Lavigne, Moreau-Vauthier, Kopf, Lebourg, Navlet, Garnaud, Moulin, Janson, Conny, Watrinelle, Becquet, Valette, Fassin, Bartholdi, Carlier, Doublemard, Franceschi, Edm. Noël, Eude, Aug. Moreau. Mmes Claude-Vignon, Dubois-Davesnes, Astoud-Trolley; MM. Galbrunner, Heller, Reverchon.

Nous n’avons rencontré que deux membres de l’Institut, M. Lehmann et M. Gé(292)rome au premier étage. Au rez-de-chaussée, c'est différent: nous n'en verrons pas un seul.

Là-haut, du moins, si les noms classiques étaient rares, il y avait un bon nombre de peintres arrivés, célèbres, et tous étaient représentés par des ouvrages importants. Ici, le premier coup d'œil vous donne surtout l'idée d'un concours de jeunes élèves. Quelques noms considérables ont bien voulu orner le catalogue, mais ils ne se sont guère mis en frais pour orner les galeries. M. Iselin, M. Gruyère, M. Lequesne, M. Farochon sont venus déposer leur carte de visite. M. Crauk a exposé un tout petit buste de marbre qui est la perle de l'Exposition. Je suis même étonné que ce joujou (un vrai chef-d'œuvre) n'ait pas disputé la médaille d'honneur aux petits Napolitains de M. Bonnat. M. Jules Thomas ne nous montre qu'un jeune guerrier traité avec beaucoup de science et de goût, comme tout ce qu'il fait; mais cette œuvre, com(293)mandée sans doute pour l'ornement de quelque riche hôtel, ne pouvait être originale. On a dû dire à l'artiste: Faites-nous un de ces jolis petits guerriers du déclin de la Renaissance, comme nous en avons vu en Italie dans tel palais. Le programme est rempli à merveille; mais, dans un travail de de genre, l'artiste lie saurait être tout à fait lui.

Si les meilleurs statuaires de France ont exposé peu d'ouvrages importants, ce n'est pas qu'ils dédaignent les succès du Salon. C'est tout simplement parce qu'ils ont affaire ailleurs. L’État, qui est leur principal client, les surcharge de travaux depuis quelques années. Jamais on n'a construit tant d'édifices publics; jamais les architectes n'ont tant demandé à la sculpture.

Les palais qui se bâtissent aujourd'hui sont des casernes de statues. Si l'on réunissait sur la place de la Concorde tous les bonshommes de pierre et de marbre que la France officielle a payés depuis dix-huit (294) ans, vous reculeriez épouvanté. Les neuf dixièmes de ces travaux ne sont pas exposables. Beaucoup sont exécutés sur place; beaucoup restent à l'état d'ébauche, parce qu'ils ne doivent être vus que de loin; beaucoup ont été faits trop vite, parce que notre siècle est pressé de jouir; beaucoup ont été adjugés à tel prix, que l'artiste a dû les faire par-dessous jambe, sous peine de mourir de faim. Cette effrayante production condamne les sculpteurs à passer pour des paresseux ou à conter leurs affaires en plein catalogue dans un chapitre additionnel que personne ne lit.

Quelques-uns, heureusement fort rares, exposent les modèles en plâtre de leurs décorations. M. Carpeaux l'a fait cette aimée. A-t-il eu raison? J'en doute. La France imperiale portant la lumière dans le monde et protégeant l'Agriculture et la Science, est sans doute une allégorie fort ingenieuse; mais les figures de M. Carpeaux, vues de près, ne représentent que (295) des sacs de noix agréablement tortillés. J'entends ce que l'artiste a voulu dire: les biens de la terre vont être tellement abondants avec tous les citoyens, hommes, femmes et enfants, se rempliront de noix jusqu'à ce qu'ils éclatent. Voilà l'agriculture. Mais la science? Ah! la science! je la cherche et je ne la vois pas. J'entrevois un brave sculpteur qui entend assez bien son affaire et qui pourrait modeler simplement une figure bien bâtie; mais qui veut avoir du génie et qui se fait un grand tort par ce petit travers.

M. Allasseur n'a pas visé tout à fait aussi haut, mais il a atteint son but. Sa statue du poëte Rotrou est très-belle, très-noble et véritablement décorative. Elle occupera un des premiers rangs dans cette foule de bronzes et de marbres qui se sont abattus sur nos places publiques comme des sauterelles sur un champ. L'aspect général est simple et grandiose, digne à la fois du poëte que Corneille appelait son père et de l'ad(296)ministrateur héroïque qui courut mourir à son poste. Les détails sont traités avec une simplicité et une discrétion remarquables: tout y est, rien n'y paraît: c'est la loi de l’art décoratif.

L'artiste était tenu de faire un portrait ressemblant; il devait donc consulter avant tout le buste de Caffiere qui est au foyer de la Comédie-Française. Il ne saurait y avoir un autre Rotrou que celui de Caffieri; ce buste est un renseignement pour ainsi dire sacré, puisqu'il porte l'empreinte du génie. Mais comparez le buste et la statue, ô jeunes gens qui voulez prendre une utile leçon! Vous verrez comment la même ressemblance peut et doit recevoir des interprétations diverses, selon qu'elle est destinée à la place publique ou à l'intérieur d'une habitation. Le buste de Caffieri serre, creuse, fouille, affine les traits du modèle: c'est de la sculpture de cabinet. La même tête s'élargit et se simplifie dans l'œuvre de M. Allasseur, parce qu'elle sera vue de (297) loin et d'en bas, sous le jour dévorant qui tombe du ciel.

Le beau groupe de M. Loison a des qualités exquises, des délicatesses, des tendresses, des friandises du goût le plus fin. Mais c'est moins un groupe en ronde bosse qu'un bas-relief; on ne le voit bien que d'en face; la jeune fille et le berger s'aplatissent réciproquement et semblent s'absorber l'un dans l'autre. Ajoutez que la mollesse, trop uniformément répandue, fait paraître ces deux natures également féminines. Mais ce sont là des chicanes de détail; l'œuvre est belle et l'une des meilleures de M. Loison.

M. Gomery a exposé deux marbres inédits: un buste d'Ampère et une figure de jeune fille qui rappelle un peu la Source de M. Ingres.

Le portrait est vivace et spirituel comme Ampère lui-même. Il va causer, il va railler, il va mordre: car, il lie faut pas qu'on l'oublie, Ampère était de la catégorie des (298) justes offensifs. Il eût fait le martyr le plus déplorable, piquant par-ci, mordant par-là: c’est le bourreau que j'aurais plaint! Ah! l'aimable homme pour ses amis! le terrible homme pour les autres! M. Gumery l'a intimement connu à Rome, où le polémiste errant pensait à prendre ses quartiers de vieillesse quand la mort l'arrêta court. Le buste que vous voyez au Salon est un chef-d'œuvre de l'amitié. L'auteur en fait présent à l'Académie française. J'espère qu'on en mettra une copie ou tout au moins un moulage dans ce salon de la villa Médicis où M. Ampère nous a tenus tand de fois, pendant des soirs entiers, sous le charme de sa parole.

La statue de M. Gumery est un ouvrage moins achevé, ce me semble, quoique l'artiste y ait dépensé une assez forte somme de talent. Il y a des défauts qu'un mois de travail fera disparaître, sauf pourtant la proportion des jambes qui est irréparablement un peu courte. Peut-être, au demeu(299)rant, la chose sera-t-elle moins sensible quand M. Gumery aura égayé de quelques accents plus vifs le modelé des rotules et des malléoles. Quant à la chevelure, qui est lourde et en paquet, il est facile de la colorer en la détaillant. On voit que le temps a manqué. Si l'artiste avait pu tout finir comme la poitrine et l'emmanchement des bras, l'œuvre serait exquise. L'ensemble en est heureux et les silhouettes charmantes; je n'y réclame qu'un peu plus de fini, par-ci, par-là.

Mignonne est un délicieux petit marbre qu'il faut porter à l'avoir de M. Marcellin. Le mérite distinctif de cet artiste est de pousser hardiment sa sculpture, jusqu'à la limite lui sépare le beau du joli, et de s'arrêter juste au moment où tous les autres feraient la culbute. Je n'oublie pas qu'il a fait des œuvres austères, et notamment la Zénobie; mais sa réputation est surtout fondée sur une demi-douzaine de marbres si friands, si gracieux et si tendres qu'il (300) n'aurait plus fallu qu'un coup de pouce pour les jeter dans la mièvrerie; mais le pouce s'est arrêté à temps, et cette retenue, jointe aux autres mérites de M. Marcellin, fait de lui un homme vraiment fort. Quand une belle dame s'arrête devant un de ses marbres et s'écrie: «Dieu! que c'est joli!» les hommes qui s'y connaissent ont le droit de répondre: «Pardon, machine, c'est mieux que joli.»

Studiosa, la petite liseuse de M. Mathurin Moreau mérite le même éloge; c'est un œuvre à la fois savante et gracieuse et irréprochable au point de vue du goût.

Le portrait de petit fille, par M. Millet, a la tête fine et jolie, mais les jambes rondes et légèrement empâtées. L'ajustement n'est pas adroit.

Il n'y a qu'à louer dans l'Enfant au sablier, de M. Aizelin. La Madeleine, de M. Chatrousse me paraît préférable à sa Pompadour mesquine et peu tentante. La Venus grondant l'Amour sera peut-être (301) un des ouvrages les plus remarquables de M. Truphème, mais il faut attendre le marbre. La Femme arabe de M. Cordier ne nous apprend rien de nouveau sur l'habile et audacieux artiste qui ajoute au mérite incontestable de sa sculpture le luxe des émaux, des bronzes et des onyx. C'est toujours le même art et la même fanfare. Les bustes de M. Dantan jeune sont d'exellents Dantan, comme à l'ordinaire, puisque M. Dantan n'en a jamais fait de mauvais. M. Ottin a exposé un projet de tombeau d'une forme originale et d'un sentiment très-poignant. C'est une mère ensevelie, pour ainsi dire, dans ses enfants, lui l'enveloppent, l'étreignent et lui font comme un linceul de leurs corps. On peut s'étonner qu'un tel drame soit livré à la curiosité d'un public indifférent; mais à coup sûr la conception n'est pas vulgaire.

Les deux bustes de M. Oliva me paraissent un peu mous, surtout Richard Cobden, dont le marbre, saucé trop riche(302)ment, affecte la couleur et la consistance de beurre. J'ai cru que cet ouvrage était destiné à l'hôtel de ville d'Isigny; mais non: il a sa place marquée dans les galeries de Versailles.

M. Etex a fait un si beau groupe dans sa vie, qu'il faut lui pardonner ses erreurs jusqu'à cent. Mais M. Maindron, qui n'a jamais fait le Caïn, ni rien d'approchant, par quoi nous faut-il excuser ses Pygmalions?

Le Valet de chiens est une œuvre importante, remarquablement exécutée, et qui fait grand honneur à M. Jacquemart. Les animaux sont excellents; l'homme, très-vivant et très-vrai, fait une charmante statuette, un peu trop grande. II y a là beaucoup de talent, mais, si je ne me trompe, un talent mal employé. L'homme et les chiens seraient parfaits si on pouvait les prendre à part, l'un après l'autre: réunis, ils ne font pas groupe; donc, l'ensemble n'a pas de raison d'être. La meilleure critique que j'aie entendue à ce pro(303)pos est le mot d'un gamin, je ne sais plus quel dimanche: «Ça, disait-il, ça doit être ressemblant, et, je parie que ça se démonte

N'importe; les morceaux en sont bons.

Le Cavalier romain de M. Frémiet sera le digne pendant de son Cavalier gaulois, qui a eu tant de succès en 1864. Autant le barbare était libre, farouche, vaniteux, orné, dégingandé, autant le régulier est simple, ajusté, rassemblé. On comprend la discipline romaine, et la conquête des Gaules par Jules César. Il est bien difficile qu'un homme ait plus d'esprit, de sagacité et d'érudition utile que M. Frémiet. Comme sculpteur, il a des qualités également remarquables: ce cavalier et son cheval composent un excellent groupe, bien massé. Mais le cou du cheval est trop court; cet animal mourra de soif dès la première campagne, à moins que la forte discipline de Rome ne lui ait donné l’habitude de boire à genoux.

Nous avons épuisé la liste des sculpteurs hors concours. Passons aux collectionneurs qui n'ont pas encore leur médailleir complet.

Les œuvres de nos jeunes sculpteurs (je dis jeunes au point de vite du concours) se divisent naturellement en trois catégories.

La première comprend: l'Ange de la Redemption, de M. Capellaro, un groupe digne de figurer parmi les peintures de Flandrin; la Femme adultère, de M. Cambos, excellente œuvre d'art, quoique la tête ne soit pas très-jolie. Mais le modelé sous les draperies est bien finement senti. L'œuvre dans son ensemble atteste un vrai talent et un goût supérieur. M. Cambos n'a pas trompé les espérances qui s'étaient éveillées en nous au premier chant de sa jolie cigale; loin de là, il donne plus qu'il n'a promis.

Il faut placer sur la même ligne le Jeune equlibriste, de M. Blanchard, la Marchande de violettes, de M. Leroux; l'Abel, (305) du M. Feugère des Forts; le Savoyard, de M. Demaille, et le Danseur de saltarelle, de M. Sanson. M. Blanchard a un talent d'une rare finesse, mais il ne doit pas craindre d'accentuer un peu plus ses modelés. M. Leroux fera bien de simplifier ses draperies: la tunique de sa jolie bouquetière est cassée et égratignée comme à plaisir.

L'Angélique, de M. Carrier-Belleuse; l'Omphale, de M. Falguière; le Joueur de toupie, de M. Perrey; le Joueur de triangle, de M. L.-A. Roubaud, et le Poëte Ausone, de M. Delandre, se classent par ondre de mérite après les sept premières œuvres que j'ai citées.

M. Carrier-Belleuse n'est pas seulement le plus fécond des sculpteurs contemporains et le plus actif à vulgariser l'art statuaire: il est encore doué d'une audace peu commune. Son Angélique est une des œuvres les plus hardies que nos expositions aient vues depuis longtemps. Au (306) point de vue de l'art classique, il est facile de la critiquer dans ses détails; la figure ne se tient pas bien fortement; toutes les parties ne sont pas modelées avec autant de finesse que les genoux; le mouvement ne dit pas ce qu'il devrait dire, et cette magnifique dondon semble plutôt tordue par le plaisir que par la crainte: mais le bloc est superbe et la chair vivante. C'est la nature féminine maniée et quelque peu violentée par un ornemaniste de génie. Ne prenez pas ce mot pour une critique malveillante; je veux dire que M. Carrier semble moins préoccupé de suivre la nature que de la conduire à un but déterminé pour en tirer le parti le plus décoratif.

L'Omphale de M. Falguière maintient le jeune artiste à sa place, sans l'élever sensiblement plus haut: c'est une bonne figure. Quant à la Transtévérine du même auteur, elle vaudrait dix fois plus qu'elle ne vaut si elle était réduite au dixième. Il y a fagots et fagots, dit le Mé(307)decin malgré lui. Dans l’art qui nous occupe, il y a statues cl statuettes. Le Message est, si je ne me trompe, le meilleur ouvrage de M. Chevalier. La figure se construit bien, les profils sont heureux et le modelé gagne en finesse. L'Ausone de M. Delandre est d'un aspect un peu plus froid, pour ne pas dire ennuyeux, mais la conception est sculpturale et l'exécution très-satisfaisante.

Vient ensuite une liste un peu longue d'ouvrages qui méritent tous notre attention et notre estime. Si au premier coup d'œil l'exposition de sculpture semble indifférente, celui qui l'examine d'un peu près y remarque quantité de morceaux intéressants.

La Clytie de M. Chapu manque de silhouette. L'artiste, qui a du talent, s'est trompé en croyant qu'une collection de morceaux étudiés à part faisait naturellement un tout. D'ailleurs, tous ses morceaux ne sont pas bons. Ou rencontre ça (308) et là quelques jolis modelés, mais le détail est alternativement bon et mauvais, et l'ensemble n'existe pas. Le Petit faune de M. Lavigne est agréable, et rien de plus. La Baigneuse de M. Moreau-Vauthier a une bien jolie tête, mais le reste est trop mou, trop rond et trop lavé. La draperie qui tombe à gauche ne signifie pas grand'chose.

La Petite fille au serpent, de M. Kopf, est gentille dans les détails et dans l'exécution du marbre; la tête est jolie, mais la silhouette manque et la composition est encore à trouver. L'Enfant à la sauterelle, par M. Lebourg, est naïf et gentil, mais il n'indique pas encore beaucoup de force ou d'adresse. Le Repos interrompu, de M. Navlet; le Narcisse en terre cuite, de M. Garnaud; le groupe de M. Moulin; la Danseuse, de M. Janson; la Perdition, de M. Conny sont des œuvres agréables. La figure de M. Conny est un peu molle, mais elle a quelques profils heu(309)reux. La Couronne de fleurs, de M. Watrinelle, est un joli plâtre; la statue du jurisconsulte Proudhon (ne pas confondre) est très-convenablement établie par M. Becquet.

La Desdemone, de M. Valette, et l'Acquaiolo napolitain, de M. Fassin, méritent un éloge. Le Genie funèbre de M. Bartholdi est d'un aspect un peu étrange, mais d'une bonne construction et d'un travail irréprochable. Le même artiste a un beau buste de l'honorable M. Laboulaye. L'Élégant d'Athènes, par M. Carlier, n'est pas très-solidement bâti; ses jambes ne tiennent guère au corps, et la statue a le défaut de ne pouvoir être vue que de face. Cependant j'y suis revenu plusieurs fois avec plaisir. La conception est ingénieuse, la tête est jolie; l'ensemble de cet ouvrage respire je ne sais quel parfum d'atticisme vrai.

M. Doublemard a deux bons bustes dont l'un, le meilleur, rend au vif la figure (310) petillante et gamine de cet inimitable Coquelin. J'ai remarqué un bien joli groupe d'Hébé par M. Franceschi; les accents manquent un peu, mais il faut attendre le marbre. Un plâtre ne dit jamais que la moitié de ce qu'on veut lui faire dire. M. A. G., par M. Edmond Noël, est fin et spirituel; celui de Gustave Doré est un des meilleurs de M. Carrier-Belleuse. Claude Vignon, ce charmant écrivain et ce statuaire habile, qui est une de nos plus jolies Parisiennes, par-dessus le marché, a modelé de ses mains délicates la tête si intelligente et si française de M. Lefebvre-Duruflé.

Mlle Dubois-Davesnes, la méritante et la peu récompensée, a exposé deux bons bustes, comme toujours. Mme Astoud-Trolley, une femme de la plus haute intelligence, a risqué un grand médaillon de Beethoven dans des conditions qui rendainet le succès presque impossible. Le bas-relief a ses lois que le beau sexe lui-(311)même ne saurait violer impunément. Un médaillon doit être de profil. Par hasard ou par caprice un sculpteur de génie, connue David d'Angers, peut s'amuser une fois à le poser de face; mais c'est chercher une difficulté inutile et se donner à soi-même la plus ingrate de toutes les tâches que de le meure de trois-quarts. Ni l'intelligence, ni le savoir, ni le travail de l'artiste ne pourront racheter cette faute originelle.

La Colombe de M. Eude est une petite terre cuite peu étudiée, mais d'un bien joli goût. En revanche, le Nègre de M. Auguste Moreau , qui est étudié de très-près, et à fond, présente une surface trop sèche et trop accidentée: c'est un écorché, mais l'écorcheur est un artiste.

Il serait injuste de quitter la sculpture sans citer ces artistes laborieux à l'excès qui s'attaquent aux matières les plus rebelles. Quand vous lisez dans le livret ces simples mots: «Portrait de l’Empereur, (312) d'après le buste de M. Iselin, calcédoine orientale», rien ne vous avertit qu'il est question d'un tour de force unique aujourd'hui, et renouvelé des héroïques travailleurs de Rome. Ce petit travail, qu'un voleur pourrait mettre dans sa poche, a coûté deux ou trois ans de labeur assidu à M. Galbrunner.

La calcédoine antique est la plus rebelle de toutes les matières à sculpter: elle ne se laisse mordre que par le diamant. Certes on peut regretter qu'un sculpteur aussi habile que M. Galbrunner, ait consacré son temps et sa peine à immortaliser le travail d'autrui; mais il faut rendre justice à l'énormité de l'effort et à la beauté du résultat. Quand ce succès ne servirait qu'à prouver qu'on peut encore, en 1866, répéter les tours de force des anciens, M. Galbrunner mériterait une louange.

Citons encore deux jolis portraits sur coquille par le très-habile M. Reverchon, et deux charmants petits camées, l'Amour et (313) le Singe amateur, par M. Heller. M. Heller est un jeune graveur en medailles et en pierres fines, élève de Gérome, et le plus fort de toute l'École des Beaux-Arts dans la spécialité qu'il a choisie. Il a concouru cette année pour le prix de Rome, et il n'a pas obtenu de monter en loge. Pourquoi? Personne n'en sait rien, ni les maîtres, ni les élèves. Mais est-ce un grand malheur que de manquer le prix de Rome, quand on a tout ce qu'il faut pour réussir immédiatement à Paris?

 

(317) L’Architecture

XX

MM. Ambroise Baudry, Louis Pascal, Huot, Thérin, Charier, Lameire, Boileau fils, Boileau père, Dartein, Deperthes, Devrez, Hénard, Normand, Coquard, Durand, Fèvre, Gion, Guillaume, Hugelin, Lejeune, L’Enfant, Lorain, Parent, Sauvageot, Sedille, C. A. Thierry, Vaudremer, Corroyer, Chapron, de Baudot, Maurice Ouradou. – Envois et prix de Rome: MM. Boitte, Brune, Moyaux, Gerhardt, Noguet. – Un peintre omit: M. Ulmann.

M. Ambroise Baudry est un jeune homme déplorablement né. Son origine le condamnait pour ainsi dire à la médiocrité, car il est le jeune frère de Paul Baudry, et l’on (318) n’a jamais vu deux artistes supérieurs se suivre de si près dans la même famille.

Mais le vouloir de ce jeune homme a été plus fort que la destinée. A le juger sur ses commencements, on peut croire qu'il balancera, dans un temps donné, la réputation de son frère. Depuis plusieurs années, il collabore à l'œuvre immense du nouvel Opéra. Son chef, qui se connaît en hommes et en achitectes, assure qu'il ira loin. Pour commencer, le ministre de l'instruction publique l'a envoyé dans la Mœsie inférieure à la recherche d'une ville perdue qui s'appelait Troesmis. Le livret dit Troesmes et Mœsie supérieure, mais n'importe. La Mœsie inférieure était située au sud du Danube, vers l'embouchure du fleuve. M. Ambroise Baudry est, donc parti tout gaillardement pour les provinces danubiennes; il a couru la Valachie et lit Bulgarie, pris la fièvre, risqué sa peau, retrouvé le plan de Troesmis sous-terre, rapporté tout un magasin de plans, de re(319)levés, d'aquarelles pittoresques, et obtenu une médaille qui n'est pas la plus mal gagnée de cette exposition. Ses relevés divers, plans, coupes, détails, sont d'un architecte très-distingué; ses aquarelles sont d'un peintre.

Elles me rappellent certain album de voyage que Charles Garnier remplissait sous mes yeux, en 1852, dans notre voyage du Péloponnèse. C'est le même esprit, la même vivacité, la même justesse de ton. Quand les élèves s'annoncent si bien, on peut prédire hardiment qu'ils passeront maîtres.

Le projet de palais pour le Parlement de la Haye fait le plus grand honneur à M. Louis Pascal. C'est plus et mieux qu'un travail de concours, c'est un vrai projet d'architecte. Le plan est fort bien disposé; l'artiste a tiré le meilleur parti possible d’un terrain irrégulier. Les façades ont très-bonne tournure, surtout dans les ailes. Ces dernières parties ne sauraient être trop (320) louées; le mélange de la brique et de la pierre est fait dans une excellente proportion; les arcades du rez-de-chaussée et les fenêtres des étages supérieurs sont traitées de main de maître. Les coupes trahissent un peu de négligence ou plutôt de hâte obligée; mais les données générales en sont bonnes; on sent que l'artiste a tout le talent qu'il faut pour parfaire ce beau travail. M. Louis Pascal appartient, comme M. Ambroise Baudry, à ce chantier du nouvel Opéra, qui tend à devenir une école. Il a obtenu une médaille, comme MM. Huot, Therin, Charier et Lameire.

Le projet de M. Huet (hospice d'aliénés) n'est guère qu'une étude consciencieuse. Bonne disposition; rien de très-neuf.

Les études de M. Therin sur la mosquée de Cordoue sont un ouvrage de longue haleine: force dessins bien exécutés et dans le caractère de l'œuvre. La couleur ne manque pas d'harmonie; mais, au total, il faut plus de persévérance que d'origina(321)lité pour mener une telle entreprise à bonne fin.

Les deux projets exposés par M. Therin (restauration d'une église à Mareuil, et construction d'un hôtel de ville à Fontenay-le-Comte), sont deux très-bonnes études sérieusement achevées, mais où la personnalité de l'artiste se cache un peu.

M. Lameire a eu quatre voix pour la médaille d'honneur. Le fait est que M. Lameire est l'auteur d'une œuvre capitale, la plus importante et la plus accomplie de cette exposition d'architecture.

C'est le projet de la décoration intérieure d’une église, inspiré par l'Apocalypse de saint Jean. M. Lameire a entrepris de ressusciter l'architecture romane; son travail comporte une incroyable somme de recherches et d'études, et l’on y voit, en outre, l'originalité d'un décorateur hors ligne. Élevé à l'école de M. Denuelle, M. Lameire est plutôt décorateur qu'architecte. Mais il y a une grande différence entre lui et (322) MM. Picq et Prignot, qui semblent travailler pour l'instruction des grands tapissiers. Si dans cet intérieur d'église il a fallu nécessairement faire entrer une multitude de détails connus, la composition des frises et des pendentifs est très-originale et du mérite le plus éminent. Les motifs des peintures sont dessinés comme par Hippolyte Flandrin, et mieux composés; la couleur est harmonieuse. Inscrivez dès aujourd'hui le nom de M. Lameire parmi nos plus jeunes et nos plus vigoureux talents.

Si le jury des récompenses avait eu huit médailles à donner au lieu de six, la septième aurait été pour M. Deperthes et la huitième pour M. Boileau fils.

Les grands dessins de M. Deperthes d'après l'hôtel de ville de Reims, seront surtout une bonne étude pour l'artiste qui les a faits: travail recommandable par la patience et par le talent, quoique un peu lourd de rendu. Le projet d'église Renaissance pour Notre-Dame d'Auray est d'une (323) bien autre portée. La proportion est bonne et la façade tout à fait charmante.

La rectification d'un projet d'église pour la ville de Rambouillet est une bonne étude de M. Boileau fils, remarquablement dessinée à la plume et au tire-lignes. M. Boileau fils n'a pas inventé une nouvelle architecture, comme son père, mais il sait et fait bien l'ancienne, ce qui vaut mieux. Le projet d'Exposition universelle, par M. Boileau père, recommence en les compliquant, mais sans un avantage bien marqué, les nouvelles Halles de Paris.

M. Dartein a disputé la médaille, avec moins de chances pourtant que MM. Deperthes et Boileau fils. Ses neuf études sur l'architecture lombarde sont intéressantes par le sujet, remarquables par le dessin, précieuses par la conscience et le soin de l'artiste. Beaucoup d'intelligence, de savoir et de travail.

Les six grandes aquarelles de M. Devrez (études sur le mont Saint-Michel) sont d'un (324) très-habile homme. Le procédé est franc et libre; on a discuté la teinte générale qui est un peu triste; mais le mont Saint-Michel est de cette couleur-là; j'en parle de visu. Ce qui a empêché M. Devrez de participer au bénéfice du concours, c'est que son exposition est plutôt d'un peintre que d'un architecte. A cela je n'ai rien à dire.

Le monument de M. Hénard pour le concours de Don Pedro est d'une conception vraiment grandiose; peut-être un peu de lourdeur dans le bas.

M. Normand n'a envoyé qu'une petite acquarelle, pour avoir le droit de voter. Si je cite soit nom, c'est pour rappeler à nos confrères que M. Normand est l'auteur de la maison pompéienne si improprement appelée maison de Diomède. Ce charmant petit édifice, si merveilleusement étudié dans ses moindres détails, ressemble à la maison de Diomède comme au moulin de la Galette. Il serait bien plus juste lie l'appeler: Maison de Normand.

(325) Le sarcophage et le panneau de M. Coquart sont de jolies études de cartons, très-spirituellement lavées. M. Durand a fait un bon et consciencieux travail sur la cathédrale de Tarbes. M. Fèvre a exposé les bâtiments de l'administration du chemin de fer de Lyon, à Lyon. C'est un grand travail, fait avec beaucoup d'art et de soin. Mais le public et la critique n'accordent qu'une attention secondaire aux œuvres d'architecture purement domestique. Tel édifice, parfaitement conçu au point de vue de sa destination, passera presque inaperçu au milieu des œuvres monumentales; tel est un peu le cas présent. Le projet d'église pour Rambouillet, signé Gion, est un très-bon travail d'élève, malgré quelques inexpériences de détail. Le plan surtout mérite des éloges. M. Guillaume aurait pu garder dans ses cartons ses études d'après les peintures de Pompéi. Il a eu raison de les faire; car elles sont bonnes; il n'avait guère de rai(326)sons, ce me semble, pour les montrer au public.

M. Hugelin a représenté un très-curieux interieur du cabinet moderne. Bon dessin. Quant au pignon dans le goût de Heidelberg, c'est peut-être un travail assez inutile. L'église gothique de M. L'Enfant est peinte avec beaucoup de vivacité et d'éclat; les études de M. Lejeune sur le château d'Écouen complètent un enseble très-instructif. Le projet de monument funèbre par M. Lorain est d'une belle simplicité et d'un rendu irréprochable. La restauration des façades du château d'Esclemont, par M. Parent, est très-convenable. Quant à son projet de maison sur la place Vauban, nous préserve le ciel de le voir executé! Il y bien assez de bâtiments ennuyeux dans Paris!

Le projet de M. Sauvageot est curieux et intéressant; les maisons de M. Sedille ne sont plus à l'état de projet, puisque l’une des deux est le temple de la Nouveauté, (327) dédié solennellement par le curé de la Madeleine. Ils sont plutôt jolis que laids, ces bâtiments parisiens construits dans le style à la mode. Il faut citer une bonne aquarelle de M. Thierry, d'après la Sala Reggia du Vatican, deux dessins de M. Vaudremer, d'après la bibliothèque de Sienne et l'église Saint-Marc; quelques études d'architecture gothique, par M. de Baudot et M. Corroyer. Je passe sous silence le projet de M. Corroyer, qui tiendrait à déguiser la future rue de l'Impératrice en une vaste cloche à melon. Les promeneurs du trottoir ménageraient leurs parapluies, j'en conviens; mais quel spectacle pour les locataires du premier!

Je n'ai jamais importuné le ciel par des sollicitations indiscrètes; j'ose donc espérer qu'il m'accordera de ne pas voir la place du Trône enlaidie par le monument de M. Chapron. Amen.

Les dessins de M. Maurice Ouradou d'après les décorations de M. Viollet-le-Duc (328) sont fort bien exécutés; mais était-ce bien la peine de nous montrer ici ce que nous pouvons aller voir à Notre-Dame? Un peu trop de zèle, je crois.

Nous arrivons aux envois de Rome et aux travaux qui ont remporté le prix en dernier lieu.

Tout cela est fort bien fait. M. Boitte, M. Brune, M. Moyaux étaient parfaitement en mesure d'obtenir chacun une médaille. Les deux nouveaux grands prix, M. Gerhardt et M. Noguet, ont fait deux projets remarquables à divers titres. Celui de M. Noguet est peut-être mieux étudié; celui de M. Gerhardt est plus libre et plus artistique; l'un et l'autre mériteraient d’être récompensés.

Mais ils le sont déjà, et le jury a pris un bon parti, j'ose le dire, en écartant du concours les prix et les envois.

Pour les prix, c'est trop évident. Il ne faut pas remettre en question une chose jugée. Supposez qu'un jury ait donné la (329) première place à l'élève Pierre et la seconde à l'élève Paul. Survient un autre jury, le jury des récompenses, qui donne une médaille à Paul et rien à Pierre. Voilà Paul qui se croit appelé au premier rang, tandis que Pierre refuse obstinément de reculer au second. Et quel affront pour le jury des prix de Rome, s'il voyait son verdict cassé par le jury de l'exposition!

Est-il beaucoup plus opportun de faire concourir les envois datés de Rome? Oui, si l'élève expose librement, s'il va au-devant du concours, s'il demande la lutte. Mais il arrive souvent que tel pensionnaire aimerait mieux ne pas savoir son envoi exposé. Les architectes surtout, à leur dernière année, lorsqu'ils bâclent sans intérêt, sans programme, à leur corps défendant, un projet d'édifce qui ne doit pas être exécuté! C'est leur rendre un mauvais service que de les traîner malgré eux dans la mêlée des concurrents.

Il est d'ailleurs fâcheux à tous égards (330) qu'on ait ouvert une salle exprès pour l'école de Rome. Cette salle, il faut la remplir, et quand les envois ne suffisent pas, on y ajoute sans façon telle œuvre plus importante et plus étudiée qui se trouve sous le boisseau.

Il y a bien longtemps que M. Ulmann n'est plus pensionnaire de Rome, et pourtant on a remis en pension son grand tableau de Sylla chez Marius. Et, grâce à cette anomalie, j'ai failli passer sous silence une œuvre remarquable, considérable, très-fortement conçue, fort bien exécutée (sauf quelques mollesses), qui a obtenu une médaille et qui la méritait bien.

Fin.