SALON DE
1866.
CHARLES BLANC
aus:
Gazette des Beaux-Arts, 20/1866, S. 497-520
(497) QUAND il nous arrive de relire d'anciens salons, une chose nous
afflige et nous décourage: c'est de voir combien la renommée
d'un artiste, jugé par ses contemporains, est sujette aux révisions
de la postérité. Tel peintre a eu les honneurs des expositions
les plus brillantes, a été vanté, fêté,
acclamé, qui aujourd'hui est enseveli dans les catacombes de
nos mémoires. Diderot, par exemple, a consacré des pages
éloquentes à des artistes dont le nom n'est pas connu,
à l'heure qu'il est, de dix personnes, et sans même remonter
si haut, les écrivains qui exercent depuis vingt-cinq ou trente
(498) ans la critique d'art, ont pu assister au triomphe et à
la déchéance d'une école, sinon de plusieurs !
Il suffit de l'intervalle de temps qui mesure la vie moyenne, pour voir
des personnages qui tenaient le haut bout, s'éclipser peu à
peu et s'effacer du souvenir au point de n'être plus de ce monde.
A moins d'avoir la juvénile ardeur et l'assurance du novice qui
ne doute de rien, on n'ose plus porter un jugement sur un sculpteur
ou un peintre qui vivent encore, dans la crainte d'être bientôt
cruellement démenti par ce tribunal suprême, qui est le
temps.
Mais d'où vient cette extrême mobilité de nos opinions
en peinture? Elle tient sans doute à ce qu'il n'existe parmi
nous aucun principe reconnu, publiquement enseigné (je veux dire
enseigné au public), touchant la peinture et la statuaire. Au
lieu de répandre à ce sujet quelques idées saines,
beaucoup de jeunes écrivains se sont dispensés d'en avoir,
croyant ou laissant croire au lecteur que les questions du beau sont
complètement livrées à l'arbitraire, et que l'on
ne saurait discuter des goûts pas plus que des couleurs. Là-dessus,
chacun s'est contenté d'avoir des impressions personnelles, et
comme ces impressions changent constamment quand rien ne les guide,
les lois de l'art sont devenues une pure affaire de caprice, une dépendance
de la mode. Il en résulte, pour le dire en passant, que la critique
fait une besogne absurde et parfaitement inutile. Car s'il n'y a aucun
principe du beau, de quel droit se permet-on de juger un artiste? Pourquoi
le sentiment de l'écrivain vaudrait-il mieux que celui du peintre
? Et pourquoi, dès lors, ne laisserait-on pas le public, livré
à ses propres inspirations, jouir en paix de ce qui le ravit
ou se moquer à son aise de ce qui lui déplaît ?
II.
Une
autre cause de ces revirements continuels du goût général,
c'est la fréquence des expositions. Fréquentes, elles
sont faibles. Il ne se fait point chaque année une somme de belles
choses qui suffise pour former un salon magnifique et imposant. Si,
au lieu de se fractionner ainsi et de s'éparpiller dans plusieurs
salons successifs, l'Ecole réunissait de temps à autre
toutes ses œuvres pour en composer une exposition solennelle, tout s'en
trouverait mieux, ce nous semble. Un plus grand nombre d'ouvrages remarquables
donnant du lustre à la peinture, à la sculpture, à
la gravure, rehausseraient l'importance que le monde y attacherait.
Dans un salon plus riche et qui, en raison même de sa richesse,
pourrait être soigneusement épuré, sans être
appauvri, les visiteurs formeraient (499) plus facilement en eux la
faculté de sentir et de discerner dont personne n'est dépourvu
; ils concevraient une idée plus élevée de l'art
et y prendraient goût. Ils ne seraient point blasés comme
ils le sont aujour-d'hui sur un plaisir qui revient trop souvent pour
ne pas perdre de son attrait.
Mais, dira-t-on, si l'on supprime les salons annuels, l'intérêt
des artistes en souffrira. Ce sera une calamité pour eux que
d'attendre trois ou quatre ans pour se produire, et ces années
d'attente peuvent être mor-telles. Pendant le temps que l'herbe
met à croître, le cheval meurt de faim, dit un proverbe.
— Et à ces raisons qui ont bien leur force, quelques-uns ajoutent
que les artistes, si l'on espace les salons, ne travaille-ront plus
qu'un an sur quatre ou sur cinq, et que l'on aura ainsi encou-ragé
la paresse des uns, découragé l'ardeur des autres.
Sur cette question, il a été publié naguère
un écrit plein de sens et qui, émané d'un peintre,
n'en a que plus d'autorité. « L'Exposition des Beaux-Arts, dit
M. Pérignon ( Deux Expositions des beaux-arts. Projet par
Pérignon, peintre. 1866), n'arrive et n'arrivera jamais à
satisfaire personne : elle est et sera toujours une opération
défectueuse et sujette à mille critiques : la raison en
est qu'elle a pour objet d'atteindre du même coup deux buts absolument
différents, opposés même l'un à l'autre ;
savoir: être une exposition d'oeuvres de choix, et, en même
temps, servir les intérêts matériels des artistes,
en leur fournissant le moyen de faire connaître leur talent, de
montrer leurs ouvrages et de les vendre.
De cette contradiction fondamentale et permanente dans les deux fins
qu'on se propose, proviennent : d'une part, les insurmontables difficultés
devant lesquelles toute la sollicitude, toute la sagacité, tous
les efforts de l'administration restent impuissants ; d'autre part,
les éternelles et légitimes récriminations du public
et des artistes. On a tort et raison des deux côtés. Il
est impossible de bien faire, dans l'état actuel des choses,
et la faute n'en est qu'à ce vice radical de l'institution elle-même.
En effet, dès que l'administration incline vers un but, elle
s'éloigne forcément de l'autre. Si elle se préoccupe
des intérêts matériels, elle néglige, compromet
ou sacrifie le choix dans les oeuvres ex-posées; et dès
qu'elle cherche à avoir une exposition meilleure, elle porte
atteinte aux intérêts matériels des artistes...
»
Après avoir signalé le vice radical de l'institution,
qui est d'avoir un double but et de mal remplir deux conditions inconciliables,
M. Pérignon propose, comme remède naturel, de créer
deux expositions, chacune (500) ayant son but unique, son but spécial
: l'une instituée pour la plus grande gloire de l'art français;
l'autre établie pour satisfaire aux intérêts maté-riels
des artistes.
Cela nous paraît fort bien vu. 11 y a plus : si, d'une part, les
exposi-tions choisies, rares, nombreuses et pompeuses, sont favorables
au progrès de l'art et à sa dignité, d'autre part,
chaque artiste, peintre, sculp-teur ou graveur, trouvera mieux son compte
à se montrer dans un salon permanent, qui sera toujours suivi,
parce qu'il sera continuellement renouvelé, et où d'ailleurs
son œuvre ne sera pas noyée dans un océan de peintures,
de plâtres et d'estampes, ni privée du bienfait de la cymaise,
ni écrasée par un de ces malencontreux voisinages, produits
monstrueux et inattendus de l'alphabet, qui, au lieu de procurer l'harmonie
des effets et leur plus-value, engendre deux déconvenues à
la fois et deux dissonances.
Nous-même, il y a cinq ou six ans, lorsque fut fondée la
Société des arts unis, nous félicitions le fondateur
d'avoir créé cette seconde exposition que M. Pérignon
demande aujourd'hui, et nous écrivions : Ces œuvres destinées
à l'ornement de nos maisons et appropriées à nos
demeures exiguës, les portraits intéressants des personnages
du jour, ces paysages qui traduisent l'émotion d'un peintre devant
la nature, ces. tableaux hollandais que nos Français font si
bien, parce qu'ils y apportent l'appoint immanquable de leur goût
et de leur esprit, ces gravures ou ces lithographies qu'on est impatient
de voir, tous ces ouvrages enfin, grands ou petits, qui attendent un
autre propriétaire que la nation, il faut leur ouvrir une hospitalité
convenable, non pas précaire, mais constante; non pas bruyante
et majestueuse, mais intime et recueillie. Quant à l'État,
c'est à lui seul qu'il appartient de donner aux nations le spectacle
du grand art, de les tenir au courant de leurs propres efforts, de les
avertir ainsi de leurs progrès ou de leur décadence. A
lui d'ouvrir à d'assez longs intervalles, tous les quatre ans
par exemple, ces expositions brillantes, qui sont un événement,
et où l'esprit public doit recevoir une mémorable impression,
une forte secousse. A lui de justifier l'emploi de ses fonds en exposant
les cartons des peintures murales exécutées par ses ordres,
les modèles de la grande sculpture, les projets de monuments
qu'il aura mis au concours, les planches dont il aura enrichi la Chalcographie
du Louvre, en un mot, ce qu'il aura commandé et payé,
ce qui n'est point à vendre.
(501)
III.
La
faiblesse de nos expositions et le peu d'intérêt qu'elles
excitent, — eu égard à l'immense population de Paris,
— ne tient pas seulement à leur banalité, elle tient encore
à la timidité et à la complaisance du jury. Autrefois,
le jury, exclusivement composé d'académiciens, pouvait
être passionné, et ses sévérités n'étaient
pas exemptes d'injustice, parce qu'il était juge et partie. Louis
David avait écrasé la queue du Bernin, comme il disait;
mais à son tour ce maître illustre avait laissé
après lui la queue d'une école que l'on voulait écraser.
Il y avait donc parti pris dans les décisions du jury, et il
n'était guère possible qu'il en fût autrement. Aujourd'hui,
tel qu'il est composé, le jury de sculpture, de pein-ture, de
gravure, d'architecture, présente toutes les garanties désirables
d'une parfaite bonne foi. Les vieilles querelles du romantisme contre
les classiques ne sont plus que de l'histoire, et s'il reste encore
deux camps, celui du style et celui du réalisme, — on dit maintenant
par euphonie naturalisme, — les deux camps ont autant de voix l'un que
l'autre dans le tribunal qui doit les juger, de sorte que les sentences
du jury, si elles ne sont pas inattaquables, ne sont pas du moins suspectes
de partialité.
Le véritable défaut du jury est d'avoir plus de sollicitude
pour les artistes que pour l'art, de trop compatir aux commencements
débiles, d'avoir trop présentes à l'esprit certaines
infortunes qui sont dignes d'intérêt sans doute, mais qui
plus tard sont empirées par le soulagement momentané qu'on
y apporte. Un jeune homme sans talent, qui a été une fois
reçu au salon, et qui a vu son œuvre exposée, de par le
gouvernement français, devant tout Paris, ne consentira plus
à quitter la carrière qu'on lui a si facilement ouverte.
Il ne doutera plus de sa vocation, et pour un méchant plâtre,
pour un bout de paysage, qui auront été admis dans un
moment de distraction ou de lassitude, il se croira prédestiné,
et le voilà condamné par son amour-propre à rimer,
malgré Minerve, toute sa vie. La sévérité
du jury, —je parle d'un jury désintéressé et sans
passion, comme celui que forment le suffrage libre et l'adjonction de
quelques personnes notoirement compétentes,— nous paraîtrait
donc un bienfait pour la jeunesse qui débute, et, à vrai
dire, elle serait aussi utile aux intérêts privés
qu'à la chose publique.
Nous devons convenir cependant que notre opinion n'est pas celle de
tout le monde, et qu'elle est combattue par d'excellents esprits. Ceux-là
voudraient provoquer une candidature universelle, et qu'il n'y eût
point (502) d'autre jury d'admission qu'un inspecteur préposé
à la décence des images. C'est par le classement que se
témoigneraient les préférences. Le palais des Champs-Elysées
est assez vaste, disent-ils, pour contenir tous les envois. Telle portion
du palais serait réservée aux membres de l'Institut, qui
feraient entre eux la police de leurs salles. Telle autre serait affectée
aux artistes qui ont déjà reçu des récompenses,
puisque le mot est maintenant consacré. Viendraient ensuite les
chambres occupées par les prétendants à la gloire.
Mais un jury de placement, car il faut bien des juges là où
il y a quelque chose à juger, désignerait les ouvrages
dignes de figurer à une place d'honneur ou de passer dans les
salles privilégiées, et décernerait ainsi à
première vue un commencement de récompense. On ne refuserait
à personne l'hospitalité, mais on y mettrait une hiérarchie
naturelle, des distinctions significatives et des nuances. Ce serait
un laisser-passer méthodique et le maintien de l'ordre dans la
liberté.
Ce système a du bon sans doute. Il ferait taire, sinon toutes
les protestations, du moins les plus vives et les plus amères.
Il rendrait répa-rables toutes les erreurs. Il tuerait le suicide
des refusés. Mais est-il bien prudent d'ouvrir ainsi à
deux battants les portes du temple ? N'est-ce pas sacrifier d'avance
la qualité au nombre? Pourquoi encourager les faibles, alors
qu'il faudrait au contraire leur déconseiller le courage? Les
grands artistes des temps antiques entouraient de difficultés
l'entrée de la carrière, et ils imposaient des conditions
très dures à quiconque désirait les avoir pour
maîtres. Ils voulaient qu'on arrivât par les voies étroites,
per angusta. Leur Parnasse était un rocher à gravir.
IV.
Créer
une multitude de peintres et de sculpteurs par l'attrait d'une renommée
facile, c'est préparer la prépondérance des talents
moyens et l'abaissement du niveau : nous ne le voyons que trop déjà.
C'est l'art inférieur qui triomphe sur toute la ligne ! Oui,
l'art inférieur, car il en est de la peinture en général
comme d'un tableau en particulier. Tout n'y est pas sur le même
plan ; il y a le principal et le secondaire, le grand et le moindre.
Beaucoup d'artistes, de ceux qui composent au-jourd'hui le gros de l'armée
et qui brillent au troisième rang, soutiennent volontiers ce
paradoxe : qu'il n'y a pas de hiérarchie dans le beau; qu'un
chef-d'œuvre en vaut un autre; qu'une botte de radis peinte dans la
dernière perfection peut s'égaler à la Cène
de Léonard, à l'Ecole (503) d'Athènes. On entend
dire de ces choses-là parmi les camarades des nouveaux peintres,
quelque fois dans les ateliers. On connaît même des écrivains
qui impriment avec sérénité des affirmations de
cette force, et il ne faut pas croire qu'il soit puéril de les
combattre, autant que d'en-foncer des portes ouvertes. Telle vérité
que ne désavouerait point M. de la Palisse est prise à
rebours sans façon et sans le moindre scrupule. La preuve, c'est
qu'il s'est trouvé une majorité d'hommes très éclairés,
d'ailleurs, et très intelligents, pour décider que la
même médaille serait appliquée à tous les
genres d'ouvrages, de manière que si Gros exposait aujourd'hui
la Peste de Jaffa, M. Ingrés Y Apothéose d'Homère,
Dela-croix la Barque du Dante, Géricault le Naufrage de la Méduse,
ils rece-vraient la médaille qu'on aura décernée,
je suppose, à Mlle *** pour sa bourriche de pétunias.
II faut donc se résigner à démontrer l'évidence,
puisqu'elle est méconnue par des gens qui ont cependant les yeux
bien ouverts.
C'est un axiome de messieurs les géomètres, que le tout
est plus grand que la partie et que le plus contient le moins. Une vérité
tout aussi grosse pour messieurs les philosophes, c'est que le général
l'emporte sur le particulier, et le nécessaire, comme ils disent,
sur le contingent. Sans nous brouiller avec les critiques amoureux de
l'égalité devant l'art, nous leur ferons observer avec
douceur qu'il y a une gradation dans les règnes de la nature,
et que si la destination de l'art est d'exprimer la vie, — c'est justement
leur manière de le définir, — la figure humaine est l'image
la plus élevée que l'artiste puisse se proposer pour modèle,
puisqu'elle est un résumé des créations antérieures
et que, remplissant l'espace immense qui sépare l'intelligence
de la végétation, elle manifeste le plus haut degré
de la vie, qui est la pensée. A ne voir même les choses
que par le côté plastique, il y a dans le corps humain
une si prodigieuse variété de formes, de contours, de
dépressions, de saillies, d'attitudes, de mouvements, de nuances,
qu'il a fallu aux Grecs dix ou douze générations d'artistes,
ajoutant l'étude à l'étude, le génie au
génie, pour en venir à posséder la connaissance
parfaite de l'homme parfait. De même, à la Renaissance,
il s'est écoulé plus d'un siècle avant qu'on sût
mettre une figure humaine d'aplomb sur ses pieds, tandis que l'imitation
du paysage, aussitôt que les peintres y ont regardé, dès
le quatorzième siècle en Flandre, dès le quin-zième
siècle en Italie, est arrivée à une beauté
admirable, notamment dans les tableaux de Van-Dyck, des Bellin, de Marco
Basaïti, de Cima de Conegliano, de Lorenzo Costa et de quelques
autres. Donc, si la grandeur du peintre se mesure à la difficulté
de son entreprise, il est impossible de mettre sur la même ligne,
à mérite égal, le paysage et la figure hu(504)maine.
A l'époque de Poussin, qui était pourtant, à ses
heures, un paysagiste de première force, il eût été
oiseux, presque ridicule d'écrire ce que nous écrivons
ici. Maintenant, il n'en est plus de même ; ce qu'il était
alors inutile de dire, il devient indispensable de l'affirmer.
Entrez à l'Exposition, vous rencontrerez vingt personnes qui
vous di-ront : avez-vous vu le paysage de Courbet?
quelle peinture! quel maître! (je crois même avoir ouï
dire : quel grand maître !)... Pauvre école fran-çaise
! faut-il qu'elle soit amoindrie, dévoyée et déchue,
pour que l'on fasse un pareil succès à une étude
de chevreuils, de troncs d'arbres et de rochers, par cela seul qu'elle
est bien touchée, d'un beau ton, d'une belle pâte ! Notez
qu'il y manque de la profondeur, de l'espace, de la perspective, et
ce sentiment de poésie qu'éveille la solitude des forêts.
Ni l'âme ni la vue ne peuvent s'y enfoncer à l'aise. Les
arbres de la gauche sont aplatis sur le rocher, le rocher du fond n'est
pas bien à son plan et des trois ou quatre biches, d'ailleurs
charmantes, qui. se sont remisées sous ce bois, il en est une
qui semble plaquée sur son fond. Et puis, ce n'est là
qu'une étude, je le répète : c'est un morceau,
morceau excellent de couleur et d'exécution, mais auquel on peut
ajouter ce qu'on voudra, sur la droite ou sur la gauche, en haut ou
en bas, sans déranger l'économie du spectacle. Si nous
comparions, sous ce rapport seulement, la toile de M. Courbet
à celle de M. Paul Huet, nous sentirions sur-le-champ que le
Bois de la Haye est un vrai tableau, je veux dire un tout harmo-nieux
qui s'est résumé et complété dans le sentiment
d'un artiste, tandis que la Remise de chevreuils est un paysage qui
a été vu plutôt que senti, de sorte que, faute d'unité,
c'est un produit brillant de la palette, mais non pas une émanation
de l'âme.
V.
On
a beau dire, nous ne sommes pas une nation d'artistes au pre-mier chef,
et l'art ne sera jamais chez nous qu'une préoccupation secondaire.
Quelque chose, qui est dans le génie même du peuple français,
empêche qu'il en soit autrement. Je parle de ce vieux fonds d'ironie
gauloise qui est hostile à la poésie, et qui nous inspire
à l'endroit du sentiment je ne sais quelle pudeur d'esprit fort.
Nos railleurs se défendent d'être touchés, et ils
éprouvent une certaine honte quand on a réussi à
les émouvoir. Ils ont un mot tout fait pour décourager
le peintre qui in-vente ou choisit une action de nature à remuer
le cœur. « C'est un mélodrame, » disent-ils, et voilà
un homme jugé, sur lequel on ne revient (505) plus. J'ai entendu
ce mot prononcé par un journaliste spirituel et mor-dant, qui
l'appliquait au tableau de M. Tony Robert-Fleury
: Varsovie, le 8 avril 1861, et qui serait fort scandalisé, j'imagine,
si on lui disait que le Massacre de Scio, d'Eugène Delacroix,
et la Méduse de Géricault, furent aussi, dans leur temps,
des mélodrames. Quelle raison y a-t-il donc pour que la peinture
s'interdise de représenter une scène de ter-reur, lorsque
nous savons tous qu'elle s'est passée il y a cinq ans dans une
grande ville de l'Europe prétendue civilisée, et qu'elle
a été si af-freuse que l'artiste, quoi qu'il fasse, restera
toujours au-dessous de la vérité ? Pourquoi le Massacre
des innocents ne serait-il pas aussi un mé-lodrame? Est-ce uniquement
parce qu'il aurait été ordonné et exécuté
en Judée, il y a dix-neuf siècles ?
Non, ce n'est pas obéir, ce me semble, à un bon sentiment,
que de glacer celui des autres, surtout quand il se produit sous une
forme aussi contenue et avec tant de mesure ; car ce qui est frappant
dans le spec-tacle de cette foule, pressée et désarmée,
de femmes et d'enfants, sur laquelle l'infanterie russe fait feu, c'est
justement l'absence de tout accent, déclamatoire; c'est la volonté
qu'a eue le jeune peintre de ne pas charger la situation, de ne pas
étaler toutes les horreurs d'une pareille tragédie, là
où d'autres auraient cru facilement triompher à force
de cadavres, de sang et de larmes. Je dirai même que la toile
de M. Tony Robert-Fleury a l'air d'un
ouvrage conçu par un homme de cinquante ans. Pour moi, j'y désirerais
plutôt les défauts de la jeunesse, et j'aurais plus de
confiance dans l'avenir d'un artiste qui aurait été entraîné
par son sujet à une surabondance d'énergie et aux éclats
de l'indignation. Tel qu'il est, le tableau de Varsovie révèle
un praticien habile, mais d'une propreté un peu froide et méthodique,
à la Paul Delaroche. Si on les considère une à
une, ses figures juxtaposées ont chacune du caractère,
une individualité choisie, et elles présentent beaucoup
de nuances dans l'expression d'un même sentiment, qui est celui
d'une résignation fière et simple. Elles reçoivent
ou attendent la mort sans emphase, avec une exaltation tout intérieure
et un calme héroïque. Mais l'ensemble du tableau pourrait
être mieux enveloppé, plus mêlé, plus tragique
par la chaleur de l'exécution et l'éloquence mystérieuse
du clair-obscur.
VI.
Une
chose à remarquer, du reste, dans ce tableau, comme dans le salon
tout entier, c'est que nous avons perdu le sens des convenances, (506)
en fait de proportions. La présence des costumes, surtout des
costumes modernes, qui sont le contraire du pittoresque, contredit l'importance
de la place qu'on leur donne. Il y a quelque chose de choquant et d'inutile
à peindre des redingotes, des pantalons, des bottes et des souliers
de grandeur colossale, et même de grandeur naturelle, quand il
ne s'agit point d'un portrait, car on sent bien qu'il faut réserver
de telles proportions aux généralités poétiques,
et à cette beauté souveraine qui est le nu. Combien de
peintures épisodiques ou anecdotiques occupent une étendue
scandaleuse ! Au milieu de la concurrence que se font les trois ou quatre
mille ouvrages exposés, chacun veut à tout prix attirer
l'attention des visiteurs. C'est à qui parlera, non pas le plus
juste, mais le plus haut et le plus fort. Que perdrait, par exemple,
le tableau de M. Carolus Duran, l'Assassiné, à être
peint sur une toile de chevalet? Plus intime, la scène serait
plus touchante. Plus concentré, le talent énergique et
sûr de l'au-teur serait tout aussi remarquable et plus remarqué,
malgré la dureté de son coloris, parce que, au lieu de
le ramener à des dimensions moindres, on l'encouragerait à
oser des dimensions plus grandes, en abordant ce qui en est digne. De
même que les journaux n'impriment pas en gros caractère
un simple fait-Paris, et n'emploient le cicéro ou le Saint-augustin
que pour les matières d'un intérêt européen
ou d'une valeur philosophique, de même il ne convient pas de représenter
en grand ce qui peut être représenté tout aussi
bien en petit, d'autant plus qu'en changeant mal & propos les mesures,
on rapetisse précisément ce qu'on espérait agrandir.
Sur la toile immense où M. Edouard Dubufe a développé
en trois compartiments l'histoire de l’Enfant prodigue, je vois plus.clair
ce qui a manqué à son éducation esthétique.
Si nous devons lui savoir gré d'avoir entrepris, avec une si
généreuse ambition et avec tant de désintéressement,
une œuvre de cette taille, qu'il nous permette de lui dire ou plutôt
de lui rappeler quelles sont les conditions rigoureuses de la grandeur.
Et d'abord plus la toile est grande, plus il est nécessaire d'y
mettre de l'unité au moyen d'un grand parti de clair-obscur.
Je proposerais donc à M. Dubufe, au lieu d'éparpiller
sa lumière, de la concentrer, ou du moins d'y faire dominer un
clair principal; au lieu d'échantillonner sa couleur, de sacrifier
à l'ensemble la richesse indiscrète des teintes locales.
Mais ce sont là des défauts facilement réparables.
Ce qu'il est plus difficile de réparer, c'est le goût général
de la composition et le style des figures. Dans leurs costumes voyants
et brillantes, dans leur élégance factice et théâtrale,
l'Enfant prodigue et ses compagnons de débauche ont l'air de
comédiens qui répètent une scène de la Bible
sur le boule(507)vard. Pour évoquer ces personnages d'une parabole
antérieure à l'Évan-gile et aussi vieille que le
monde, il faudrait, je crois, dépouiller l'esprit moderne, se
reporter et nous reporter aux temps éloignés de l'histoire
orientale et conserver à la tradition antique son prestige en
évitant de la rapprocher de nous par la banalité des ajustements
connus, par le caractère de telles figures que nous reconnaissons
pour être les aimées d'une féerie ou les courtisanes
de nos jours travesties en Chananéennes. Paul Véronèse,
il est vrai, s'est mis au-dessus de toutes ces convenances dans les
Noces de Cana; mais qui oserait s'en plaindre en présence d'un
spectacle aussi magique, d'une exécution aussi merveilleuse,
d'un tel sentiment de la vérité humaine et de la vie?
Ici, au contraire, l'exécu-tion du peintre, ordinairement si
habile, s'est affaiblie en se délayant ; sa peinture, inconsistante
et fluide, a tourné à la gouache et au décor, surtout
dans le ciel, l'architecture et le groupe des danseuses. En revanche,
les deux grisailles qui accompagnent le panneau central sont des morceaux
réussis qui ont de la tenue, de la grandeur même, et qui
font honneur à M. Dubufe, tant il est vrai que la couleur est
l'ennemie naturelle du style, parce qu'elle tend à particulariser
ce que le style veut qu'on généralise.
VII.
Le
style c'est le côté faible de l'Exposition depuis bien
des années, et il est évident que si l'école de
Rome n'existait pas, la peinture de style finirait par disparaître.
La parole serait aux costumiers et aux fri-piers, aux ethnographes et
aux photographes. Nous en serions réduits peu à peu au
gros naturalisme, avec sa grosse matérialité et sa grosse
prose. Quelle déchéance, bon Dieu ! si l'art ne devait
être que le pléo-nasme de la vie réelle, s'il avait
perdu les clefs de ce monde meilleur où fleurit l'idéal,
où la vérité se voile, où la poésie
se dévoile! Le bel avantage de retrouver dans la peinture les
vulgarités qui chaque jour nous écœurent, les difformités
qui nous affligent, toutes les choses dont nous sommes las, sur lesquelles
nous sommes blasés ! Avaler deux fois les grossièretés
de la lie?... Franchement, c'est assez d'une. Le style, d'ailleurs,
c'est aussi la vie, mais la vie à cent pieds au-dessus du pas-sant,
la vie à cette hauteur où l'on respire les essences, où
l'espèce éclipse l'individu, où le type domine
l'accident, où la beauté humaine, la beauté impérissable,
passe avant cette prétendue beauté parisienne, qui demeure
telle rue et tel numéro.
(508) Je comprends que ceux qui cherchent le beau dans le vrai Ou dans
le vraisemblable, — et avec raison, — soient irrités à
leur tour par les égarements étranges et le faux archaïsme
de M. Gustave Moreau, d'un artiste noblement trompé dans sa noble
ambition, et en qui le rêve de Chassériau est devenu un
cauchemar, d'un artiste qui songe encore à concilier les inconciliables
: la naïveté des préraphaélites avec ce qu'il
y a de plus moderne dans le génie moderne, Mantegna et le romantisme.
Pérugin et Delacroix,
la recherche virile du grand avec la poursuite enfantine du détail,
le style, enfin, avec le colorisme, — qu'on nous pardonne ce barbarisme.
— Mais j'observe avec plaisir que la Mort d'Orphée, par M. Emile
Lévy, ancien pensionnaire de Rome, a le privilège d'attirer
une foule choisie. Le poëte expirant et les Bacchantes qui le frappent
encore avec l'aveugle furie de l'ivresse, mais d'une ivresse divine,
sont des figures bien trouvées séparément, prises
dans la vie et suffisamment idéalisées pour devenir des
types de sensualité féroce, de cruauté féline.
Leurs mouvements, passionnés jusqu'au délire, restent
naturels et leurs corps, agités par le souffle du dieu qui les
possède, conservent un certain raffinement de grâce dans
leurs spasmes tragiques. Il est dommage que la composition ne soit pas
mieux entendue, mieux remplie, qu'elle soit déchiquetée
et décousue, que l'œil y rencontre des verticales sur des horizontales
et un tiraillement peu agréable de lignes brisées et de
formes anguleuses. Toutefois le tableau de M. Lévy est une œuvre
de premier choix dans le Salon de cette année. Vingt ans plus
tôt, c'eût été, je crois, un ouvrage de second
rang. Ce qu'on eût trouvé charmant à toutes les
époques, c'est son Idylle. Elle est aimable, en effet, cette
image familière d'une jeune fille qui va traverser un gué
dans les bras de son amant ingénu, sans songer à d'autres
périls que ceux de l'onde perfide. Est-ce Daphnis et Chloé
? Est-ce Paul et Virginie? Je l'ignore et ne veux pas le savoir. L'incertitude
est ici un attrait de plus, et le mélange de la vérité
et de la fiction est justement ce qui distingue une œuvre d'art. Voilà
une petite scène qui se passe tous les jours sur les bords de
tous les ruisseaux du monde. Mais si un artiste en est témoin,
il l'éclairé de son regard, il la transfigure, il la transporte
dans une région qui n'est pas celle de la pure réalité,
qui n'est pas non plus celle de l'imagination pure, et ces deux jouvenceaux,
enfants du voisinage, tout vivants qu'ils nous paraissent, deviennent
des symboles de l'amour naïf et de sa grâce éternelle.
Nous lisons dans le livret du Salon que l'Idylle appartient à
madame la princesse Mathilde : cela ne nous étonne point; il
n'est pas d'exposi-tion qui ne soit écrémée par
elle, d'un goût fin et sûr. C'est en artiste (509) qu'elle
choisit tout ce que notre peinture produit de plus heureux, sur-tout
dans le genre intime et familier, car elle se défie de ce que
nous appelons le style, parce qu'elle y subodore le poncif avec une
spirituelle ironie et un flair redoutable.
VIII.
Oui,
sans doute, la convention est l'écueil du style, de même
que la trivialité est l'écueil de ceux qui se livrent
à la simple imitation de la nature. Le problème est «
d'être vrai d'abord et noble ensuite, » suivant le mot du vieux
David. Nous avons raconté ailleurs ce qu'Eugène Delacroix
disait un jour à M. Gigoux dans un moment d'humeur : « Nous serons
bien avancés, quand nous aurons fait poser un goujat à
vingt sous l'heure... » Gigoux répondit : « Ce goujat, c'est
Dieu qui l'a fait.» La repartie était vive et bien venue; pourtant
il me semble qu'au fond, l'un et l'autre de ces deux peintres ne tenaient
qu'une partie de la vérité. Dieu n'a créé
que les espèces, les essences, les exemplaires primitifs que
personne n'a vus, mais que le génie de l'homme entrevoit et qu'il
pour-suit sous le nom de l'idéal. Ministre de Dieu, la nature,
dans sa liberté, crée les individus innombrables dont
se compose l'espèce, et qui tous sont plus ou moins éloignés
du type divin. Les individus modèles qui posent devant le peintre
sont pour lui des renseignements nécessaires ; ils ne sont pas
autre chose. C'est à lui de choisir parmi les formes vivantes
celles qui exprimeront son âme, comme l'écrivain choisit
dans le langage les mots de son éloquence. L'artiste qui com-battait
par une parole si heureuse la répugnance d'Eugène Delacroix
pour le modèle, a senti lui-même cette fois que la Poésie
devait être une figure impersonnelle. Il a donc simplifié
et agrandi la nature qu'il avait sous les yeux, en émondant les
détails, et par une habile prétérition des accidents
individuels. De cette manière, il a idéalisé sa
figure, beaucoup moins sans doute que le désirerait il. Ingres,
je suppose, mais suffisamment pour qu'elle ait de la grandeur. Par une
exécution magistrale. par la beauté du ton et le rendu
de la chair, par un dessin qui perd savamment les petites inflexions
dans les grandes lignes, la Poésie de M. Gigoux est une des œuvres
les plus marquantes du Salon. Par un fâcheux hasard, cette toile
est inondée de lumière, alors qu'un jour adouci eût
été si favorable à l'effet mystérieux que
le peintre avait voulu, surtout dans les profondeurs du paysage, où
l'on aperçoit Homère et son guide errant par les chemins,
car ce n'est pas la poésie légère et (510) facile
que le peintre a représentée, mais la poésie qui,
froissée par les aspérités de la vie, se réfugie
dans les rêveries de la solitude.
Malgré quelques accents un peu nature, la Poésie de M.
Gigoux est, à proprement parler, une figure nue, tandis qu'il
y a dans le Salon beaucoup de figures qui ne sont que déshabillées.
La Femme au perroquet, par exemple, laisse voir les cordons de sa robe
dénoués, pour qu'on ne se méprenne point sur son
état et qu'on sache bien que, loin d'être une généralité
fade et froide, elle a un nom propre, comme qui dirait Paméla
ou Thérésa, et que ses charmes bien réels se peuvent
au besoin vérifier. Je dis bien réels et je me trompe.
Sauf la tête qui a quelque vérité, mais qui est
coiffée d'une chevelure de serpents, comme le serait une Méduse
de l'Institut, le corps de cette femme sonne creux ; il se dessine,
d'ailleurs, s'emmanche et se comporte sans respect pour les lois les
plus respectables de l'anatomie. Le bras droit n'a pas son poignet ;
la cuisse droite, sous le linge officieux qui la couvre en partie, ne
s'at-tache pas où il faudrait... Est-ce bien la peine d'être
un réaliste et de s'en vanter, pour peindre des chairs soufflées
et des effets de lanterne dans un corps qu'on a la prétention
de rendre compacte, palpable et positif ? S'il plaît à
M. Courbet de nous donner en
gros sous la monnaie d'une pièce d'or, qu'au moins nous ayons
notre compte d'ans cette grosse monnaie.
IX.
Il
y a quelques jours, peu après l'ouverture de l'Exposition, nous
avons eu la bonne fortune de voir les peintures exécutées
dans le grand salon de l'hôtel Paiva par M. Paul Baudry,
et nous avons passé la de bonnes heures qui ont été
un baume pour notre esprit, et qui nous ont réconcilié
avec l'école contemporaine, en nous rappelant qu'elle n'était
pas renfermée tout entière dans le palais des Champs-Elysées.
C'est une décoration d'un grand goût et d'un style héroïque.
Les données les plus rebattues, M. Baudry
a su les rajeunir et nous y intéresser encore très-vivement
par sa manière de les concevoir et par un sentiment très-élève
et très-juste des conditions imposées à la peinture
décorative.
Après tant d'autres, M. Baudry
a peint au centre de son plafond les Heures du jour, oui, les éternelles
Heures du jour : l'Aurore aux doigts de rosé, comme la nommait
"ce vieux mendiant " qui s'appelait Homère, et le dieu de la
poésie, qui verse le mépris de sa lumière sur ses
obscurs blasphémateurs, et Vesper, petit-fils d'Uranus, et la
chaste Diane, qui une fois se permit d'aimer. J'en demande pardon aux
naturalistes, nous (511) n'avons eu que du plaisir, et un plaisir attique,
à contempler ces grandes figures accompagnées d'enfants
qui portent avec grâce leurs attributs en se jouant, en se baignant
dans l'air éclairé, ou qui s'endorment sous le manteau
de la Nuit. Elevé dans le giron des grands maîtres, nourri
de leur substance, M. Paul Baudry s'est
inspiré de leurs œuvres plutôt qu'il ne s'en est souvenu.
Michel-Ange, Mantegna, Jules Romain, André del Sarte, le Parthénon
même, lui ont fourni d'augustes motifs; mais il a su les faire
rentrer dans l'unité de son sentiment propre. Ses divinités
sont toutes de la même famille, du même olympe. Elles ont
toutes, avec de belles nuances, le même caractère de sérénité
et de grandeur.
L'Aurore s'éveille, le Soir se repose, la Nuit s'enveloppe majestueusement
dans son manteau étoile; Apollon seul est en action, ardent et
armé. D'un mouvement dont le dessin est ressenti et le raccourci
fier, il lance une flèche et facilement il triomphe... Ce qui
est surtout digne d'admiration dans ces quatre groupes, qui tous ensemble
n'en font qu'un, c'est que la fraîcheur, l'opulence et l'intensité
de la couleur y sont conciliées à merveille avec la dignité
du style, chose si malaisée et si rare, eu égard à
l'hostilité qui existe entre ces deux éléments.
Le jaune et le violet, l'orangé et le bleu y forment une éclatante
vibration, une harmonie haute. Juxtaposées, ces couleurs complémentaires
s'exalteraient l'une l'autre jusqu'à offenser l'œil; opposées
seulement et séparées par une couche d'air, elles se surexcitent
sans se combattre, reliées d'ailleurs par les teintes secondaires
que présentent les génies symboliques et leurs vases de
parfums, et leurs guirlandes de fruits et de fleurs.
Pour mieux faire briller le compartiment central du plafond et lui donner
l'apparence d'une ouverture sur le ciel, le peintre y a résolument
employé des couleurs franches, et il a réservé
pour la décoration des voussures les tons adoucis et tout exprès
fanés. Psyché qui éveille l'Amour, des Nymphes
qui se baignent, des amoureux qui s'avouent, Ulysse et Diomède
en embuscade, telles sont les scènes qu'on y voit, et on les
voit au travers de je ne sais quel gaze qui les recule dans les temps
fabu-leux et les fait comme apparaître sur les surfaces courbes
du soffite, sans percer l'architecture, sans en rompre la solidité
rassurante et le calme. Ainsi accusés légèrement,
sous une peinture pâlie qui rappelle les fameuses détrempes
de Mantegna (le Triomphe de Jules César), tous ces personnages
appartiennent aux sphères élevées de l'imagination.
Les nymphes qui sont placées sous la figure d'Apollon ne sont
point celles de Bougival ou de Saint-Cloud. Elles sont nues; elles ne
sont point des nudités. Les héros de l'Iliade qui, embusqués
sous la nuit, attendent l'heure du courage, s'appellent bien L'Ulysse
et Diomède, les jeunes vo(512)luptueux qui se refusent et se
promettent l'amour, sont ceux qu'a chantés le poète du
Décaméron...; de sorte que, s'échappant du monde
réel, le spectateur se croit un instant chez lui dans le monde
idéal.
Les peintures de M. Paul Baudry vaudraient
qu'on en fît une description plus étendue et plus colorée;
elles mériteraient plus d'écriture. Mais nous avons hâte
de rentrer dans le palais des peintres exposants, et de nous faire pardonner
une digression qui leur semblera intempestive, et qui, pour peu qu'elle
se prolongeât, serait à leur égard une'impolitesse.
X.
On conçoit le réalisme comme une réaction, et,
sans l'aimer alors, on se l'explique. Mais, en vérité,
jamais réaction ne fut plus inopportune et plus inutile. A l'époque
où M. Courbet
vint arborer ce que ses amis appellent un drapeau, — c'est une guenille
qui pend depuis deux mille ans dans toutes les écoles tombées
en décadence, — la peinture française n'avait pas besoin
d'être ramenée au sentiment de la réalité.
Géricault avait paru depuis longtemps, et à sa suite le
romantisme avait fait justice des paravents de l'empire. Je comprends
que le naturalisme ait eu de l'intérêt et du piquant pour
les spectateurs qu'avait affadis la manière exsangue de celui-ci,
la manière sculpturale de celui-là, et les toiles léchées
de Révoil, et le pinceau de Blondel et autres rhétoriciens
à la glace. Mais, Dieu merci ! depuis plus de vingt ans, on ne
voyait plus en France de ces ouvrages-là, et il n'en a point
reparu, Notre peinture a de la solidité, de l'énergie,
du relief; elle est suffisamment juteuse, pâteuse et savoureuse.
On peut même l'en féliciter jusqu'à un certain point
comme d'un progrès. Sans aller aussi loin que M. Prudhomme, qui
voudrait qu'on pût prendre la peinture avec la main, il est permis
de désirer du corps dans l'imitation des corps. Aussi, pour ne
pas nous brouiller à tout jamais avec les naturalistes, nous
leur concéderons que les camaïeux de M. Puvis de Chavannes
sont trop pâles, trop effacés ; que ce sont des figures
rêvées plutôt que peintes. Je crois cependant que,
dans l'hôtel dont ces camaïeux doivent décorer les
panneaux, ils feront un effet peut-être plein de charme, car l'invention
en est délicate et le tour élégant. Si je possédais
un hôtel, j'aimerais, — pour mon compte particulier, — voir apparaître
sur les murailles ces visions aimables de la fantaisie; mais j'avoue
qu'au Salon et devant le public, il faut exposer des figures et non
pas des ombres. La peinture en camaïeu a toujours été
chere aux peintres d'un grand (513) goût, tels que Jules Romain,
Perino del Vaga, Polydore, André del Sarte, sans parler de Raphaël
et de Michel Ange, dont les cartons furent des merveilles qui ne laissaient
rien à désirer. Nous disions tout à l'heure qu'il
existe une certaine hostilité sourde entre la couleur et le style.
Cela est vrai, surtout, de la couleur dans sa violence, dans son éclat.
A moins qu'on n'en fasse, à l'exemple d'Eugène Delacroix,
son plus grand moyen d'expression et qu'on ne sacrifie tout à
son triomphe, la couleur est un élément qui gêne
le peintre quand il faut en recouvrir les raffine-ments du dessin, l'emprisonner
dans un contour très-choisi. Elle tend à rabaisser, en
effet, et à matérialiser, par son intensité et
par sa localité, ce qui était relevé par la distinction
des formes. Elle rapproche de nous ce qui était tenu à
distance et idéalisé par une vérité supérieure.
Peinte d'un ton plus discret, colorée de teintes plus éloignées
de nos regards, l'Arrivée de Sarah chez Tobie, de M. Henri Lehmann,
serait un petit tableau de prix. On en goûterait mieux les lignes
heureuses, les expressions fines ; on apprécierait mieux le caractère
des têtes, si bien accentuées, des vieillards qui reçoivent
Sarah au seuil de leur patriarcale demeure ; on trouverait encore mieux
réussies la figure de l'Égyptien qui accompagne Sarah
et celle de la jeune Juive ; mais sous des colorations qui rappellent
l'éclat de l'émail, cette scène touchante me paraît
avoir perdu quelques-unes de ses qualités.
De tous les membres de l'Institut, M. Lehmann est le seul, avec M.Gérôme,
qui ait exposé, et cela explique pourquoi le salon est assez
pauvre en tableaux d'un certain ordre. A voir la prédominance
du paysage et du genre dans nos expositions annuelles, on pourrait se
faire une idée fausse de notre école, et l'amoindrir outre
mesure. Il est d'ailleurs assez difficile, eu égard au classement
alphabétique, de reconstituer le classement moral des ouvrages
exposés, parce que les peintres de l'art facile forment une majorité
immense, au sein de laquelle sont noyés les artistes qui ont
encore la faiblesse de croire qu'il est plus difficile de modeler un
torse qu'un bras de fauteuil. Le Saint Sébastien de M. Charles
Lefebvre, pein-ture mâle, savante et sévère, qui
accuse une éducation forte et une. bonne provenance, eût
été plus remarquée autrefois, quand le savoir était
quelque chose, quand on n'escamotait pas le dessin, quand on ne pouvait
pas donner un tremblé de frottis pour de l'exécution,
et de jolies taches pour de la couleur. Aujourd'hui, le public préfère
regarder un jeune garçon qui joue au bilboquet.
Il faut convenir aussi que les peintures religieuses, celles notamment
de MM. Auguste Glaise, Léon Glaise, Janmot, Jobbé Duval,
Brémond, Brandon (ce dernier a mis beaucoup de saveur dans son
tableau de la (514) mère de Moïse), ne prennent toute leur
valeur que dans les églises mêmes pour lesquelles ils sont
faits, et au lieu que leur dignité soit mise en relief par le
contraste des choses mondaines, elles détonnent au milieu du
positivisme général. Pour en citer un exemple, les saints
Anges de M. Cambon, et leur grâce pieuse, se trouvent tous dépaysés
dans un salon comme le nôtre. A leur tour, les peintres de la
réalité et de la pâte deviennent plus grossiers
qu'ils ne le sont, & coté des idéalistes. Loin de
se faire valoir, ils se nuisent réciproquement, et c'est là
un mal presque inévitable, un mal inhérent à ces
expositions de toiles par milliers, où règne l'ordre alphabétique
en son alphabétique désordre. A chaque instant le dieu
du hasard vous joue quelque tour de sa malice imprévue. Ici l'exécution
paraît d'une rudesse intolérable; là, on la trouve
défaillante par la double illusion que produit un rapprochement
funeste.
La Muse et le poète de M. Timbal semble une œuvre décolorée
dans un milieu où éclatent les tapages de la couleur,
et il n'en faut pas davantage pour refroidir la noble élégance
de ces deux figures, grandes par la tournure et par le geste autant
que par les proportions. En sens inverse, quand on regarde le Christ
et les Docteurs de M. Ribot
parmi les toiles du salon, ses empâtements sont plus rugueux,
ses ombres plus épaisses, son noir se noircit, sa brutalité
se brutalise, son exagération s'exagère. Quelle étonnante
énergie dans le rendu de ces chairs halitueu-ses, malpropres,
tantôt lymphatiques, tantôt sanguines, mais toujours raboteuses
et accidentées de taches et de verrues! Quelle réalité
criante et pénible, admirable et repoussante, dans le modelé
de ces pieds aux muscles ressentis, où l'on sent la dureté
des os, la souplesse des ligaments, et la fermeté des tendons,
pieds sales, puants, suintants, calleux, duril-lonnés, délices
du pédicure!... Tout cela est réel, je le veux bien, mais
tout cela est-il vrai? en somme, cela est-il même vraisemblable?
Dans quel pays a-t-on vu un groupe de docteurs ressembler à une
troupe de ba-layeurs? Des hommes qui passent leur vie à méditer
ou interpréter les Écritures, ont-ils de pareilles trognes,
des mines aussi basses, des mains de portefaix, des pieds de crocheteurs,
une peau aussi rude, ou, pour dire mieux, un cuir aussi épais?
Est-il probable qu'ils soient vêtus de guenil-les ? La nature
que M. Ribot prétend imiter et
qu'il imite, en effet, par places avec tant de force, a-t-elle jamais
présenté, même dans la nuit, même aux flambeaux,
ces noirs opaques, plats, sourds, lourds, imprégnés d'encre,
imperméables à l'air? Que sert, encore une fois, d'être
natura-liste, si, à défaut de toute expression morale,
on n'exprime pas mieux les phénomènes extérieurs,
les phénomènes sensibles?... Quelle apparence, d'ailleurs,
qu'on ajoutera de l'intérêt aux scènes de l'Évangile,
en pré(516)sentant le Christ enfant, comme un gamin en chemise
qui raconte quel-que chose à des domestiques?... Si M. Ribot
n'avait pas un tempérament de peintre, un talent pratique des
plus rares, une habileté surprenante dans ce qui est justement
si difficile, l'imitation de la chair" et du derme, nous serions indifférents
à ses caprices et nous ne lui ferions pas l'hon-neur de le gourmander
ainsi. Mais de le voir s'employer à peindre ses tableaux comme
on les chanterait à l'Alcazar, et prendre ses modèles
de préférence dans les bas-fonds, cela nous afflige, d'autant
plus que pour montrer ses robustes aptitudes, M. Ribot
n'a pas besoin de singer Ribera. On peut avoir du relief sans barbouiller
de suie toutes ses ombres. On peut être vivant, frappant, palpable,
et n'être pas grossier. Voyez, par exemple, M. Roybet,
l'auteur du Fou sous Henri III ; il a résolu ce pro-blème,
d'être fort sans trivialité, ferme sans rudesse. Quel régal
de pein-ture! sauf un peu de pesanteur dans le fond vert du paysage
et quelques incorrections dans le dessin de la main droite, qu'on dirait
sculptée au couteau, — la main gauche est excellente, — ce Triboulet,
tout de rouge habillé, avec ses deux chiens gris-de-fer, tachetés
de blanc et de fauve, est d'une exécution magnifique, digne du
superbe pinceau de Caravage, ou plutôt d'Antoine More. Malicieux
et souriant à sa malice, le fou du roi médite sans doute
quelque bouffonnerie, comme de lâcher ses dogues après
les mollets de quelque mignon de Sa Majesté. Sa tête, peinte
à merveille, me rappelle certain nain de Velasquez, au musée
de Madrid. Opposé au vert du fond, le rouge de son pourpoint
et de ses chausses éclate comme une fanfare de couleurs, sans
blesser l'œil, toutefois, et sans violence. C'est un coloris intense
et contenu tout ensemble, caressant. et lier. Il ne serait pas facile
de rencontrer dans notre école mo-derne une qualité de
peinture plus saine, plus mâle, plus réjouissante.
IX.
Mais revenons à nos stylistes, et tâchons maintenant de
ne pas les trou-ver précieux. Inventeur du tableau de genre antique,
Miéris athénien, M. Gérôme
a réduit aux proportions de la peinture familière une
scène qui voulait être peinte en grand : César et
Cléopâlre. C'est le moment où la coquette reine
d'Egypte, s'étant fait porter, roulée dans un tapis, sur
les épaules d'Apollodore, a pénétré incognito
auprès de Jules César. Pour ne pas diviser l'intérêt,
le peintre a rejeté, dans le fond et dans l'ombre, une figure
qui est toujours au premier plan partout où elle paraît,
partout où l'esprit la voit : celle de César, qui d'ailleurs,
assise devant un bureau, ressemble ici à un greffier du Sénat.
Cet arrangement (517) malheureux n'est pas le seul défaut qu'on
reproche à M. Gérôme:
son dessin manque de justesse; sa figure de Cléopâtre est
charmante, mais à la façon moderne. L'esclave qui la montre,
voluptueuse et déballée, a d'énormes genoux et
des pieds énormes. Tout le fond d'architecture est admirable,
et c'est beaucoup ; mais ce n'est point assez. Qui croirait que c'est
par le côté intelligent qu'a péché cette
fois un peintre plein d'intel-ligence? Mais nous le retrouverons lui-même,
avec "des qualités exquises, dans un petit tableau tiré
de l'histoire orientale : la Porte de la mosquée.
Par contre, M. Bonnat, qui cette année a fait sensation, nous
semble avoir choisi une toile démesurée pour peindre l'anecdote
de Saint Vin-cent de Paul prenant la place d'un galérien. Il
y a quelque chose d'un peu pesant et d'un peu gros dans cette peinture,
bien étudiée d'ailleurs et modelée avec énergie.
En revanche, on peut regarder comme un petit chef-d'œuvre les Napolitains
à la porte du palais Farnèse: personne n'au-rait fait
mieux. Le tableau de M. Jourdan, les Secrets de l'Amour, bien en-touré
qu'il est, conserve de la consistance dans sa délicatesse et
le torse entièrement nu de cette jolie femme aux carnations fraîches
et blondes, beauté moderne qui reçoit avec grâce
la confidence de l'amour antique, est un des meilleurs morceaux du salon
et doit être l'ouvrage d'un esprit distingué. Le peintre
est un élève de M. Jalabert, et il n'a pu que se polir
au contact d'un maître aussi distingué lui-même.
Quel charme pénétrant, quelle douce mélancolie
dans le Portrait de madame C...! Une Italienne, peut-être, à
en juger par le type de ses traits, par quelques mèches de cheveux
rebelles et aussi par un costume dont l'ajustement rappelle André
del Sarte, jusque dans le ton gris-violet des manches à crevés.
Voilà une imitation fidèle de la nature ; mais quelle
différence entre une imitation pareille et ce que serait une
vérité photographique 1 Avec quelle intimité le
peintre y a compromis son cœur! Quelle manière ai-mable d'interpréter
le vrai! En choisissant le moment le plus favorable à l'expression
d'une physionomie, en l'observant avec ce magnétisme sym-pathique
et intelligent qui est son privilège, l'artiste sait y découvrir
un sentiment, une pensée, un caractère, et en dégager
l'image. Le pinceau n'est alors qu'un serviteur facile et docile qui
obéit aux mouve-ments de l'âme et les traduit par une manière
passée ou ressentie, fine ou puissante, mâle ou tendre.
Ici la douceur du faire répond à la douceur du sentiment
exprimé. Un léger voile de mélancolie attiédit
les lu-mières, tranquillise les ombres, et malgré le rendu
plus ferme du corsage, il semble que la figure entière a reculé
au second plan pour ne pas être heurtée par le spectateur.
Il y a aussi beaucoup de délicatesse et de grâce dans le
Portrait de (518) Mlle Charlotte de G... par M. Hébert.
Une jeune enfant aussi frêle ne pouvait être peinte que
d'une touche délicate, et cette fois l'exécution de l'artiste,
facile et indicative, libre et fine, est convenable à la nature
représentée, et dit parfaitement ce qu'il fallait dire.
Les visiteurs bien avisés remarquent encore d'autres portraits
: celui de la baronne G., par M. Henner; il est conçu comme un
profil de camée, modelé discrètement trop discrètement
même, car ce qui rappelle une pierre gravée doit être
buriné avec plus de résolution. — Celui de M. Giacomotti,
qui représente une dame brune vue à mi-corps, et vêtue
d'une robe de satin blanc : c'est un des meilleurs du salon, malgré
le ton crayeux de la robe. — Celui de M. Cantatoube, par M. Cambon,
portrait qui semble peint au tampon, à la façon d'Hippolyte
Flandrin, et qui n'en est pas moins d'un relief extraor-dinaire et d'une
belle venue, malgré la crudité extrême que produit
une cravate d'un bleu pur et dur, sur un fond vert drap de billard.
— Enfin celui de M. Pérignon, expert en ce genre, — et le Portrait
de Mme Ernesta Grist, par M. Bonnegrace, praticien d'une forte trempe
et d'une adresse consommée, qui, de plus, méritait les
honneurs du salon carré, non seulement pour avoir peint un personnage
officiel, M. le comte de Flahault, mais pour l'avoir peint avec tant
de naturel, de justesse et de mesure, en ménageant à propos
sa pâte quelquefois trop abondante, et en conservant à
ce vieillard cassé, accablé par l'âge, la grâce
ineffaçable d'un gentilhomme accompli.
L'imitation précise et l'interprétation libre, ce sont
là les deux mi-nières de faire un portrait, et ces deux
manières ont été personnifiées par Holbein
et Van Dyck. C'est à la première qu'appartient le portrait
de M. Dumon, ancien ministre, par M. Henri Lehmann. On vante beau-coup
cette peinture, qui est en effet d'une telle vérité qu'on
la dirait estampée sur le vif. M. Lehmann a été
séduit sans doute par le souvenir de M. Ingres,
attaquant avec tant de sincérité et de décision,
dans le fameux portrait de M. Bertin, notre costume moderne, si étriqué,
si ingrat, si triste. Ici le peintre avait affaire à une personne
dont l'attitude, la tenue, la manière d'être, sont précisément
le rebours du pittoresque. Tête sèche, parcheminée,
intelligente, presbytérienne, colorations flétries, caractère
entier et roide; redingote noire, plate et pauvre, gilet suranné
de forme et de coupe, cravate de Prud'homme, le tout se détachant
sur un fond uni, vide et neutre ; telle est l'effigie de M. Dumon. Tout
ce qu'il a de talent et de savoir, particulièrement dans cet
art du portrait où a a si souvent excellé, M. Henri Lehmann
l'a fait servir ici à reproduire la nature avec une exactitude
inexorable, sans y mettre du sien, en la dessinant, la modelant, la
scrutant ne varîetur... Mais est-il bien (519) nécessaire
de respecter à ce point la physionomie et l'allure de son modèle
quand elles sont ultra bourgeoises?.. Place aux franchises de l'art,
et, s'il le faut, à ses mensonges.
Singulière rencontre ! Comment se fait-il que ce soit précisément
un académicien raffiné, un artiste initié de longue
date aux secrets du style, qui nous donne lieu de lui reprocher une
imitation littérale, un fac simile de la nature, tout comme si
nous étions aux prises avec quelque officier du bataillon des
réalistes? Ce bataillon, commandé par M. Courbet,
a perdu un de ses lieutenants, M. Roybet,
qui évidemment passe au tiers parti. C'est à lui
que se rattache, il me semble, un jeune peintre, M. Claude Monet
(ne pas confondre avec Manet),
qui en est & ses premières armes, et qui a débuté
au salon par un grand portrait en pied. Le mot portrait n'est peut-être
pas très-juste. La personne représentée, Camille,
peut se regarder comme un type de ces femmes courues, qui déjà
peintes à plusieurs couches avec du blanc de perles et du carmin,
passent fière-ment, parées de leurs vices et de leur élégance,
imposant leurs modes à la vertu, leur esprit aux chroniqueurs,
et leur néologismes & la langue verte. Il y a de la tournure
en ce grand portrait de Camille, et de quoi faire délivrer à
M. Claude Monet un certificat
de vie pittoresque. La robe d'un vert tendre, rayé de noir, est
très-habilement imitée dans ses re-flets et formulée
dans ses plis, et le visage de Camille ne manque pas de vérité,
puisqu'il est parfaitement factice, tel que ces dames se le composent,
avec des yeux agrandis par l'antimoine et des joues en peau de Suède,
comme leurs gants. Un autre portrait nous a frappé, celui de
la duchesse Colonna, qui est entrée depuis quelque temps dans
la communauté des sculpteurs, et qui s'appelle en religion Marcello.
C'est l'ouvrage d'une débutante, Mlle Riesener, digne élève
de son père. Elle peint hardiment, d'une brosse généreuse,
dans le goût des Lawrence et des Gainsborough, avec le sentiment
de la hante distinction et de la grâce désinvolte qu'il
fallait ici manifester, sous peine de mentir. En somme, la moyenne
du portrait nous paraît être montée ou s'être
maintenue, du moins, à un niveau assez élevé. On
en voit au salon quelques-uns qui sont signés de noms inconnus
et qui méritent à la fois la critique et l'attention,
notamment celui de M. Moisson Desroches, ingénieur du plus grand
mérite, que nous avons vu il y a longtemps quand nous étions
au collège de Rodez, et que nous voyons revivre tout à
coup, dans son portrait peint par sa fille, remuant, nerveux, étincelant
d'intelligence, et d'une laideur rendue impossible à force d'esprit.
Nous l'avons remarqué souvent, en étudiant l'histoire
de la peinture, (520) il est très-rare que les artistes n'aient
pas réussi à se peindre eux-mêmes et à peindre
leurs proches. Les plus étonnants portraits de Rembrandt sont
ceux de sa femme et de sa mère. Holbein a été sublime
dans le tableau de sa famille qui est au musée de Bale. Rubens
n'a jamais été plus Rubens que lorsqu'il a pris pour modèles
sa femme et ses deux enfants. Pourquoi? Ce n'est point parce que le
peintre était fami-liarisé avec les traits de ses parents,
car l'habitude de regarder une per-sonne empêche souvent de la
bien voir. C'est parce qu'une parfaite connaissance de l'original leur
a fait saisir le caractéristique de son âme. Qu'un étranger
se présente chez le Van Dyck de son choix : l'artiste ne verra
d'abord en lui que son extérieur, la construction de sa tête
et de ses mains, des os recouverts de chair. La ressemblance restera
cachée d'abord sous le vernis des politesses banales. Puis, au
moment de la pose, le modèle aura, comme le père de Diderot,
sa physionomie du dimanche. De là le nombre infini de ces portraits
inertes, ennuyeux, plus importuns que la « sonate » et qui vous poursuivent
de leurs yeux sans regard. Le public, chose bizarre, les croit flattés,
tandis qu'ils sont, au contraire, dénigrés et travestis.
Flatter un portrait? c'est plus que le droit du peintre, c'est son devoir,
si l'on, emploie ce mot flatter dans son acception véritable.
Flatter,. en effet, c'est négliger ou atténuer les accents
inutiles et les détails insignifiants, amplifier les autres et
y insister, de façon à mettre en relief le caractère
de l'individu, restitué dans son être intime, et dégagé
des accidents momentanés, des circonstances accessoires qui en
offusqueraient la vue. Ainsi, que le lecteur veuille bien s'en souvenir,
la vérité vraie d'un portrait, c'est encore la vérité
générale, celle qui démêle le perma-nent
dans l'accidentel, et qui, ramenant le modèle & l'unité
de sa vie, le particularise d'autant mieux qu'elle rassemble et résume
en un seul mo-ment tous les moments où il est semblable à
lui-même. Voilà comment la pure et simple imitation des
réalistes est si insuffisante. A mesure qu'ils serrent de plus
près la lettre, l'esprit leur échappe. A mesure qu'ils
s'approchent du réel, ils s'éloignent du vrai, et leur
traduction mot à mot, loin d'être éloquente, n'est
pas même fidèle.
Eh ! quelle est donc cette opération supérieure de l'esprit
qui flatte la nature, non par une imitation servile, mais par une création
plus belle et plus fière? Quel nom faut-il donner à cette
flatterie? Elle a un nom illustre, elle s'appelle le style. Et cela,
pour le coup, c'est un drapeau sous lequel on peut combattre : c'est
le drapeau que tous les maîtres ont porté, tous les grands
maîtres.
Fortsetzung:
Gazette des Beaux-Arts, 21/1866, S. 28-71.
(28)
X.
Heureux
temps que le nôtre pour cette branche du journalisme qu’on appelle,
faute d’un meilleur nom, à la critique d’art! Chaque jour nous
délivre d’un préjugé ou nous affranchit d’un scrupule,
et notre marche en devient plus facile, plus légère. Jusqu’ici
, par exemple, on avait pu croire que pour parler d’une chose, pour
en écrive surtout, il convenait de l’avoir un peu étudiée,
de la connaître un peu: c’était une erreur. Et si cette
erreur n’est pas absolument reconnue en matière de philosophie,
de littérature ou de sciences, elle l’est au moins en matière
d’art. Le premier venu, sans savoir le plus petit mot de l’architecture,
de la sculpture, de la peinture et des autres arts du dessin, se propose,
n’importe où, pour écrire d’emblée l’article Salon.
On a ramassé quelques mots au hasard dans le langage des ateliers,
on prend parti pour quelque paradoxe, on fait semblant d’avoir un système,
on est imprimé vif, et, ce qui est pire, in a des lecture, souvent
même beaucoup de lectures.
Relever toutes les bévues, toutes les étourderies auxquelles
donne lieu le compte des expositions annuelles, ce serait travail de
bénédictin que personne ne voudrait entreprendre. Mais
parmi toutes les (29) idées fausses qui s’écrivent avec
tant de légèreté sur ces questions si intéressantes,
pourtant, et si belles, il est des raisonnements spécieux qui
valent au moins qu’on s’y arrête pour les combattre, bien qu’ils
soient depuis longtemps réfutés par l’exemple des grands
maîtres et condamnés par les lois du goût, ce qui
revient à dire par le bon sens cultivé, épuré
et affiné. Un de ces raisonnements consiste à dire que
l’art, devant être l’expression pure et simple de la société,
n’a rien de mieux à faire que de représenter ce qui est,
de le représenter tel quel, et de se promener dans le monde présent
comme un miroir qui en réfléchirait les formes vivantes
ou inertes, les moeurs et les paysages, l’intérieur l’extérieur,
les hommes et les murailles, les personnes et les choses. En dehors
de cette unique mission qu’il se donnerait d’imiter ce qu’il a sous
les yeux, de copier ce qui’il rencontre, et d’être historique
avant l’histoire, l’art ne serait rien. Quelques-uns même, conseillés
par un patriotisme de clocher, voudraient que tout artiste fût
exclusivement de son pays et le laissât voir; que la peinture
et la sculpture fussent locales ou tout au moins nationales, de sorte
que chaque ouvrage eût le caractère de son époque,
portât en lui la date de sa naissance et comme l’estampille de
sa province.
Cette manière d’envisager la question n’est ni large, ni élevée,
ni poétique, ni bien vraie au fond, ni bien neuve. Elle confine
la peinture dans le relatif; elle réduit le peinture au rôle
d’imitateur; elle ramène l’art aux faiblesses de son enfance
ou le fait retomber dans sa décrépitude. Elle supprime
de l’histoire toute cette période de brillante floraison et de
jeunesse virile, où ont été créées
les oeuvres les plus grandes, les plus fameuses, les plus durables.
Elle condamne l’artiste à rester dans les conditions inférieures
du genre, du paysages et de l’histoire habillée. Elle méconnaît
enfin sa plus haute destination qui est la liberté, car le peintre
n’est pas seulement un secrétaire docile écrivant sous
la dictée de la nature; sa mission est de découvrir au
sein du réel quelque chose de supérieur à la réalité,
une beauté qui est au-dessus de la beauté vraie, comme
l’a dit un ancien: pulchritudinem quœ est suprà veram.
Sans doute la peinture peut briller à ce second rang, puisque
l’école de Hollande tout entière y a produit ses petits
chefs-d’oeuvre. Mais quelque charmante, quelque précieuse qu’elle
soit, cette école ne saurait être comparée à
celles de Florence, de Milan, de Rome, de Venise. Paul Potter, Ruisdael,
Terburg, Metsu, Van der Helst, Van de Velde, ont parlé avec une
grâce ineffable le seul idiome de leur patrie. Mais Léonard
de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Titien, Corrége ont parlé
une langue qui ne saurait vieillir, la langue impérissable du
genre humain. Et celui (30) qui, parmi les Hollandais a été
plus grand que les autres, ne l'a été justement que parce
qu'il a eu assez de génie pour voit l'humanité dans un
homme, pour saisir les traits géneraux, les traits essentiels
de la nature humaine, pour peindre toute la charité évangélique
dans l'action du Samaritain qui relève un blessé, toute
la tendresse paternelle dans l’élan d'un père qui retrouve
son fils prodigue et malheureux, toutes les populaces de tous les siècles
dans celle qui demande à grands cris la mort de Jésus.
Ses figures, ses héros, ses portrait, s même sont animés
du souffle de l'âme universelle. Il en efface les contours pour
les mieux plonger, dans l’air que respirent les autres hommes; il généralise
enfin dans toute la force, dans toute la noblesse du mot... Mais Rembrandt
est unique en Hollande. En dehors de lui, l’école hollandaise
est allée souvent terre à terre; si elle a eu le charme
de l'intimité, elle en a eu l'étroitesse, et ce qui constitue
son originalité profonde est en même temps ce qui cause
sa faiblesse et la subordonne. Elle a peint des Hollandais, mais non
pas l'homme; elle a représenté tel bois, tel canal, tel
paysage, mais non point, comme Claude Lorrain, par exemple, la Sublime
abstraction du paysage éternel et de l’éternelle nature.
XI.
Au
lieu de dire à un peintre: « Soyez de votre temps, » j’aimerais
mieux lui dire: « Soyez, si vous le pouvez, de tous les temps, afin
que vos oeuvres soient toujours comprises. » Est-ce que Michel-Ange
a représenté l'esprit de son siécle? Est-ce que
la voûte de la chapelle Sixtine et le Jugement dernier portent
les dates de 1511 et de 1541? Est-ce que les Sibylles et les Prophètes
nous donnent une idée de la façon dont les tailleurs et
les couturières de Rome coupaient les robes et les manteaux?
Est-ce que ces créations étonnantes nous apprennent quelque
chose de l'esprit qui régnait à la cour du Vatican, sous
les pontificats de Jules II. et de Paul III.? Est-ce que la Cène
de Léonard a quelque rapport avec es moeurs milanaises sous le
gouvernement de Louis le More? Est-ce que l'Ècole d’Athénes
est un document pour servir à l'histoire du XVIe siécle
italien? Quel est donc l'observateur assez clairvoyant pour découvrir
dans ces chefs-d'oeuvre du génie humain des renseignements sur
le climat, le sol, la race, les coutumes et les costumes indigènes?
N'est-il pas évident, d'ailleurs, que si la peinture est la révélation
historique d’une certaine époque et d'une société
donnée, comme le pensent quelques écrivains à la
suite de M. Taine, cette révélation serait bien trompeuse,
(31) vu les énormes différences qui séparent tous
les grands maîtres? De ce que Michel-Ange est toujours fier et
même farouche, en conclurons-nous que l'Italie contemporaine était
farouche et fière, alors que cette même Italie, sur le
même point, en cette même Rome, en ce même Vatican,
nous apparaît d'une grandeur si douce et Si mesurée sous
les formes inventées par Raphaël? Eh! que deviendrait la
personnalité du génie dans un pareil système?
Que tous les artistes aient été plus ou moins de leur
temps, qu'ils aient plus ou moins obéi à l'influence du
milieu où ils ont vécu, cela va de soi, et il est impossible
qu'il en soit autrement. Autant vaudrait dire qu'un homme qui est ne
sous tel climat n'a pu être soumis à un autre degré
de froid ou de chaud que ses compatriotes. Mais il n’en est pas de la
température morale absolument comme de la température
atmosphérique. Les âmes ont une faculté que n'ont
pas les corps, celle d'échapper à l'action des milieux
et de s'élever au-dessus des couches les plus subtiles de l'air,
pour apercevoir le monde invisible et pénétrer dans le
monde impénétrable. Les artistes; en particulier, ont
cette supériorité sur les autres hommes, qu'ils sont à
la fois plus capables de généralisation et plus personnels.
Ils ont à plus haute dose ce qu’il y a d'original dans l'individu
et ce qu'il y a de permanent dans l'espèce. Mais cela n'est vrai
que des grands artistes, de ceux qui créent leur pensée
et nous imposent leur sentiment. Les autres sont au contraire des natures
impressionnables qui traduisent la pensée et le sentiment de
leur temps et en trouvent l'expression plastique, la forme. Ceux-ci
sont des artistes essentiellement nationaux. Ils ont du caractère
s'il y en a dans le moment et dans le milieu où ils vivent. La
peinture espagnole, par exemple, a beaucoup de caractère parce
qu'elle est espagnole au premier chef, et que l'Espagne a toujours eu
son cachet. Au contraire, l'art grec, à l'apogée de sa
splendeur, sous le gouvernement de Périclès, a peu de
caractère, précisément parce qu'il possède
la beauté générique, la beauté suprême.
Ainsi, toutes les fois que le relatif domine dans un art, c'est-à-dire
la physionomie indigène, nationale, frappée fortement
à l'empreinte des temps et des lieux, cet art est intéressant,
mais il reste inférieur. L'art n'est grand, il n'est souverain
que lorsqu'il s'approche de l'inconditionnel, de l’absolu, lorsqu'il
porte les marques typiques, admirables pour tous les peuples et pour
tous les siècles. C'est là ce qui fait la grandeur toujours
croissante des Phidias et des Raphaël.
(32)
XII.
On
le voit, ce n'est pas sans raison que la critique établit une
distinction entre les peintres de genre et les peintres de style. Loin
d'être arbitraire, cette distinction, contre laquelle on voudrait
s'élever aujourd'hui, est indispensable, et nous devons la maintenir
sous peine d'habituer les esprits à prendre le moins pour le
plus, en confondant ce qui est piquant et curieux avec ce qui est noble
et grand.
Le curieux et le piquant ont été explorés dans
l'école française depuis trente ou quarante ans de manière
à nous lasser, à la fin, après nous avoir surpris
et enchantés. Il y eut’un moment où c'était un
délice de regarder comment courait une patrouille turque, accoutrée
de ses hardes orientales; quelle physionomie avait un palikare avec
sa veste soutachée et sa fustanelle. On prenait plaisir à
voir trotter des chameaux dans les rues du Caire, avec d'autres ânes
que ceux de l'Ècriture, à voir des chevaux du Parthénon,
descendus de leur frise, porter des musulmans en caravane.Toute notre
peinture fut rajeunie à souhait par une exhibition de personnages,
d'habillements et de costumes exotiques. Les moissonneurs et les brigands
de Léopold Robert, les Transtévérins de Bodinier
et de Schnetz, les Arabes de Decamps, les Bédouins de Vernet,
les Marocains de Delacroix, vinrent,
pour un temps et avec bonheur, renouveler le personnel de la troupe.
Sans même aller si loin, les frères Leleux, Hédouin,
Fortin, Le Gentile découvrirent des étrangers en France
et trouvèrent moyen de nous attirer, de nous étonner en
faisant revivre dans leurs tableaux les allures et les moeurs provinciales
des Béarnais et des bas Bretons. Cependant, la curiosité
de ces spectacles inattendus fut bien vite épuisée; quelques
uns, il est vrai comme Charles Marchal et Brion,
l'ont un instant ravivée exploitant l'Alsace avec l'esprit pittoresque
et avec cette apparente naiveté qui est le dernier mot de la
rouerie. Mais le Parisien, quand on lui montre des peintres ethnographiques,
commence à prononcer son mot terrible: connu! Aussi bien, quelle
que soit la singularité d’un costume, on n'est pas longtemps
à s'y habituer quand il n'est pas choisi pour donner un attrait
de plus à quelque sentiment humain. La simple défroque
de tel ou tel peuple amuse l'oeil tant que le nouveau n'en a pas vieilli;
mais il n'est que l'âme du peintre pour intéresser toujours
la nôtre.
Personne ne passe indifférent devant le jeune Alsacienne de M.
Marchal. Seule dans sa chambrette, elle sent venir par la fenêtre
(34) du jardin les premiers effluves du printemps, regarde au dedans
d'elle même et songe vaguement à ce qu'elle ignore. Je
crois me souvenir que ce tableau renfermait d'abord un détail
significatif qui n'y est plus; c’était un couple de pigeons se
becquetant, symbole parfaitement inutile à l'intelligence du
poëme. M. Marchal, en homme d'esprit, a sup- primé ce détail
et on n'en devine pas moins son intention, si finement avouée,
d'ailleurs, dans l'attitude de la jeune fille, dans son air rêveur,
dans l'expression indéfinissable de son frais visage, deux fois
blond et deux fois charmant.
XIII.
C'est
une exquise convenance que d'approprier l'exécution à
la pensée, de n'avoir pas toujours la même touche, le même
faire pour tous les sujets, d'être, quand il le faut, délicat,
peu chargé de couleurs et de pâte. Cette convenance a été
sentie à merveille par M. Marchal, elle l'a été
aussi par M. Vautier dans un tableau excellent qui a été
honoré d’une médaille, et qui est exécuté
comme il est conçu, avec âme. Après l'ensevelissement,
tel est le titre du tableau.La scène se passe dans le canton
de Berne. C'est un repas de funérailles comme il s'en fait encore
en France dans quelques provinces, et si les costumes suisses, curieux
pour nous, y ajoutent quelque chose de cet intérêt optique
dont nous parlions tout à l’heure, il n'en est pas moins vrai
que la valeur de l'ouvrage est tout entière dans le sentiment
des figures, dans l'expression variée des physionomies. Pas une
nuance de la tristesse n'y manquée. Ici la douleur est abandonnée,
là elle est contenue. L'enfant pleure tout de bon et à
chaudes larmes; la fillette est consternée; la servante, jeune
et grosse réjouie, laisse percer naivement son retour à
l'indifférence et même le sourire involontaire de ses pommettes
saillantes et rouges. Les femmes âgées sont sérieuses;
il en est qui ont senti se rouvrir dans leur coeur d'anciennes blessures.
Une des plus vieilles trempe son biscuit avec calme: « chose effroyable
et qui peut être vraie, dit Joubert, les vieillards aiment à
survivre. » Tout ce petit drame est parfaitement observé présenté
avec mesure, peint à ravir, je veux dire peint cette fermeté
discrète qui, sans attirer l'attention sur le rendu de la vaisselle,
sur ie poli d'un cuivre, met en relief ce qui est toujours intéressant
pour l'homme, les passions humaines.
(35)
XIV.
Nous
parlions de ce tableau avec un artiste des plus connus, qui excelle
aux marines et aux , peintures anecdotiques, et nous lui disions: «
Voilà deux morceaux bien différents entre eux, celui de
M. Vautier et la Ménagerie de M. Meyerheim: n'admirez-vous pas
que ce soient deux étrangers qui l’aient emporté‚ cette
fois sur vous autres Français, dans un genre où il faut
de l’esprit, du tact, du sentiment, de l’observation, toutes qualités
qui justement sont les vôtres? — C’est vrai, nous dit-il, Vautier
et Meyerheim ont exposé là deux petits ouvrages qui sont
de premier choix l’un et l'autre. Vautier a plus de délicatesse
et d'élévation que Meyerheim: Meyerheim est plus peintre
que Vautier. »
L'appréciation est fort juste. Mais voyez un peu ce que signifie
le mot peintre dans la bouche de mon interlocuteur. Il signifie que
la peinture de Meyerheim est plus solide, plus généreuse,
plus empâtée; qu'elle exprime mieux la diversité
des substances, la nature des surfaces; qu'elle est plus corsée,
plus imitative, et, en effet, c'est bien là ce qui distingue
son exécution. Serrée et nourrie, elle dit à merveille
la variété des pelages et des plumages, le poil du lion,
le poil du chameau, le duvet rosé du pélican et son bec
dur, et la peau lisse du serpent. énorme que manie avec tant
d'aisance le montreur de bêtes. Comme elle est amusante, prise
sur le vif, personnelle et typique tout à la fois, la physionomie
de ce cornac impayable, qui , avant de crier sa réclame, a déposé
son fouet dans sa botte molle! Quelle individualité unique et
profondément scrutée, en chacune de ces toutes allemandes,
que l'on croit avoir déjà vues tant elles sont vraies,
et qui cependant vous saisissent par leur nouveauté, tant elles
sont singulières! Quelle habileté à rendre le demi-jour
qui règne sous la grosse toile du hangar ambulant, toiture transparente
qui, cà et là crevée, laisse apercevoir un bout
de ciel, un bout de soleil!
Il est bien difficile, en vérité, de mieux voir et de
mieux peindre,de mettre plus d’esprit dans le maniement du pinceau,
dans les accents de la touche. C'est tout le piquant d'un tableau de
Knauss, avec une exécution plus substantielle et plus énergique.
Meyerheim, encore une fois, plus peintre que Knauss, est aussi « plus
pemtre que Vautier; » j'en reviens au dire de notre ami, parce qu'il
est digne d'attention et significatif. Depuis environ trente ans, on
n'est peintre qu'à la condition de ne pas ménager la pâte,
de n'être pas mince, inconsistant, fluide et (36) vitreux, comme
Guérin et Girodet, de montrer l’épaisseur des matières
colorantes et le luxe de la palette. On attache une telle importance
au matériel de l'art que l'on a fait de pâteux le synonyme
de peintre. Henry Monnier me disait un jour avec sa fine malice, cachée
sous l’air important et ma majestueux qui sied à monsieur Prudhomme:
« Savez-vous, Monsieur, qu'il n'y a guère que vingt-cinq ans
que nous sommes pâteux! »
Par un esprit de réaction, d'ailleurs légitime, contre
la peinture lisse et pauvre, on s'est habitué à vouloir
toujours et en toutes choses, ce qui n'est désirable et rigoureusement
exigible que dans les sujets de genre, de paysage et de nature morte.
J'estime que Louis David, peignant le Portrait du Pape, et M. Ingres
peignant la Source, ont fait acte de peintres, et toutefois, quelle
différence entre leurs couches de couleurs légères,
leurs ombres frottées, leur manière sobre, expressive
à peu de frais et le juteux matérialisme de la peinture
actuelle! De tout cela, qu'il nous soit permis de tirer une conclusion
qui peut-être ne sera pas inutile. L'exécution d'un tableau
doit varier selon le sujet. Plus la pensée s’élève,
moins la palette se fait sentir: au contraire, à mesure que l'on
se rapproche de la nature extérieure et palpable, la touche veut
plus de solidité, plus de corps. La Ménagerie de Meyerheim
exécutée avec le pinceau de M. Ingres
serait insipide, impossible; de même que le ravissant Portrait
de madame C..., par M. Jalabert, s’il était peint dans la pâte,
perdrait sa délicatesse touchante et sa grâce. J'en demande
pardon à l'habile artiste qui me disait: « Meyerbeim est plus
peintre que Vautier, » il aurait du dire, je crois, Meyerheim a traité
un sujet qui demandait plus de peinture, parce qu'il en faut plus, en
effet, pour rendre sensible le plumage d'un pélican ou le poil
d'un lion, que pour accuser une nuance de douleur dans les traits d'une
jeune femme.
XV.
Les
Hollandais, qui ont été les maîtres préférés
de l'école moderne, et desquels procèdent nos peintres
de genre et nos paysagistes, ont été beaucoup plus variés
dans leur exécution que ne le sont leurs descendants. Ils ne
peignaient pas toutes choses en pleine pâte, comme l'on fait si
souvent aujourd'hui. Les nuages ambulants de Ruisdael, les nuages blancs
et moutonnés de Karel Dujardin ne sont pas rendus par, des épaisseurs
qu'il aurait fallu ensuite amincir avec la lame de l'amassette ou du
rasoir. Ostade, dans son Marché aux poissons, qui est au (37)
Louvre, et où l’on voit des merlans et des limandes exposés
sur des tables, à divers plans, s'est bien gardé d'exprimer
avec de la pâte les surfaces que présentaient ces poissons
luisants, ces tables mouillées. Il a poli sa peinture, et il
en a effacé soigneusement jusqu’aux moindres aspérités,
surtout pour ce qui devait paraître le plus éloigné
du cadre.
Van Huysum, lorsqu’il a peint ses magnifiques bouquets de fleurs qui
plongent dans un vase de marbre ou s'échappent d'un panier, ces
bouquets au pied desquels il a placé un nid d'oiseau, une grenade
entrouverte ou quelques noix, Van Huysum, dis-je, a constamment varié
sa touche; il n'a pas employé autant de couleur pour traduire
les pétales d'une rose ou les ailes d'un papillon, que pour peindre
le rugueux de la noix, l'écorce de la grenade ou le nid moussu
, du chardonneret avec son fouillis de menues pailles et de brins d'herbes.
Ces fines nuances, qui ne sont pas pour rien dans les prix énormes
que l'on attache aux tableaux de Van Huysum, elles sont aujourd'hui
dédaignées ou très peu observées. Nos peintres
font passer l'impression avant le rendu.
Voyez, par exemple, les Fleurs d'automne de Philippe Rousseau. C’est
une merveille d'exécution; c'est une fête, j'allais dire
une sérénade donnée aux regards; mais cette fêté
optique, il faut la considérer à six pas au moins, car
de près la touche est grasse dans les clairs et trop également
empâtée, parce que le peintre, voulant donner à
son oeuvre, le plus possible d'éclat et de puissance, a compté
sur les grumeaux saillants de la couleur pour accrocher la lumière
naturelle au passage. Il en résulte, pour celui qui regarde le
tableau à deux pas, une certaine rudesse de faire et d'aspect.
Ces chrysanthèmes superbes, d'un jaune si riche, et dont l'or,
en quelques-uns, tourne au vert, forment par leurs groupes, leurs bouquets,
leurs allures, leurs saillies et leurs enfoncements, leur soleil et
leurs ombres, un spectacle des plus réjouissants pour l'oeil,
un ensemble élégant et même fier, malgré
la légère teinte de tristesse automnale qui annonce le
déclin de la saison et la fin prochaine des dernières
fleurs. Mais peut-être le morceau est-il ici trop subordonné
au tableau. La peinture de ce qu'on appelle avec plus ou moins da justesse
« la nature morte » veut à la fois le triomphe 'décidé
de la masse et la ténuité exquise du détail
XVI.
Nous
disions tout à l'heure que nos peintres se préoccupent
de rendre l'impression avant tout. Le principe est excellent quand il
s'agit de (38) produire un effet décoratif sur une grande échelle,
et que l'harmonie doit s'obtenir à distance. Mais en un tableau
de chevalet, il faut du soin, du fini, et plus il est petit, plus il
en faut. L'artiste qui peint sommairement, en petit, se contredit lui-même
d’une manière frappante, car pendant que la petitesse de son
cadre m'invite à m'en approcher, la largeur de son exécution
m'en éloigne. La contradiction est la même que si un homme
vous faisait venir tout près de lui pour vous parler à
voix haute. Les confidences se murmurent ou se disent, mais ne se crient
point.Voilà pourquoi la finesse du pinceau est nécessaire
dans les petits ouvrages, et l'ampleur dans les grands.
Personne ne saurait échapper à cette loi, pas même
M. Corot,
bien qu'il possède tout ce qui peut le faire absoudre de n'y
avoir pas obéi. Grâce à l'ineffable poésie
qu'il répand sur toutes ses oeuvres, Me Corot
jouit de toutes les libertés que l'on accorde aux poëtes.
Il lui est permis, à lui, ou du moins il lui est pardonné,
dé nous montrer au loin, dans la perspective des temps héroiques,
les paysages que nous voyons de près. S'il représentait
les sites de la banlieue, ceux que nous rencontrons chaque jour dans
nos promenades extra muros, sa peinture abrégée, sous-entendue
pour ainsi dire, lavée par masses, que rehaussent seulement çà
et là quelques touches de feuillé, serait d'une insuffisance
choquante, intolérable même. Heureusement qu'il voyage
toujours et nous transporte avec lui dans les contrées, non pas
imaginaires, mais idéales de la fable, dans les pays où
l'on aperçoit errer les ombres des demi dieux , où s’agite
i le choeur des Muses, ou dansent les satyres. On aime alors cette gaze
mystérieuse et transparente dont il enveloppe la campagne, et
sous laquelle s'éteignent les caprices de la végétation
pour mieux laisser transpirer la grande âme de la nature.
Le Soir, la Solitude ne sont pas des paysages positivement imités
de tel ou tel site. Ce sont des souvenirs vagues, mais sublimes, des
évocations. Le poëte, comme s’il eût vécu des
milliers d'années, se rappelle les pays antiques, jadis parcourus,
et dont il n'a conservé que les grandes, lignes, les larges teintes
et le caractère solennel ou mélancolique, riant ou grave.
Il a vu ces paysages en Thrace ou en Thessalie, sur les rives du Pénée...
, que sais-je? mais il y a si longtemps, qu'il ne lui en reste aucun
détail au fond de la mémoire. Il nous dit seulement son
impression, et ce qu'il y a de admirable, il nous la communique tout
entière, sans que nous regrettions les feuilles qui manquent
à ses arbres, les accidents qui manquent à ses terrains,
les aspérités ou les fissures qui manquent à ses
rochers...
Voilà comment la poésie peut couvrir de son aile les erreurs
du peintre (40) et les atténuer jusqu'à les rendre pardonnables.
Voilà comment elle déjoue toutes nos belles spéculations,
à nous autres pauvres critiques, à nous autres pédants!
XVII
Cependant,
il faut tenir bon et ne pas abandonner les principes. Que deviendraient-ils,
bon Dieu, si la critique les abandonnait?
Comme il arrive toujours, M. Corot
a eu des imitateurs, qui, le voyant réussir, ont cru devoir s’arrêter
aux harmonies de l'ébauche, et se contenter de « rendre l'impression,
»c’est le grand mot dans un certain camp. Le tableau s'achève
par la reculée du spectateur. Rembrandt, non plus, ne voulait
point qu’on approchât de ses toiles, et il disait aux bourgeois
d'Amsterdam que la peinture était malsaine. Mais Rembrandt, loin
de simuler le fini, prenait , au contraire de la peine pour cacher la
peine qu'il avait prise. Il donnait une apparence de liberté,
quelquefois de rudesse à des morceaux qui, par dessous, avaient
été soigneusement préparés, et modelés
scrupuleusement. Les peintres, à la suite de Corot,
font justement l'inverse. Ce sont les antipodes de messieurs les naturalistes.
Ils feignent l'exécution au moyen d'un frottis et de quelques
rehauts piquants. Ils ont l’air d'avoir fini quand ils ne font que de
commencer. De ce nombre est M. Nazon,
qui ne laisse pas d’être charmant à sa manière,
d'éblouir le spectateur en couvrant à peine sa toile,
et de produire, avec peu, de brillants effets.
Puisque nous en sommes aux merveilles de la tricherie, nous parlerons
de M. Fromentin, dont la
Tribu nomade a eu les honneurs du grand salon et le privilège
d'attirer l'élite des visiteurs. Des milliers d’Arabes sont en
marche vers les pâturages du Tell; ils sont en ce moment dans
les gorges des montagnes. On aperçoit, ou plutôt l’on croit
apercevoir là-bas des femmes, des enfants, des vieillards avec
les serviteurs de la tribu, et les nègres, avec les ânes,
les moutons et les dromadaires, avec les chariots et les bagages, les
tentes ployées, les coffres, les armes, les ustensiles de cuivre.
Tout s'agite, tout roule tout grouille dans le défilé,
tandis que les chefs, à cheval, arrêtés à
l’entrée de la gorge, donnent des ordres et surveillent la marche,
dont ils formeront l'arrière-garde. Sur leurs riches montures,
sur leurs chevaux blancs, brillent, comme des étincelles, quelques
touches de lumière, piquées avec un art infini. Tous les
tons que peut offrir la trame d'un cachemire sont employés ici,
remués, vibrants et changeants, comme si le mouvement les faisait
passer (41) à chaque instant de la lumière à la
demi-teinte. On ne saurait plus habilement donner le change et présenter
le mirage des choses réelles. — Imaginez un assortiment de toutes
les couleurs: du damas citron, rayé de satin noir, avec des arabesques
d'or sur le fond noir et des fleurs d'argent sur le fond citron; tout
un atouche en soie écarlate traversé de bandes couleur
olive; l’orangé à côté du violet, des roses
croisés avec des bleus, des bleus tendres avec des verts froids;
puis des coussins mi-partis cerise et émeraude, des tapis de
haute laine et de couleur plus grave, cramoisis, pourpres, grenats,
tout cela marié avec cette fantaisie naturelle aux Orientaux,
les seuls coloristes du monde. C'est le centre éclatant de la
caravane.
— Voilà le tableau décrit et dessiné à la
plume en encre de couleurs. Mais que le lecteur n'aille pas nous attribuer
cette description: elle est du peintre lui-même; elle est tirée
de son beau livre: Un été dans le Sahara, chef-d'oeuvre
de peinture écrite. Ce n'est pas d'ailleurs que la Tribu nomade
d’aujourd'hui soit justement celle que Fromentin
décrivait il y a dix. ans; toutefois, il y a une telle ressemblance
entre la page du livre et le tableau, que l'un est l'équivalent
parfait de l'autre.
XVIII.
L'équivalent!
c'est le mot que nous cherchions. Faire que la chose peinte vous procure
la même impression que vous aurait procurée la chose vue:
voilà dans quels termes certains artistes se posent le problème,
et ces artistes ne sont pas les moins distingués par l'intelligence.
Mais avec une telle . manière de comprendre l’art, on risque
fort d’en rester aux à peu près ,de sous-entendre l’exécution
et d'altérer la monnaie du peintre, car enfin l'esprit n'est
pas tout, non plus; le métier a ses rigueurs. A supposer qu'un
ensemble de taches heureuses produise un effet délicieux, encore
faut-il que l'oeil ait son compte, que le spectateur ne soit pas chargé
de suppléer au vague des indications pittoresques, en achevant,
par l'imagination, ce qu'on aura négligé de lui dire.
Le mieux est d’abréger sa besogne et que sa collaboration se
réduise à deux choses: comprendre et admirer.
Il me souvient, à ce propos, qu'un jour me trouvant avec Troyon
à la vente Patureau, comme je m’étais arrèté
avec plaisir devant trois petits Wouwermans qui représentaient
une halte de cavalerie, une marche d’armée et un paysage sablonneux,
Troyon me dit: « Mon cher, ne me parlez pas de cela, c’est. — D’accord,
lui dis-je mais je vous sou(42)haite de trouver acheteurs pour vos peintures
aux prix où ces infections vont se vendre. » — Elles se vendirent,
en effet, l'une dans l'autre, 92,700 francs, et furent adjugées,
si j'ai bonne mémoire, à M. le surintendant des Beaux-Arts.
Notez que la vente eut lieu en présence de tout Paris et que
nous sommes ici dans une ville où l'on n'est pas sans connaître
un peu ce que peinture veut dire. Mais le mot de Troyon, — qui d'ailleurs,
cela va de soi, ne doit pas être pris au pied de la lettre, —
ce mot n'en reste pas moins comme un indice des tendances actuelles,
comme le résumé d'une opinion qui se répand dans
l'école, à savoir qu'il importe surtout de donner l'impression
de la nature, et que feindre le fini vaut mieux que finir.
XIX.
Si
Meissonier, le père,
avait exposé au Salon, — mais en bon père il s'est abstenu
de concourir avec son fils, — le moindre de ses ouvrages nous fournirait
un exemple de ce que nous entendons par finir, dans les petits tableaux.
Finir, ce n'est pas être léché comme Denner, blaireauté
comme Gérard Dov, émaillé comme Van der Werff:
c'est, au contraire, corriger la fadeur d'un faire propre et précieux
, par des touches faciles et vives qui réveillent les figures,
varient la saveur des surfaces et accentuent inégalement les
objets. Sous ce rapport, Meissonier
est incomparable. Après avoir poli ses peintures, il y touche
des facettes et il en fait des diamants. Moins maître que son
père, M. Charles Meissonier
méritait bien la médaille que le jury lui a décernée
pour son charmant tableau de Leusen et Rosine, où il a mêlé
si heureusement le souvenir de Metsu et celui de Pierre de Hooch.
L’absence de Meissonier père,
si utile à son fils et au succès de M. Fichel, aura également
servi à M. John Lewis Brown, qui, délivré d'un
concurrent aussi redoutable, devient meilleur encore qu'il n'est, et
passe au premier rang dans son genre, par son École du cavalier,
peinture fine et précise, délicate et ferme, qui exprime
nettement, sans tricherie aucune, les lignes et les plans, les formes
et les tons, sur des figures de quelques centimètres. Mais il
fait de petits tableaux, il n’en est peut-être pas de plus parfait
que la Porte de la Mosquée, où M. Gérôme
nous montre une vingtaine de têtes coupées, avec un bourreau
qui tient encore à la main son cimeterre, et un Turc (sans doute
Kachef), qui fume paisiblement sa pipe en compagnie de ces têtes
coupées, dont le spectacle paraît lui être familier
(44) et même assez agréable. Nous ne demanderons pas à
M. Gérôme pourquoi il
a choisi dans les moeurs orientales un sujet qui manque de gaieté
à ce point. Il peut y avoir une utilité morale à
représenter de telles choses, rien n’étant plus propre
à civiliser les hommes que l’image de leur barbarie. Ce qui est
certain, c'est que personne n'aurait accusé avec plus de vérité
et de finesse les caractères si curieux de ces têtes, vivantes
ou mortes, la féroce bonhomie du fumeur, l'expression sanguinaire
de l’exécuteur fataliste, et les affreuses grimaces que les masques
des beys décapités ont conservées après
la mort , les uns contractés par la frayeur, les autres souriant
de rage, celui-ci empreint de bestialité celui-là embelli
par une noble résignation et imposant encore par son fier courage.
Tout cela se passe sous un demi-jour officieux, pendant que le soleil
torride de l'Egypte, tombant dans un péristyle qu'on aperçoit
par la porte entr'ouverte de la mosquée, éclaire de ses
rayons indifférents le théâtre de ces horeurs qu'il
ignore.
XX.
Il
est singulier que l'éloquence de la lumière ait été
inventée dans la brumeuse Hollande, par un Hollandais qui n'avait
pas quitté son pays. Dans notre école, les effets prestigieux
du clair-obscur n'ont commencé à paraître qu'à
la suite de nos voyages en Orient, lorsque Decamps et Marilhat en revinrent
avec du soleil plein leur boîte à couleurs. Mais à
l'inverse de Rembrandt, qui enveloppe d'ombre un centre lumineux, les
peintres qui ont vu l'Asie et l'Afrique y ont parfois observé
sur nature des tableaux qui offrent un centre obscur environné
de lumière. Ils ont fransposé Rembrandt, comme dit Fromentin.
Il est donc juste de reconnaître que les voyages ont accru les
ressources de notre peinture, et que l'ethnographie peut avoir du bon,
pourvu qu’on n’en abuse point jusqu'à remplacer le nu par le
costume, et la draperie par la friperie.
Aujourd’hui les excursions en Orient ont créé une spécialité
qui dispense des fortes études quantité d'artistes, et
dans laquelle triomphe une peinture facile, qui trouve ses tableaux
tout composés, son pittoresque tout fait. J'imagine que M. Louis
Mouchot en entrant, au Caire, dans le Bazar des tapis, au moment où
le soleil y pénètre par les intermittences des tentures
suspendues pour l'intercepter, n'aura pas eu beaucoup de peine à
saisir là un de ces charmants effets de clair-obscur où
les figures elles-mêmes jouent le rôle de notes lumineuses
et de notes sombres. Le velarium détendu, les poulies, les cordages,
les tapis exhi(46)bés aux acheteurs, la richesse des vêtements
et des marchandises, les accidents d'une architecture fruste, tout cela
lui aura fourni un drame de lumière très-piquant et très-pittoresque.
Il est vrai, dira-t-on qu’il restait à la peindre, et ce n'est
pas peu de chose quand il s'agit de s’en tirer aussi brillamment que
M. Mouchot.
L'héritage illustre laissé par Decamps et par Marilhat
s'est partagé entre plusieurs lieutenants auxquels nous devons,
ou des scènes de moeurs très-intéressantes comme
la Noce arabe de M. Théodore Frère, ou des paysages qui
ont naturellement de la grandeur et du style, comme la Mer morte par
M. Belly, et les Murailles de Jérusalem par M. Berchère,
dont l'exécution cette fois a faibli. Ce n'est pas pour rien
que ces contrées fameuses ont été travaillées
par les miracles de la religion et de l'histoire. Il semble qu'avec
l'aide de nos souvenirs, les terrains y aient conservé plus de
caractère, que les silhouettes des montagnes et des arbres y
soient plus solennelles, que les rivages y aient un aspect plus redoutable
ou plus sinistre, et qu'une certaine couche de poésie y recouvre
les pierres mêmes et les murailles.
Oui, c'est à nos yeux une peinture plus facile que celle qui
se voue aux paysages exotiques, en ce sens qu'il est plus facile, en
effet, de nous intéresser à des pays éloignés
comme la Perse, si habilement exploitée par M. Pasini, ou à
des pays connus seulement par des traditions augustes, comme l'Égypte
et la Judée, que d’éveiller notre curiosité en
nous montrant ce que nous voyons tous les jours. Si l'on ouvrait à
Jérusalem une exposition de peinture, il est probable que les
vues de notre banlieue y attireraient l’attention beaucoup plus que
tel paysage représentant les environs de la ville sainte, fût-ce
le jardin de Gethsémani. Quelle dose de talent ne faut-il
pas à Daubigny, par
exemple, pour nous tenir si longtemps en contemplation devant ces Bords
de l'Oise! Qui aurait dit que ce fleuve familier, ces simples bouquets
d'arbres, cette nature sans mouvement et sans nom fourniraient matière
à un paysage d'une beauté si attachante et si pénétrante!
Le philosophe antique, pauvre et content, portait avec lui toute sa
fortune: le vrai paysagiste, inquiet et riche, porte en lui toute la
nature. L'image du site le plus humble se transfigure tout à
coup, s'idéalise, dès qu'elle est venue se peindre au
fond de cette chambre obscure, qui est son âme.
Tandis que Daubigny,
bien que des plus habiles à manier le pinceau, subordonne toujours
l’exécution au sentiment, d’autres, tels que M. Hanoteau, font
passer avant tout l'excellence de la touche et la vérité
positive. Il ne se peut rien de plus robuste, de plus solidement rendu
que le Soir à la Ferme. C’est là une de ces peintures
qui s'adressent, non pas au (48) sentiment, mais à la sensation.
Le peintre n'a pas été ému du spectacle qu'il a
voulu traduire; il en a été frappé: aussi en êtes-vous
frappé, comme lui, et non pas ému. La même observation
s'applique à la grande toile de M. Auguste Bonheur, le Dormoir.
Il y a une sorte de magie visuelle dans ce tableau, et si on le regardait
de manière à l'isoler de son cadre, on se croirait à
quelque distance d'un troupeau de boeufs sous la feuillée. L'intérieur
de ce bois, où pénètre par les éclaircies
une poussière de soleil, vous procure une sensation de fraîcheur
et de bien-être. Les grandes vaches du premier plan ne paraissent
pas suffisamment modelées et manquent un peu de rondeur; mais
à quinze pas, l'illusion se produit, la senteur des bois se dégage,
l'on croit respirer aussi la saine odeur de l'étable. Les animaux
et la nature agreste se marient si bien dans le paysage et forment une
harmonie si parfaite que la présence de l’homme y est inutile
ou importune; à moins que la figure humaine ne soit complètement
sacrifiée, et dans ce cas mieux vaut la supprimer, peut-être.
On peut alors se livrer à un de ces accès de panthéisme
où l'âme va se perdre, se fondre avec délices dans
la vie immense de l'univers, et l'on murmure involontairement ces paroles
de l'historien-poëte Michelet: « L'arbre qui a vu tous les temps,
l'oiseau qui a vu tous les lieux, n'ont-ils donc rien à nous
apprendre? L'aigle ne lit-il pas dans le soleil et le hibou dans les
ténèbres? Ces grands boeufs eux-mêmes, si graves
sous leur chêne sombre, n'est-il aucune pensée dans leurs
longues rêveries?»
XXI.
Il
y a quelque temps, nous allions visiter avec quelques amis le château
d'Écouen, curieux de voir une des oeuvres les plus renommées
de cette architecture renaissance que nous avions admirée sur
parole dés notre première jeunesse. Avant l'heure où
devait s'ouvrir le château, devenu maison d’éducation pour
les jeunes filles de la Légion d'honneur, nous fûmes introduit
dans l'atelier d'un artiste qui nous était inconnu autrement
que de réputation: M. Schenck. On voyait là des études
d'animaux, saisissantes par la naiveté de l'observation et l'énergie
du caractère, plus deux tableaux dont l'un représentait
une troupe de chevreuils, Sur les montagnes, — c'est le titre, — et
l'autre un troupeau de moutons à haute laine, Dans les vallons.
L'absence du peintre nous eût permis de critiquer a notre aise;
mais nous n'avions que du bien à penser et à dire de ses
toiles. Cependant, au sortir de l'atelier, je me disais à moi
(50) même: Il est possible que ce qui nous paraît être
si vrai n e soit qu'une heureuse vraisemblance. Pour apprécier,
dans une peinture d'animaux, la justesse des proportions , les allures,
les physionomies , les toisons, les pelages, les menus accidents de
lainé emmêlée ou de laine crottée, il serait
bon d'avoir la nature sous les yeux. Au moment où cette réflexion
nous venait , on poussa devant nous la clôture d'une étable
où M. Schenck nourrit quelques-uns de ses modèles. C'était
une rude épreuve qu'un tel rapprochement pour l’oeuvre du peintre:
il en triompha. Le spectacle de l'étable était la contre-épreuve
du tableau. — Une heure après, la grille du château fut
ouverte; on nous permit de parcourir les salles, les ouvroirs, les dortoirs,
et la petite scène que M. Édouard Frére a si bien
rendue s'offrit à nos regards , à travers une porte entr'ouverte.
Nous la vîmes avec les yeux d'un promeneur: M. Frère l'avait
vue avec les yeux d'un artiste. C’est à la peinture d’animaux
que se rattachent avec distinction M. Veyrassat, qui est le Hanoteau
des forts attelages et des camionneurs, M. Servin, M. Jules Héreau,
M. de Praetère, qui figurent si honorablement dans les concours
régionaux de la peinture , M. Louis-Eugéne Lambert, qui
suit les traces brillantes de Jadin, et M. Otto Von Thoren, qui est
en possession de nous intéresser aux brigands et aux boeufs de
la Hongrie. Mais nous ne savons dans quelle classe ranger cette fois
M. de Penguilly. Sa toile représente une plage couverte de phoques,
qui nagent, bondissent ou s'endorment ,
Gardés par le pasteur des troupeaux de Neptune.
Protée à qui le ciel , père de la fortune,
Ne cache aucun secret. . . . . . .
C'est un tableau qui appartient à la fois au paysage, à
la peinture d’animaux et à la marine: au paysage, par les roches
granitiques au milieu desquelles est assise la figure de Protée,
trop petite pour former le noeud de la composition; à la peinture
d'animaux, par l'imitation de ces amphibies qui jamais encore n’avaient
eu les honneurs du pinceau: enfin à la marine, par une belle
étude de mer, de la vaste mer, tranquille et bleue... Cela ne
gâte rien de lire quelquefois l'Odyssée. Il me semble que
l’on doit voir la nature plus en grand , quand on vient de la regarder
dans Homère. Sans aller si loin pourtant, sans remonter si haut,
un jeune peintre, M. Jules Masure, est parvenu à saisir merveilleusement
la vérité de la mer, en l'étudiant à Fréjus
et aux environs d'Antibes. Mais la vérité de (51) la mer
et sa poésie, c'est tout un; car la mer est à elle seule
un poëme sans fin. Elle se charge toujours d'être belle.
XXII.
Deux
cents paysagistes environ, trente ou quarante peintres de marines, trente
ou quarante peintres d'animaux, tous notables, tous bien doués,
tous dignes d'attention et d'éloges, à divers titres!
Quelle armée! Comment décrire leurs tableaux — si la chose
était possible — sans desservir l'artiste et sans fatiguer le
lecteur? Comment les nommer seulement, tous ces hommes, la plupart jeunes,
impatients de briller, affamés de gloire et heureux, en attendant,
des émotions que leur procure la campagne ou la mer. Le paysage,
nous l'avons dit, est le côté fort de notre école;
c'est là que sa supériorité se montre et que son
infériorité se trahit. Là où le paysage
monte au premier rang, la peinture descend au second. Mais du moins,
jouissons de nos avantages, allons un peu battre les buissons, laissons-nous
conduire par ces jeunes amants auprès de la femme qu'ils adorent,
créature toujours mobile et toujours aimable, qui change de caractère,
de visage, de robe et de couleur devant chacun de ceux qui l'aiment.
Le matin, elle est blonde: c'est le printemps; au milieu du jour, elle
a bruni déjà: c'est l'été; le soir, elle
a pris des teintes ardentes, des rousseurs dorées: c'est l'automne.
Il en est qui la préfèrent quand sa chevelure blanchit
sous la neige et qu'elle fait semblant de vieillir... Après tout,
c'est à des peintres français qu'elle s'est montrée
dans sa beauté la plus imposante. Pour Nicolas Poussin, elle
est muse; pour Claude Lorrain, elle est dryade, et si quelqu'un a égalé
ces grands paysagistes, personne ne les a surpassés. Mais au
temps de Claude et de Poussin, la figure humaine primait les plus nobles
paysages, et s'il avait pu être question alors d'une médaille
d'honneur, on l'aurait décernée à l'auteur des
Bergers d’Arcadie, ou du Pyrrhus sauvé. Dans un moment de lassitude
et d'humeur chagrine, nous nous sommes écrie: « Il est donc bien
facile de réussir dans le paysage, puisque tant de peintres y
ont réussi! » Cette exclamation n’était pas juste: non,
il n'est pas facile, en peinture, même de mal faire. Il faut en
savoir déjà très-long pour se tromper, et le paysage,
bien qu'il constitue un genre secondaire, n'en est pas moins hérissé
de difficultés sans nombre. Ceux qui excellent ou qui ont excellé
dans cette branche de (52) l'art, paysages, vues ou marines, sont encore
assez rares. Ils se nomment Corot,
Théodore Rousseau,
Paul Huet, Français,
Daubigny,
sans parler de quelques absents, tels que Jules Dupré, Cabat,
Gudin, Eugène Isabay, Ce sont là les artistes arrivés,
comme l'on dit, et hors concours. A cette liste il convient de joindre
Anastasi, qui est aussi habile à Tivoli et à Rome qu'il
l'était à Saint-Cloud, Palizzi, passé maître,
Busson, qui est un Troyon plus délicat, Hanoteau, qui est un
Troyon plus solide encore et plus rudes, Eugéne Ciceri, Lepoittevin,
Morel Fatio, Ziem, de Tournemine, Achard, de Rudder, Brissot de Warville.
Les arrivants sont nombreux et forment un état-major brillant.
Ils s’appellent Blin, Harpignies, Appian, — on peut imaginer, d'après
l'eau-forte ci-jointe, combien doit être charmant son paysage,
— Émile Breton, Jules Didier, Bellel, Lavieille, Riedel, Augustin
Laurens, Imer, Camille Bernier, Gosselin, Daubigny fils, Jules Rozier,
Gustave Castan, Clouet d'Orval, Groseilliez, Gustave Girardon, Bellet
du Poisat (qui est plus qu'un paysagiste), Deshayes, Hippolyte Fauvel,
César de Cock, Chauvel, Oudinot, Camille Paris, Lansyer, et Mlle
Pecqueur, de Ville-d'Avray, et Saint-François, poète rêveur,
le plus original de tous nos paysagistes, — auxquels nous devons ajouter
les Hollandais Vogel et Jongkind, le Belge de Knyff, le Hessois Achenbach,
le Russe d'Alheim, le Prussien Saal, l’Autrichien Kuwasseg, l'Italien
Vertunni.
XXIII.
Ceux
qui raillent notre pessimisme et qui nient la décadence de l'École
française, ne prennent pas garde que les étrangers abondent
au salon; que dans le genre et le paysage, ils sont nos égaux;
que MM. Anker, Faruffini, AIeyerheim, Vautier, Schlosser, nous viennent
de Suisse, d'Italie ou d'Allemagne, et, ce qui est remarquable, que
tous ces peintres sont aussi spirituels, aussi fûtés que
des enfants de Paris. C'est à croire que notre ami Alexandre
Weill avait raison lorsqu'il nous disait un jour, dans une dispute littéraire
sur le boulevard: « Calmez-vous, l’esprit est toujours français,
mais aujourd'hui, c'est en Allemagne qu’on le fait. » De l'esprit? on
n'en peut guère avoir plus que n'en a mis M. Heilbuth dans son
Antichambre. On y voit un ambitieux abbé qui sèche d'impatience
à la porte d'un cardinal romain, tandis que le valet du cardinal,
s'approchant du solliciteur, essaye timidement de lui « tirer les vers
du nez, » comme dit Molière. Il faut être bien madré,
au surplus, pour manier l'esprit en peinture, car c'est un élément
dangereux. On (53) court perpétuellement le risque de fausser
l'instrument du peintre, en lui donnant à exprimer ce que la
plume et la parole doivent seules dire. Sil l’idée n'est pas
absolument incorporée à l'image, l'intelligence et l'oeil
du spectateur bifurquent, et le voilà déconcerté,
distrait, partagé entre le signe et la chose signifiée.
Jetez les yeux sur un morceau ravissant de couleur, le Singe photographe
de Philippe Rousseau: ce singe qui opère lui-même avec
tant de conscience et comme pénétré des grandeurs
de sa mission, il serait beaucoup plus comique s'il était raconté
par Albéric Second. N'essayez pas de faire dans un art ce qui
peut être mieux fait dans un autre.
J’entends quelqu’un me dire: Vous ne parlez que par sentences, et l'on
serait bien embarrassé si l'on devait suivre vos conseils. Tantôt
vous blâmez la peinture comme étant littéraire,
tantôt vous la louez comme spirituelle. Qui saisira ce milieu
insaisissable entre l’esprit que l'on veut avoir et celui qu’on a? —
Sans doute. Tout est nuance dans les arts. Du bien au mal , il n'y a
souvent que l'épaisseur d'un fil, et pour ce qui est de la grâce,
les doses décisives sont infinitésimales. Il est tel tableaux
trés-joli, de M. Toulmouche, le Mariage de raison, où
il a mis un peu trop de sel; tel autre de M.Vetter où il en a
mis trop peu. Un mignon s’exerçant bilboquet, cela ne présente
pas, je trouve, un intérêt bien soutenu, et cela ne vaut
pas, à mérite egal d'exécution, la scène
adorable des Précieuses ridicules, que M. Vetter exposa l'an
dernier. Mascarille et Jodelet, saluant Cathos et Madelon. Convenez
qu'un soupçon de littérature n'eût pas été
cette fois-ci un assaisonnement inutile. Le talent est de mettre l'imagination
du spectateur sur la voie, mais sans en avoir l'air, en la laissant
aller toute seule. Longtemps nous avons regardé les Fouilles
de Pompéi de M. Sain. Pourquoi? Ce n'est pas seulement parce
que la toile est inondée d'une douce lumière, et qu'elle
est animée par des figures vivantes, pleines de caractère
et de santé, figures dont quelques-unes, par leurs mouvements
ou leurs attitudes, seraient dignes de l'art statuaire; c'est aussi
parce que l'image de la jeunesse insouciante et de la vie a quelque
chose de plus frappant au milieu d'une ville morte depuis tant de siècles,
et qu'il y a une sorte de mélancolie gracieuse dans cet essaim
dispersé de fraîches filles sur de vieux tombeaux. Un contraste
si peu cherché, si naturel, est peut-être préférable
à l'idée ambitieuse qu’ont eue M. Hamon
et M. de Curzon, d'évoquer sur les ruines de Pompéi, l'un
les ombres des Muses, l'autre les fantômes des anciens habitants;
idées poétiques, d'ailleurs, qui ont conservé,
dans la peinture de ces artistes éminemment distingués,
le charme et la pâleur du rève.
XXIV.
(54)
Le lecteur est sans doute impatient d'en finir avec nos longs discours,
et cependant, que de notables nous avons oubliés dans ces conversations
péripatétiques! Et d'abord M. Bouguereau qui a traité
en grand deux scènes familières: Premières Caresses
et Convoitises peintes à ravir, achevées comme des miniatures
que l'on croirait grossies par le microscope: puis M. Landelle qui,
longtemps obsédé par le souvenir de Paul Delaroche et
d’Ary Scheffer, s’en affranchit maintenant et s’affirme lui-même
avec des colorations plus hautes et plus franches, dans les deux figures
de caractère qu'il a rapportées d’un voyage en Asie Mineure
et en Arménie. Puis, l'auteur intelligent de Catherine 1re chez
Mehemed Baltadji M. Gustave Boulanger, coloriste aux tons fins et rares,
que l'on reconnaît à cette marque, de même qu'on
peut reconnaître les écrivains d'élite « à
l'épithète rare, » comme disent les Goncourt; — ils veulent
dire à l'épithète inusitée, surchoisie,
brillante comme une monnaie frappée de neuf; — puis M. Glaize
fils, l'auteur des Nuits de Pénélope, dessinateur raffiné,
talent souple et fort, jeune homme plein d'avenir et qui peut viser
à obtenir quelque jour la médaille d'honneur; puis M.
Tissot, l'auteur du Confessionnal, qui, en passant par l'imitation de
Leys, est devenu, chose étrange, si original; puis M. Girard,
qui sort d'une bonne école et qui ne manque pas d'originalité,
lui aussi, dans son Miroir improvisé; puis, enfin, M. Eugène
Villain, qui a rencontré une expression de grâce si touchante
dans son Mois de Marie. C'est une toute jeune fille qui pare de fleurs
la statuette de la Vierge, comme elle ferait d'une poupée du
bon Dieu. Et quelle touche! Il n'en est pas de meilleure. Ensuite les
frères Giraud: l'un si habile à creuser des perspectives
profondes, des galeries où l'on se promène, des salons
où l'on entre par le cadre; l'autre, Eugène Giraud', si
Français même lorsqu'il peint la Danseuse du
Caire, et si Parisien dans sa Nuit parisenne où l'on voit un
Pierrot, sorti d'un bal carnavalesque avec sa débardeuse, se
maniérer encore pour allumer son cigare au fanal d’un égoutier;
ensuite M. Berthon, que le jury a si justement distingué; ensuite
M. Jundt, peintre humoriste et amusant, que ce même jury n'aurait
pas dû peut-être passer sous silence; et M. Ronot, et M.
Trayer, tous deux candidats de (56) l'opposition pour la quarante et
unième médaille; enfin M. Lecomt Dunouy, qui, dans un
petit tableau plein de grandeur, l'Invocation à Neptune,a su
deviner la poésie religieuse des sacrifices antiques, et jeter
le prestige du merveilleux dans l'intérieur d'un de ces temples
païens que nous croyons, grâce à notre ignorance,
avoir été froidement symétriques et régulièrement
glacés.
XXV.
Mais
là ne s'arrète point, hélas! la confession de nos
oublis, la liste de nos distractions et de nos erreurs.
Que pensera de la politesse f rançaise l'Espagnol Mercade Benito,
qui a peint la Translation du Corps de saint François avec la
fermeté, la gravité et la foi d’un Zurbaran, mais d'un
Zurbaran plus clair et plus doux, sans terreur et sans encre? Que pensera
de notre justice le peintre des Cuirassiers de la Moskowa, l'allemand
Schreyer, en qui revit la forte race de Géricault, croisée
de Vernet? Et que pensera l'ombre de Bellangé, si nous n'écrivons
pas ici ce que nous lui avons dit à son lit de mort: que nous
avions versé des larmes en voyant son esquisse sublime de Waterloo:
La Garde meurt? Il n’y a que le génie d'un peintre mourant pour
trouver l'expression de ces grenadiers qui, à bout de cartouches
et debout sur des cadavres comme les dernières colonnes d'un
monument écroulé, regardent venir la mort en désespérés
qui la méprisent et qui la désirent.
Hippolyte Bellangé a été et restera un artiste
supérieur dans un genre qui, en lui-même, a quelque chose
de faux: la bataille. Je dis faux parce que la bataille moderne, avec
ses uniformes obligés et ses vérités officielles,
est inintelligible et impossible à rendre dans la grandeur de
ses mouvements en masse, et qu'elle cesse d'être imposante lorsqu'elle
est fragmentée en épisodes.
Personne encore au salon n'est à la hauteur de Bellangé,
ni M. Hersent ni M. Protais, deux peintres dont l'exécution n'est
point, à beaucoup près, assez militaire. Une touche mâle
serait pourtant de rigueur, même lorsqu'on représente,
comme M. Protais, un soldat blessé à mort qui se souvient
eu mourant de ce qu'il a aimé, moriens reminiscitur... Quand
on a des larmes dans les yeux , mieux vaut peindre autre chose que des
batailles.
(57)
XXVI.
L'art
statuaire en France est depuis longtemps partagé entre deux écoles,
dont l'une tend au naturalisme et l'autre recherche le style, ce qui
revient à dire qu'il hésite entre le caractère
et la beauté.
Une chose bien faite pour étonner, c’est que la sculpture antique,
celle du moins qui a mérité les regards de l'histoire,
au lieu de débuter par le naturalisme, a débuté
par le symbolisme. Elle a commencé par être sublime. On
pourrait s'attendre, en étudiant ce grand art, à le voir,
comme les autres, partir d'une imitation naïve et scrupuleuse,
pour s'élever peu à peu à une traduction plus libre,
à une interprétation plus haute et plus large; c'est le
contraire que l'histoire nous montre. La sculpture égyptienne
a été constamment, par la volonté des prêtres
qui la pratiquaient, une écriture imagée, une langue plastique,
énonçant sous des formes convenues, artificielles et immuables,
les idées religieuses, les mystères du dogme, les choses
impalpables et invisibles. Transportée en Grèce, la sculpture
y devint pat degrés plus imitative; et un jour, après
des siècles d’études et de traditions, elle arriva, par
Phidias, à fondre ]a vie de l'âme dans la vie du corps,
à exprimer l'une par l'autre, à rencontrer cet équilibre
merveilleux entre l'esprit et la forme qui dut apparaître dans
le premier exemplaire sorti des mains de Dieu, dans cet exemplaire qui
est l'idéal. Ainsi furent taillées en marbre ou ciselées
en bronze des divinités qui ne sont autre chose que les types
immortels de ]a grâce ou de la majesté, de la force ou
de l'élégance, de la sagesse ou de l'amour. Bientôt
cependant on vit s'annoncer un commencement de naturalisme, c’est-à-dire
l’étude des formes individuelles. La vérité vivante
prévalut sur la vérité idéale, et l'art
romain, s'attachant au caractère plutôt qu'à la
beauté, produisit encore des chefs-d'oeuvre, mais qui furent
les derniers de la statuaire antique, et les moindres. Quand vint le
christianisme, qui était hostile à la beauté corporelle,
ennemi de ]a chair, la sculpture voulut être avant tout expressive,
et, abandonnant son premier culte, elle sacrifia la perfection du corps
à la physionomie de l'âme. A la Renaissance, exercé,
remué par des peintres, l'art statuaire prévoit les effets
du clair et de l'ombre; il exagère ses mouvements, il particularise
ses formes, il violente le marbre, et, docile à l'influence prépondérante
de la peinture, il devient pittoresque: c’est le caractère que
lui impriment Michel-Ange en Italie, le Puget en France. (58) Depuis
le Puget jusqu'à Houdon, la sculpture française a recherché
le rendu de la vie, le frémissement et l’amollissement t de la
chair, et cette morbidesse qui ne saurait convenir à la représentation
des dieux sains et purs, des dieux immortels. Ce n'est guère
que de notre temps que la sculpture a ressaisi les traditions de l'art
antique. Par un singulier retour, ce fut un peintre, Louis David, qui
dêtourna les sculpteurs de leur tendance à empiéter
sur le domaine des peintres. Il eût été étrange
que la sculpture demeurât pittoresque alors que la peinture elle-même
devenait sculpturale. Vinrent enfin, il y a cinquante ans, les marbres
d'Elgin, et notre école reçut alors les souverains enseignements
de Phidias, par les moulages du Parthénon. Depuis que ces moulages
se trouvent dans tous les ateliers et sont devenus familiers à
tout le monde, les artistes ont compris, — et avec eux les critiques
et les dilettanti, — quel était le véritable caractère
de l'art grec, comment cet art, à jamais admirable, avait résolu
le problème d'être à la fois vivant et purifié,
idéal et vrai, d'avoir les accents de la nature sous des formes
que la nature ne présente jamais que plus ou moins imparfaites,
plus ou moins défigurées par les circonstances et les
accidents de la destinée individuelle. Étant donné
un modèle, les Grecs en avaient fait un symbole, un dieu, mais
sans le dépouiller des apparences de la destinée, et en
laissant au contraire dans leur imitation les empreintes d'une vie supérieure,
les empreintes de la vie divine, c'est-à dire de la vie calme,
sereine, exempte de tous les maux d’ici-bas et de toute laideur. Telle
a été la conquête de l'esthétique contemporaine.
Elle a connu la bonne édition de l'art grec, l'édition
princeps, celle dont l'art romain n'était qu'une altération,
et, à l'heure qu'il est, il n'y a plus d'incertitude, au moins
sur les principes. Chacun sait où est la perfection, où
il faut la chercher et l'étudier. C'est là un progrès
immense.
XXVII.
A
la sculpture pittoresque, à celle qu'ont pratiquée particulièrement
à Venise 'Alexandre Victoria, le Bernin à Rome, les Coustou
en France, se rattache un des artistes qui ont été cette
fois les candidats à ,la médaille d’honneur, M. Carpeaux.
Employé par l’architecte des Tuileries à décorer,
au pavillon de Flore, le fronton qui regarde le Pont-Royal, M. Carpeaux
a montré dans cette décoration toutes les fortes qualités
de son talent et le défaut inhérent à (59) ses
qualités, Nous l'avons connu lorsqu'il était l'élève
de Duret. Son maitre admirait en lui les aptitudes innées, le
tempérament du sculpteur, le sentiment énergique et généreux
de la vie, et ce qu'il désirait lui enseigner, c’était
le grand goût qui choisit sévèrement les lignes,
qui épure les formes. Mais l'élève de Duret, après
avoir eu le prix de Rome, et malgré cinq ans passés à
l’Académie, est resté à peu prés tel quel.
Il est toujours entraîné vers la sculpture berninesque
et française. Aussi n'est-ce pas précisément aux
décorations de l'architecture que nous semble convenir le talent
de M. Carpeaux. Sa principale figure, la France, qui aurait dû
rappeler, par une ligne dominante, la stabilité verticale, écarte
ses membres de manière à couper l'axe de l'édifice
ou à le faire passer dans le vide. Les deux figures d'hommes
couchées sur le fronton, renouvelées de Michel-Ange avec
un peu trop de sans gêne, sont d'une exécution animée,
résolue et vibrante. amours qui se tourmentent dans les tympans
des petites arcatures du fronton son t subordonnés à l'architecture
et assouplis pour les espaces qu'on leur a ménagés. Au
dessous, la muraille se creuse en entrée de caverne, et l'on
en voit sortir à demi une nymphe rieuse, qui joue avec de enfants
robustes, à la face bouffie, aux formes ressenties et renflées.
Tout ce morceau est d'une beauté imprévue, qui saisit.
XXVIII.
Il
est surprenant, en vérité, que les sculpteurs ne soient
pas avertis, par l'expérience, du danger qu'il y a toujours à
tenir l'ébauchoir avec le sentiment d'un peintre. On dessine
sur le papier un croquis brillant, ou bien on modèle à
la hâte une petite maquette chaleureuse qui vous séduit
par ses saillies et par ses creux, provoquant le regard et accrochant,
pour ainsi, l'attention. Mais quand le petit modèle est mis au
point, quand le marbre a répété, dans les proportions
naturelles, ces creux, ces saillies, ces mouvements outrés, ces
angles rentrants et sortants dont la silhouette déchire l'espace,
on est tout surpris, — on ne devrait pas l'être, — d'avoir fixé
dans une matière aussi grave des attitudes violentes, des membres
contrastés qui auraient en peinture de l'attrait, de l'énergie
ou de la grâce, mais qui, sous les trois dimensions, deviennent
une offense à la dignité du marbre, à sa pesanteur
cubique, à son existence palpable. , Je voudrais faire entendre
cette vérité à M.Carrier-Belleuse, parce qu'il
y a de belles hérésies dans son Angelica; mais il accueillerait
sans (60) doute mes raisons par un sourire. Les hommes forts, comme
lui, ceux que mène leur irrésistible, tempérament,
sont incorrigibles; c'est justement leur force. Le ciseau qui viendrait
gratter leurs défauts leur ôterait du même coup ce
que nous aimons en eux, l'art de fouiller la vie, de pétrir la
chair.
Cet art, personne aujourd'hui, je crois, ne le possède à
un plus haut degré que M. Carrier-Belleuse. Chacun de ses bustes
en terre cuite est enlevé comme un croquis à la plume,
ou tendre comme un pastel, mais toujours respirant et parlant. Tel est
celui de Gustave Doré. C'était la joie du classique Duret
que ces bustes. Il s'abandonnait à son admiration pour la qualité
qu'il y voyait, jusqu'à oublier par moments les principes austères
de l'austère sculpture. Il faut dire, au surplus, que la terre
cuite permet à cet art solennel un peu de familiarité
, quelques accents plus libres. La terre cuite est l’eau-forte du sculpteur.
Elle convient surtout au portrait parce que le caractère y tient
lieu de beauté, à moins que, par exception, la beauté
ne soit le caractère même du modèle. Les bustes
de Coquelin et de Mlle Sarah Félix, par M. Doublemard, sont d'autant
plus piquants et mordants, que l'artiste a insisté sur les accidents
les plus individuels de la forme, sur les inégalités heureuses
de la bouche, de la narine, de l'oeil, sur les plis intimes de la peau
et le caprice des cheveux. Un buste qui serait parfaitement beau ne
serait plus assez vrai comme buste. Ce ne serait plus quelqu'un, ce
serait un dieu. La Transtéverine de M. Cordier, si fière,
si majestueuse, est moins une femme que la personnification d'une race.
Le portrait s'est transfiguré en type, et la vérité
personnelle a dû s'effacer devant une vérité plus
grande. Le buste-portrait ne saurait appartenir qu’aux régions
tempérées de la sculpture humaine; il ne peut, sans mensonge,
s'élever à la sculpture divine.
XXIX.
Comment
s'y prendre, hélas! pour rajeunir un art qui a été
sublime en Égypte, parfait chez les Grecs, imposant dans la Rome
antique, palpitant sous la main du Puget, passionné naguère
sous le ciseau de David , rugissant dans les bronzes de Barye? Qui rencontrera
une veine non exploitée encore au fond de cette mine qui semble
épuisée et qui est pourtant inépuisable? C’est
là ce qui préoccupe nos sculpteurs, ce qui les trouble.
(61) La plupart s'attachent à un succès déjà
obtenu, et ils essayent de le renouveler. Que de statues ont engendrées
le Pêcheur de Rude et le Danseur de Duret! Aujourd'hui plus que
jamais nos statuaires avouent leur prédilection pour les formes
grèles, pour la puberté débile, et cela les jette
dans la sculpture de genre, en les forçant à choisir des
actions insignifiantes et puériles, contraires à la fierté
du marbre. Celui-ci , M. Blanchard, modèle un jeune équilibriste;
celui-là, M. Léon Perrey, un joueur à la toupie;
cet autre, M. Delaplanche, un enfant qui lutine une tortue. M. Demaille
expose un jeune Savoyard faisant danser sa marmotte; M. Boubaud, un
joueur de triangle; M. Claudet, un pêcheur d'écrevisses.
L’école de Rome elle-même nous envoie le Danseur de saltarelle,
par M. Sanson , excellente figure d'atelier. Notez que ces sculptures,
— à part les ouvrages hors concours, — sont les meilleures, et
appartiennent presque toutes à des artistes que le jury a honorés
de la médaille. Mais cet amour persistant de nos sculpteurs pour
les modèles tout jeunes produit, encore une fois, deux effets
regrettables: la pauvreté des formes et la sculpture de genre.
Il va sans dire que des héros ou des dieux ne font point danser
des marmottes et ne jouent pas au bilboquet ni à la toupie. D'autre
part, ces jeux, dont s'amusent à peine les grands enfants, ne
peuvent être représentés que par des figures communes,
car lorsque l'action est triviale, la beauté du modèle
jure avec la trivialité de l'action. Les anciens nous ont laissé
une statue dont la naiveté nous captive: le Tireur d’épine
mais l'auteur de ce morceau s'est contenté d'être vrai.
Il nous plait, malgré l'absence d'une beauté parfaite,
et peut-être nous plairait-il moins s'il eût pris un autre
parti. M. Blanchard a cherché, pour son Jeune équilibriste,
des formes élégantes, bien proportionnées, un torse
évasé et souple, des hanches serrées , des muscles
nourris, mais sans pesanteur, une ossature qui s'emboite et joue aisément,
qui n'est ni trop accusée par le ciseau ni trop voilée
par la chair. Les jambes sont légères et les genoux fermes,
sans cavités et sans angles. Sa figure, enfin, serait digne d'appartenir
à un personnage plus haut placé dans l'échelle
de la vie. N'y a-t-il pas une contradiction manifeste entre chercher
le beau et représenter le vulgaire, entre monter et descendre?
La même observation ne s’applique pas , du moins avec la même
force, à M. Léon Perrey ni à M. Demaille, qui ont
plus franchement copié la nature à ce moment de la jeunesse
où les membres sont encore fluets, où les jambes sont
maigres, les genoux engorgés, où le coude est pointu et
le poignet osseux, mais qui cependant se sont défendus d'aller
jusqu'à l'aveu de la laideur. (62) Si la sculpture n'était
qu'une imitation fidèle de la nature, le plus habile de nos sculpteurs
serait le plus habile des mouleurs. Il suffirait d'aller à l'école
de natation mouler çà at là des torses, des bras
et des jambes. Ne dirait-on pas que le Joueur de bilboquet avec sa grosse
tête, ses membres veules, ses genoux épais, ses jambes
minces, est un gamin pris au hasard parmi les enfants nus que l'artiste
aura observés sur un rivage quelconque? La sculpture est-elle
décidément la mise au point du réel? C'est ici
le mauvais côte de l'influence qu'a exercée le génie
de Rude. Il aimait le vrai et le naif: on nous donne l'ingénuité
du commun, la sincérité du laid.
XXX.
Quelques
hommes, cependant, protestent contre la tendance générale,
entre autres, M. de Conny, dans sa belle statue de la Perdition, dont
les qualités fines et mâles tout ensemble échappent
aux descriptions de la plume, et dans son groupe de la Charité
fraternelle, dont le modelé écrit nettement, carrément,
comme le voulait Bartolini, et accentué d'ailleurs avec résolution,
laisse triompher les grands plans les divisions principales du corps
et en fait mieux voir les proportions excellentes. Ici nous avons sous
les yeux le développement accompli des organes, l’épanouissement
de la force, la plénitude des chairs, la santé, l’eurhythmie,
enfin, d'un corps parvenu à sa perfection normale. Je dis d’un
corps, parce que les deux figures paraissent reproduire absolument le
même modèle, ce qui est une faute, car la variété
des caractères eût prêté plus d'intérêt
au spectacle et rehaussé l'idée morale que le sculpteur
voulait exprimer. La charité est plus touchante quand elle s'exerce
entre des hommes qui ne se ressemblent point: la différence des
races double le prix de leur fraternité. Après les ouvrages
de M. de Conny, le jury a distingué la Mort de Clytie, par M.
Chapu, ancien pensionnaire de Rome. Délaissée par Apollon,
désespérée, couchée sur l'herbe, la jeune
nymphe jette un dernier regard sur l'astre indifférent. Mais
bientôt elle sera changée en héliotrope, et il lui
sera permis alors de regarder toujours le dieu qu'elle aime. Les Métamorphoses
sont remplies de motifs gracieux que l'on dirait inventés tout
exprès pour les sculpteurs. Quand cette statue aura été
dégagée d'un bloc de marbre et que l'artiste, à
la suite d'une étude plus serrée, plus profonde, aura
retouché quelques parties faibles, j'ima(63)gine que la Nymphe
Clytie sera au moins aussi intéressante que le joueur de toupie
ou le pêcheur d'écrevisses.
Il est bien plus malaisé de trouver des données heureuses
dans la tradition chrétienne ou biblique. Les occasions du nu
n'y sont pas fréquentes. Abel mort est un sujet qui a tenté
plus d'un statuaire. M. Feugères des Forts s'est un peu souvenu
de Prud'hon et il a même accusé dans son marbre certaines
délicatesses pauvres que la peinture peut se permettre, mais
qui en sculpture sont déplaisantes, l’aplatissement du ventre,
la saillie prononcée de l’os des iles, et en général
une nature débile, sinon maladive. Ce sont là des accents
qui nuisent un peu à la figure de M. Feugères. La première
famille humaine dut être une belle famille.
XXXI.
La
préférence qui se manifeste généralement
pour les formes adolescentes n’est pas le seul travers de notre sculpture,
en ce moment. Nous craignons qu'on n'y introduise les motifs joli, le
sentiment mièvre, l'exécution délicatée
que les néo-grecs ont introduits dans un autre art et qui, dans
la statuaire, seraient malsains, délétères, et
bien moins tolérables que dans la peinture. Nous avons vu uvec
peine une statue en bronze, d'ailleurs très-séduisante,
de M. Leroux, la Marchande de violettes, réunir dans le jury
la majorité des suffrages, non pas que l'ouvrage ne fût
en lui même digne de la médaille, mais parce qu'il est
dangereux d’encourager ce faux hellénisme qui fripe les deaperies,
affecte la gentillesse et tourne au mignard. La sculpture est un art
sain, grave et sérieux, même dans ses jeux et dans son
sourire. Gardons-nous de donner l'air et l’esprit modernes aux personnes
an tiques. Gardons-nous sur toute chose, des bronzes galants et des
marbres damerets.
Dire qu'il sera donné, à la suite de chaque Salon, tant
de medailles et toujours le même nombre, c'est jeter souvent le
jury dans un cruel embarras. Cette année, par exemple, dans la
section dont nous avions l'honneur de faire partie, le jury aurait désiré
un plus grand nombre de médailles afin de pouvoir honorer des
artistes qui n'étaient pas inférieurs à ceux que
le vote avait désignés. C'est ainsi que M. Nadaud, l'auteur
du Jeune Indien, n'a pas eu de médaille parce que le nombre réglementaire
se trouvait épuisé.
Plus heureux, M. Capellaro et Me. Cambos ont obtenu cette distinction,
l'un pour l’Ange de la Rédemption, figure calme, tranquille,
simple, ex(64)pressive par sa simplicité même, et qui,
par ses lignes verticales et l’horizontalité de ses ailes étendues,
est parfaitement appropriée aux convenances de l'architecture
qu'elle doit décorer; l'autre, pour la Femme adultère.
Voilà une figure éloquente, sans grimace, émue
et non tourmentée, bien composée en vue de l'effet. Accablée
de reproches, agenouillée, affaissée, elle porte ses deux
mains à son front comme pour conjurer l'orage, et son beau corps
semble frémir sous les draperies qui le serrent et en accusent
les beaux galbes, draperies fines que l'adultère a dérangées,
et qui sont froissées maintenant par la douleur. Les statues
ont une manière de paraître intelligentes: c'est dé
paraître attentives. L’attention est la marque la plus frappante
de l'esprit. Les veux des marbres antiques présentent des cavités
plus profondes que ceux de la nature, et ils annoncent la concentration
de la pensée ou l'âme absorbée dans un rêve.
Les sculpteurs, en perçant les prunelles, croient y mettre plus
de vie par des clairs et des ombres qui simulent l'éclat de l'oeil.
Ils ne font par là qui imprimer à leurs têtes un
cachet banal, rapprocher du commun ce qu’il faudrait laisser dans l'extraordinaire,
et feindre la mobilité du regard là où il conviendrait
le plus souvent de représenter dans l’oeil cette fixité
de contemplation qui qui est le privilège des natures supérieures,
le don même du génie. Le Joueur de triangle de M Roubaud
écoute trés-attentivement les vibrations sonores de l'airain,
et l'attention de la statue provoque l'attention du spectateur; mais
ses yeux percés et imités de la vie en font un jeune garçon
qu'on a rencontré jouant dans la campagne, tandis que des yeux
sans prunelles seraient ceux d'une divinité, d'un faune, d'un
de ces êtres que la poésie suppose avoir vécu dans
les temps antérieurs à l'humanité. Elles appartiennent
à l'ordre des choses sublimes, les conventions qui élèvent
la sculpture au-dessus des vérités vulgaires , la posent
sur un piédestal pour en doubler la hauteur, pour nous interdire
d'en approcher familièrement , et qui nous font apparaître
l'image de l'homme. infiniment plus imposante ou plus vénérable
dans le marbre que dans la nature, parce que son éloquence est
muette, son mouvement immobile, et que, n'étant plus vivante,
elle est immortelle.
XXXII.
Un
mot encore sur l'architecture. Pourquoi ce grand art est-il si inconnu
à la presque totalité des visiteurs? Pourquoi n'y a-t-il
personne (65) dans les salles où sont exposés tant d’études
intéressantes, de restaurations heureuses, de monuments relevés
ou en projet et quelquefois , des peintures murales précieusement
reproduites et d'illustres décorations? Si l'architecture n’était
pas encore, par une lacune de l’éducation publique, un arcane,
une sorte de franc-maçonnerie, nous aurions du plaisir à
entrer dans l’analyse de quelques projets qui ont eu l’approbation du
jury, composé d'artistes éminents, tels que MM. Duban,
Duc, Viollet-le-Duc, Labrouste, Baltard, Vaudoyer, Gamier. Mais, parmi
ceux qui nous liront, — si tant est que la longueur de ce compte rendu
n’ait pas lassé déjà la patience de tout lecteur,
— il en est si peu qui ont visité l'exposition des architectes,
que nos explications seraient sans intérêt pour le plus
grand nombre et risqueraient même d'être inintelligibles,
en l'absence des plans, coupes et élévations qu'il serait
nécessaire d'avoir sous les yeux pour vérifier la justesse
d'une critique ou d'un éloge. Soixante-quinze châssis ont
été exposés au Salon, et six médailles ont
été décemées parle jury: à MM. Baudry,
Charrier, Huot, Lameire, Pascal et Thérin. Les vingt-deux dessins
exécutés par M. Baudry
dans une mission en Valachie et en Moldavie sont assurément très-remarquables,
fort habilement lavés, mais peut-être sont-ils un peu trop
pittoresques pour un architecte, qui doit toujours, dans ses dessins,
inspirer la confiance qui s'attache à une exécution moins
brillante, plus serrée et plus consciencieuse, du moins en apparence.
Même lorsqu'il peint, l'architecte n'est pas un peintre, et en
tout cas les coquetteries du pinceau ne sauraient convenir à
la dignité de son art et à l’utilité des services
qu'on attend de lui. Tombant dans un excès contraire, M. Thérin
a tenu d'un ton sans éclat et sans gaieté ses études
sur la Mosquée de Cordoue, qui laissent à désirer
une coloration plus intense, un lavis plus ferme, un aspect plus aimable
pour l’oeil et conséquemment plus vrai, car rien n’égale
la richesse optique de ces petits monuments polychromes, à en
juger par les portes de même style et de pareille beauté,
que nous avons vues à Tolède. Chargé d'élever
un palm .s pour le corps législatif de Hollande, à la
Haye, M. Pascal a mis en oeuvre avec beaucoup de bonheur le style Louis
XIII, si convenable aux climats du Nord, par ses hauts combles, par
ses alternances de brique et de pierre, et par une variété
qui, dans un pays brumeux et triste, réveille l'attention et
console le regarde. Un caractère fort, une ornementation discrète,
un certain accent de grandeur dans l'emploi de solides pilastres qui
affirment la verticale et sont par eux-mêmes de grandes lignes:
telles sont les qualités distinctives de ce monument, qui devra
s'élever sur un canal, et dont les fondations, assises sur pilotis,
laisseront voir au-dessus de l'eau un soubassement énergique,
(66) à bossages rudes, comme ceux du palais Pitti, à Florence.
C'est aussi un projet bien étudié que celui de M. Huot
pour une maison d'aliénés à construire dans la
ville d'Aix. Le plan divise l’édifice en compartiments destinés
aux divers genres de folie, et qui se trouvent reliés par une
chapelle dont le dôme, semblable à celui du Catholicon
d'Athénes, repose sur un tambour à pans coupés
par des fenêtres cintrées. Lé choix de ce style,
pour un pays aussi méridional, est très- judicieux , et
si le petit monument religieux diffère absolument du reste de
la construction, où dominent le positivisme de l'usage et les
nécessités du service, il faut en féliciter l'auteur
plutôt que l’en blâmer, d'autant plus qu'il pouvait s'autoriser
d'un exemple célèbre: la maison de Charenton, chef-d'oeuvre
de M. Gilbert.
Mais le plus remarquable de tous les projets exposés, et, de
beaucoup, le plus beau, c’est celui de M. Lameire, élève
de M. Denuelle dont il est devenu le collaborateur. M. Lameire a projeté
la décoration intérieure d'une église byzantine.
L'architecture, bien qu'elle soit étudiée aux bonnes ici
que le prétexte, pour ainsi dire de la décoration sources,
n'a été imaginée par lui, et dont tous les motifs
ont été puisés dans l'Apoclypse. Rien de plus imposant,
de plus terrible même que ces peintures auxquelles il ne manque,
à mon sens, que d’être un peu plus barbares, je veux dire
d’être dessinées avec moins savoir apparent et d'un contour
moins raffiné, mais qui en tous cas sont superbes. Dans la conque
de l'abside se dresse la figure colossale du Christ vainqueur, au milieu
dés symboles évangéliques. Sur la nef se développe
me frise étonnante qui représente d'un style farouche
l'invasion des barbares; puis l'empire de Byzance, puis le royaume des
Francs. Des empereurs à cheval, ou de rois portés sous
des baldaquins et entourés des pompes orientales, accompagnés
ou suivis de personnages sinistres, personnifient ces empires vaguement
prédits par la visionnaire de Pathmos. Sur les murs de l'arc
triomphal se suivent les figures ou plutôt les images des vingt-quatre
vieillards. Sur la voûte de la nef paraissent les anges tenant
les coupes de colère de Dieu. Des lions terrassés, des
dragons vaincus, forment çà et là, dans les tympans,
de compositions d'un aspect formidable le et d’un dessin violent. Le
ciborium, couvrant comme une coupole de métal le tabernacle,
le saint des saints, fermé de courtines sur trois côtés,
le ciborium, dis-je, est tenu aux quatre coins, ou si l'on veut, aux
quatre pendentifs, par quatre anges de bronze émaillé
et le métal du velum est également rehaussé. d’émaux
éclatants. Toute cette décoration est splendide et mystérieuse,
redoutable et opulente. Elle donne une très-haute idée
de l'avenir réservé à M. Lameire et de ce que pourra
enfanter sa poétique imagination, quand elle sera soutenue par
des études encore plus profondes.
(67)
XXXIII.
Allons
nous délasser à voir d'autres procès,
dit Georges Dandin. — Faisons comme lui et délassons-nous par
une courte promenade dans la salle de dessins, aquarelles et pastels.
Aussi bien, c’est un plaisir pour les délicats que de parcourir
une exposition de dessins. On s'y trouve dans la familiarité
des maîtres; on y surprend l'intimité de leur pensée
et le tour de leur esprit, beaucoup mieux qu'en regardant leurs peintures
où il entre toujours une toilette plus sévère et
plus d'appétit. Ici, la tricherie n'est pas possible: elle serait
tout de suite percée à jour. Comment abuser les yeux et
feindre le talent quand il faut, à la pointe du crayon ou de
la plume, sans autre ressource que du noir. sur du blanc, préciser
une forme, accuser un plan, formuler un pli? Encore le pastel et le
lavis en couleurs ont-ils quelque prestige; mais comment donner le change
avec l’estompe et la mine de plomb? La couleur peut tromper, parce qu’elle
est une musique; le dessin est plus sincère, parce qu’il est
une parole.
Quand nous voyons le magnifique dessin de M. Lehmann pour la décoration
d’une chapelle à l’Institution des jeunes aveugles, c'est à
peine si nous désirons quelque chose de plus, tant cette confidence
du peintre est entière et généreuse. La solennité
magistrale de la composition, l'agencement des lignes, qui est trouvé
sans paraître cherché, le style des figures, et, par-dessus
tout la beauté de ces jeunes filles aveugles qui, soutenues par
des anges, s'évanouissent de bonheur au premier attouchement
de la lumière divine, tout cela nous dit avec tant de force la
pensée du peintre, que ceux même qui n'auraient pas vu
la décoration murale sauraient prévoir ce que, couleur
a pu y ajouter. Issu de M. Ingres
et puriste comme son maître, M. Lehmann excelle aux finesses
du contour; il sait mettre l'esprit qu'il faut dans ses moindres croquis,
et dire en quelques traits, le caractère d’une tête, ce
qu’elle a d'individualité et de vie. Son portait de M. Reber
est, en ce genre excellent; il est plus léger peut-être
et plus fin que celui de M. Oudiné fils, par Paul Flandrin qui,
élevé dans la même école, imite Ingres
par un autre côte, et reste fort. Nous connaionssions déjà
les aquarelles de M. Bellay, pour en avoir vu de pareilles dans le cabinet
de M. Thiers. En reproduisant avec un mélange (68) de lavis et
de crayon les fresques qui décorent au Vatican la Chambre de
la Signature, M. Bellay ne s'est pas contenté de nous en t donner
l'impression, l'effet. Il a détaillé son admiration pour
le grand maître; il a tout redit , non seulement le ton clair
de la Dispute où rayonnent encore les clartés que Raphaël
y avait voulues, non seulement la douceur des teintes passées
et un peu fanées de l’École d'Athènes, mais le
sens intime de chaque figure, l'auguste élégance de chaque
contour, tous les accents, tous les caractères. Et comme la transparence
et la légèreté du lavis eussent été
un obstacle à l'imitation des vigueurs, il a cru devoir soutenir
ses ombres par un crayon gras et ferme qui raccordé le tout,
de manière que l'aquarelle se double d'un dessin,et que l’oeuvre
du copiste est maintenant comme une excellente gravure dont le travail
serait à moitié disparu sous la couleur.
Le mot exquis semblait avoir été créé tout
exprès pour les pastels de Vidal; il nous est permis de l’appliquer
aujourd'hui aux aquarelles de M. Pollet, surtout à celle qu'il
appelle Étude, portrait des plus curieux et qui ne ressemble
à aucun autre, ce qui est la qualité première d’un
portrait. Ancien prix de Rome pour la gravure, M. Pollet n'est pas obligé
d’être peintre, mais ses lavis sont d'une délicatesse ravissante
qui dépasse de beaucoup les qualités que mettent les graveurs
dans leurs dessins. Avec un simple crayon, M. Saintin est arrivé
à des effets tout aussi séduisants dans son portrait de
Mlle Riquier, sociétaire de la Comédie-Française.
Il y a là quelque chose de mordant qui exprime la quintessence
de la vie. Je me souviens à ce propos qu'un maître de dessin
fort distingue , M.Valentin, dont je fus l'élève, dans
ma première jeunesse, au collège de Rodez, nous disait,
souvent quand il venait corriger nos académies à l’estompe:
« C'est bien; mais il manque encore le coup de force. » Il entendait
par là ce grain de poivre qui assaisonne un dessin, et qui nous
lé fait dévorer des yeux. M. Saintin en a relevé
son portrait de Mlle Riquier: celui de la princesse Mathilde est aussi
parfait; mais j'y désire encore le je ne sais quoi, ce quelque
chose qui, — poivre ou sel, — relève la , perfection même,
ce quelque chose qui donnerait ici, outre la ressemblance, irréprochable,
un éclair d'esprit, saisi dans un instant favorable, et un grand
air.
La princesse Mathilde est une artiste. Elle a l'humeur vive, le ton
original, la mobilité, le trait. Dans la parole et dans l’esprit,
elle a ce montant, qui distingue dans l'art les personnes et les choses,
et qui fait qu'il y a abîme entre le salon et l’atelier, entre
l’artiste et le bourgeois. Voltaire disait de quelqu'un: « Il fait toujours
bien, et jamais mieux. » C'est le propre de celui qui n’est pas artiste:
quiconque e(st) (70) franc-maçon, n'importe dans quel grade,
fait quelquefois mieux. Cette année, la princesse Mathilde est
en progrès sur son exposition de l’an passé. Sa Juivee
d’Alger est une aquarelle excellente, limpide et solide tout ensemble,
légère et ferme. Avant même que la gouache n’eût
rehaussé la gaze rayée de satin qui couvre les bras du
modèle, sa tête expressive, brune, à reflets olivâtres,
se détachait sur un fond presque de même valeur. Malgré
la richesse d'une veste soutachée d'or, ce qui est le plus voyant:
après la tête, c'est une main modelée a merveille,
et où l'on sent battre le pouls. Le lecteur ne supposera pas
sans doute que nous parlons ainsi parce que l'artiste est une princesse:
il doit savoir que c'est quoique et non parce que.
La salle des dessins est remplie d’ouvrages dont les auteurs peuvent
se passer de nos éloges, parce qu'ils savent figurer sur un autre
champ dé bataille, comme, par exemple, M. Amaury-Duval et M.
Pils. Ce dernier, pourtant, peut
être mentionné pour sa Batterie de canons, si amusante
à voir, non pas dans la nature, mais dans l’aquarelle du peintre.
Nous devons aussi les faibles honneurs de notre prose à M. Allongé,
paysagiste, que nous avons oublié dans nos énumérations,
et qui a exposé des fusais brillants; à M. Maxime Lalanne,
dont les dessins sont mordus comme des eaux-fortes, et dont les eaux-fortes
sont colorées comme des tableaux; à M. Gingembre, qui
a eu bien des fois le talent de faire prendre ses dessins pour des Géricault;
à M. Armand Dumaresq, un second Pils;
à M.Gaillard, qui a montré son rare talent aux lecteurs
de la Gazette; à M. Léon Viardot; dessinateur sans reproche;
à M. Gratia et à M. Cals, qui, l'un et l’autre, manient
le pastel d'une main supérieurement habile, et qui n’ont pas
en ce genre d’autre rival au Salon, que M. Galbrun; enfin, à
M. Adrien Dubouché, de Limoges, qu'on dit être un simple
amateur, et qui pourtant dessine au fusain comme s'il n’eût pas
fait autre chose toute sa vie.
XXXIV.
Est-ce
tout? Non. Ne descendons pas l'escalier du palais sans regarder un peu
aux émaux de M. Claudius Popelin, qui aurait dû ,ce nous
semble, obtenir la médaille, et à ceux de M. Meyer, qui.l'a
obtenue pour ses fines couleurs, bien que ses ombres soient brouillés,
molles, sans plans, et qu'il n'ait pas, comme son concurrent, le mérite
d’avoir inventé ses motifs, dessiné le modèle de
ses figures et de ses portraits, (71) qui sont, il est vrai, troués
d'ombres, mais saisissants; modernes, mais héroiques. Est-ce
tout, enfin? Pas encore. Nous avions parlé des Napolitains de
M. Bonnat comme d'un petit chef-d'oeuvre, et sa gravure nous dispense
de compléter nos éloges. Mais un ami sévère,
inexorable — il s'appelle la conscience — nous prend par la boutonnière
et nous force de rentrer un instant dans ces longues salles, tant de
fois parcourues. Il nous reproche d'avoir omis injustement, impoliment
(ce qui est deux fois injuste), une vaste décoration de M. Andrieu,
qui fut le collaborateur d'Eugéne Delacroix;
le portrait d'un homme grisonnant, par M. Lépaulle; un portrait
de femme par Henriette Browne; un grand tableau de Mme de Chutillon,
une Sainte Famille, composée avec amour, peinte avec beaucoup
de tendresse et de suavité; les fleurs de Mme Escalier, de M.
Maisiad, de M. Eugène Petit et de Mme de Saint-Albin, et particulièrement
le Vase de fleurs de M. Benner, et les Fruits d'Europe de M. Gonaz.
Celui-ci a rapporté du Brésil d'incomparables études
qui, exposées sur le boulevard, ont fait l'admiration de tous
les peintres. Il n’a besoin maintenant que de mieux comprendre l'ensemble,
de mieux modeler le tout, de mieux l'enlever sur le fond, c'est-à-dire
de mettre comme Molière l’a si bien dit:
La fierté de l’obscur et la douceur du clair.