JOURNAL DU SALON DE 1866

Revue contemporaine 51, mai/juni 1866,

S. 336-362

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Le sort des peintres me semble digne d'envie. De toutes les routes qui mènent à la gloire, la plus douce est celle qui, partant de I'Ecole des beaux-arts, passe par Rome pour aboutir à l'Institut. Les étapes sont variées, marquées toutes par des chansons ou des rires. Le sac au dos, un parasol en bandoulière, tel est I'uniforme des peintres; pour culte l'art, pour maître la nature, voilà leurs lois. L'apprentissage se fait gaiement, dans un de ces grands ateliers sur lesquels le Nord répand sa discrète lumière. Plus tard, ils partent pour Rome; aux frais de l'Etat s'ils ont gagné le gros lot du grand prix; aux leurs s'ils ont de quoi s'acheter du pain bis. Leur ambition est-elle moins épique ? Fontainebleau leur appartient, ou bien à leur intention la Seine et l'Oise courent entre deux rives plantées de saules et de peupliers. Le plein air ou les plafonds dorés d'une galerie italienne, l'agréable alternative ! Heureuses gens ! ils n'ont qu' à ouvrir les yeux; tout leur est spectacle, tout leur devient tableau. Au dehors, l'existence est facile; mais au dedans, quelle indépendance ! Rien ne l'égale. Quelle est la meilleure forme de gouvernement ? quelle fidélité faut-il garder aux vaincus ? quels sacrifices doit-on faire aux opinions? Toutes questions capitales auxquelles nous, pauvres bourgeois, nous sommes tenus de répondre; eux sont dispensés de les résoudre. Un collier rouge, un manteau de sénateur honorent toujours le cou ou les épaules d'un (337) peintre. Le public bat des mains. "Artiste !" dit -il. C'est un beau titre et une grande excuse. Qu'ils passent donc bravement devant 1eurs confesseurs, s'ils en ont; devant le monde, s'ils y vont; devant Dieu, s'ils paraissent au dernier jugement; nul ne leur demandera de compte.

Les bonheurs s'attirent et s'additionnent. Ajoutez à la sécurité de 1a conscience le succès général. Aimables, gais, spirituels, ils trouvent partout la porte ouverte et le couvert mis. Veut-on dans un roman peindre un héros séduisant et vainqueur, qui choisit-on ? un peintre; et de même au théâtre, qui représente l'amour et la jeunesse ? toujours un peintre.

La communication avec le public, ce rêve des artistes, ne leur est-elle pas plus facile qu'à tout autre ? Je reconnais les sévérités du jury, mais on se plaît à le faire plus noir qu'il n'est. Peut-on comparer un seul instant ses arrêts; quelque rigoureux qu'ils soient, aux rebuffades des éditeurs ou des directeurs de journaux et de théâtre. Il y a la différence d'une chiquenaude à un coup de pied. Un écrivain meurt sans un imprimeur; un musicien sans un orchestre. Une impression ou une édition, c'est la pierre philosophale; et on use sa vie à la poursuivre sans l'atteindre. Une muraille et un clou, c'est tout ce qu'il faut à un peintre. Le tableau est exposé aux regards, et les regards donnent la gloire. S`il est enfin pour un artiste une inquiétude constante, un ver rongeur qui se cache dans tous les fruits, une épée de Damoclès suspendue sur sa tête couronnée de fleurs, c'est la critique. Les peintres ont chassé ce nuage de leur ciel bleu. A personne ils ne reconnaissent le droit de les juger. Si le critique d'art s'est avisé, pour gagner de l'autorité, de manier le crayon ou le ciseau, on le renvoie bien vite à l'école, et sa sévérité devient jalousie de métier. Si, au contraire, il juge de haut, en invoquant les saines

doctrines, les lies du grand art, on le traite de pédant, ou on lui applique quelques autres épithètes malsonnantes. Cuistre ou ignorant, ainsi nomme-t-on ceux qui blâment trop fort ou qui ne louent pas assez. Juger le prochain est une tâche ardue; je ne me fais pas d'illusions. Plaire aux peintres, les convaincre, les guider, je ne l'espère pas, et je me garde d`y prétendre. Avant de pénétrer dans ce dédale, il faut un fil. Pour tenir nos comptes en règle et nos admirons en partie double, il faut suivre un ordre. La lettre alphabétique ! c`est bien banal. Si j`essayais d' un classement géographique, les nationalités sont à la mode: Italiens, Allemands, Français, Grecs nouveaux ou anciens; mais la tour de Babel est d'un funeste exemple. L`écueil est à éviter. Une forme me tente, nouvelle dans l`espèce, et j`ai grande envie de l`adopter. Si je faisais un journal sans (338) autorisation, si je rangeais peintures, sculptures et dessins sous ces rubriques consacrées: partie officielle, non officielle, nouvelles étrangères, faits divers, variétés, annonces; ne trouverai-je pas place pour tous ? Quel meilleur modèle à suivre qu'un journal, cette expression quotidienne et vivante des événements, des idées, des besoins, ce feuillet détaché du livre de l'histoire ?

Cependant, un scrupule m'arrête. Puis-je, même à propos d'art, emprunter cette forme sacrée ? N'est-ce pas provoquer la foudre et jouer avec le feu? Si je l'ose, au moins prouverai-je que je suis brave. A propos de beaux-arts, c'est une qualité sans valeur; mais à propos de tout, le fruit défendu a du prix; et lecteurs et moi, nous allons y mordre a bonnes dents; tout le monde y gagnera, moi de a hardiesse, le lecteur de l'indulgence. Je n'hésite plus.

1. - PARTIE OFFICIELLE

Nous comprendrons sous ce titre majestueux les œuvres consacrées à la personne des souverains, ou celles dont les auteurs ont remporté le prix de Rome. Par une coïncidence heureuse, le premier artiste que nous ayons à nommer est officiel de tous points; il a obtenu le prix de Rome et il expose la statue du Prince impérial. M. Carpeaux a évité avec un rare bon goût le majestueux ou le grandiose. Il s'est contenté de modeler un enfant élégant et distingué, et de lui donner un chien comme point d'appui. Le groupe est heureux et naturel, et M. Carpeaux a été bien inspiré. Sa statue est excellente. Il nous permet de juger à l'aise les figures qu'il a composées pour la reconstruction du pavillon de Flore. Les originaux sont perdus, au milieu d'une architecture déplorable, dans ce fouillis de pierre et de zinc qui doit renouveler l'œuvre de Jean Bulant et de Philibert Delorme. Ainsi séparées, les figures de M. Carpeaux font très bon effet. Elles sont plus réelles que nobles; mais elles révèlent une main habile et exercée. Le sculpteur ne peut être responsable de l'architecture qui lui sert de cadre, et qui mérite bien de partager avec les embellissements de Paris toutes les critiques qu'on leur adressait ici même il n'y a pas longtemps.

Je ne cite que pour mémoire le portrait de l'lmpératrice, par M. Marzocchi de Bellucci. L'auteur se sera inspiré de quelque carte photographique.

Nous sommes sur la terre officielle, par conséquent il n'est pas question de talent. Citons donc en première ligne la toile de M. Ange (339) Tissier, intitulée "l'Achèvement du Louvre." M. Tissier n'a pas tiré parti de la grandeur du sujet.

Mlle Schneider, qui s'est fait connaître par de jolis portraits, représente l'lmpératrice au chevet des cholériques de l'hôpital Lariboisière. L'action est fort belle, le

tableau médiocre.

M. Viger-Duvignau ne prend pas ses sujets dans l'histoire de nos jours. Il remonte dans le passé. C'est à la Malmaison qu'il nous transporte. "Joséphine partage entre les dames qui l'entourent un bouquet qui vient de lui être offert par Bonaparte. » L'action est moins belle et le tableau n'est pas meilleur.

Quant à M. Quantin, I'auteur d'une toile voisine, il prend les choses de plus haut encore, et il nous montre Napoléon Ier 1orsqu'il n'est pas encore venu au monde. Ceci est sérieux; écoutez le livret: Mme Lœtitia Bonaparte en Corse, pendant les luttes de l'indépendance. Elle porte dans ses bras son fils aîné, et, enceinte du second, qui devait être Napoléon Ier, elle atteint les rives du Liamone, après s'être trouvée en danger d'être emportée par les eaux. ,, Voilà un tableau qui ne peut se passer d'explications, et le commentaire est indispensable. Il faut savoir que cette femme est Mme Lœtitia, reconnaître qu'elle est grosse, deviner qu'elle accouchera heureusement, ce qui semble invraisemblable en la voyant ainsi à cheval. De plus, il faut prévoir que ce fils improbable sera Napoléon Ier. Une étoile ou une auréole placée à propos aurait mis le spectateur sur la voie. Mieux éclairé, il aurait admiré à première vue, frémi et tremblé. Peut-être n'ai-je pas donné à ce cadre la place qu'il mérite, et a quatrième page, au milieu des réclames, lui eût mieux convenu.

Des sujets officiels aux lauréats de Rome, il n'y a qu'une transition toute naturelle. Ils ont, depuis leur tendre jeunesse, participé aux faveurs de l'Etat. Inscrits au budget, ils suivent la peinture administrative comme d'autres la carrière diplomatique. Une chapelle à décorer équivaut à un secrétariat d'ambassade; une bataille, à une place au congrès, un portrait, à une mission.

Deux de nos peintres d'Etat des plus illustres s'abstiennent cette année. Ils ont des congés. M. Cabanel et Baudry se consacrent aux peintures décoratives. De plus, M. Cabanel a recueilli l'héritage de M. Flandrin. Il faut s`inscrire pour obtenir de lui une promesse de portrait, et encore est-ce à longue échéance. Jugez de l'inquiétude des solliciteuses. Dans trois ans, les cheveux seront-ils aussi blonds, aussi soyeux, la taille aussi svelte, le teint aussi éclatant ? Plus heureux que son devancier, M. Cabanel plaît à ceux qu'il peint. Jusqu'ici, le portrait qu'il a fait de S. M. l'Empereur ne réjouit pas, comme celui de Flandrin, les regards des épiciers en procès ou des marchands en faillite M. Cabanel trouve des juges à Berlin, je (340) veux dire à Paris. On peut s`y tromper et l' erreur est naturelle.

M. Hébert, un préfet dans la hiérarchie pittoresque, expose deux portraits d'enfants. Le meilleur est celui d` une petite fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus. Le fond est d'un gris très fin et très harmonieux. Dans le second portrait, je n'ai vu qu`une paire de bas rouges qui se détache sur une tenture de tapisserie. On m'a assuré qu'au-dessus de ces jambes raides, de ces bras collés au corps, il y avait une tête, je ne m'en suis pas aperçu. Toutes les intentions du peintre se réunissent sur les bas; je m'y suis conformé.

Je ne suis pas ennemi du rouge, et je l`admire fort sur le portrait, qu'expose M. Henner, au profil très fin et très délicat. Il y a là un tour de force des plus audacieux, que le succès justifie: un châle rouge qui se détache sur un fond de même nuance. Si M. Henner avait donné à sa jeune fille, grande étude nue, une tête plus intéressante, il aurait fait mieux qu'une étude, et le corps, si grassement peint, était digne de figurer dans un tableau. Les chairs sont très finement modelées et la coloration très harmonieuse. Un petit bout d'étoffe blanche à côté d un vêtement rouge trahit le

coloriste. M. Henner marche dans une voie excellente. Il n'a pas trop emprunté aux vieux maîtres et il cherche, en face de la nature, des impressions saines, qu'il traduit avec vérité. Je ne vois dans son esprit ni recherche, ni manière, ni érudition, et il laisse agir à sa guise un tempérament d'artiste bien doué par la nature.

Son camarade, M. Lévy, atteint aujourd'hui la célébrité qui lui faisait défaut, mais il occupe plus encore qu'il ne satisfait. Il a l'imagination inquiète. Il cherche plutôt qu'il ne trouve, il copie plus qu'il n'invente. Son idéal est élève, son imagination érudite, et il y a dans " la Mort d Orphée, " outre de grandes qualités, une prétention qui ne choque pas. Le style et le naturel, voilà les deux éléments qu'il veut faire vivre en bonne harmonie. Je ne sais pourquoi, en face de ses deux toiles, la fable de la chauve-souris et des deux belettes m`est revenue en mémoire, et je me suis figuré la conversation de M. Lévy avec une belette de l'lnstitut. "Je suis un amant de l'antiquité, lui dirait-il, vous ne pouvez le contester. Le choix de mon sujet, Orphée et les bacchantes; une forêt sacrée, tous les ajustements, certaine draperie qui sent son Raphaël d'une lieue. Oiseau, voyez mes ailes. Si je représente deux enfants égarés dans la campagne, obligés de traverser un gué, je me garde bien de les vêtir en paysans. Ils sont drapés avec soin. Leurs pieds sont bien dessinés et leurs mains ont les doigts écartés. Ai-je cherché la couleur? Non; mes chairs sont ternes, noirâtres, et j'ai couvert d'un modeste incarnat les joues de la jeune fille, ce n`est pas une velléité de coloriste, c`est pour exprimer une pensée. Re(441)marquez les pierres du torrent, elles sont triées, lavées, et mes arbres du fond ne sont pas pittoresques.

Chez une belette réaliste, M. Lévy parlerait ainsi: "Il est vrai que je choisis sujets antiques et que je suis élève de Rome. Mes personnages, au moins, ne sont pas de grandeur académique. Mon tigre est d`un parfaite vérité. Orphée, mort, n'a pas l'air d'un demi-dieu. C'est un cadavre. Les Cheveux de ma bacchante, vue de dos, rappellent ceux de " la Femme au perroquet " de Courbet. Mes draperies bleues sentent un peu l'école d' Athènes, au premier abord, mais examiner les plis de près; comme ils sont naturels! Enfin, mon petit tableau, je l'ai intitulé "Idylle", un titre fort simple, tandis que je pouvais le baptiser des doux noms de Daphnis et de Chloé. Vivent les rats!" Ces discours faits, les deux belettes, j'en ai peur, fermeraient leur porte à M. Lévy. M. Jules Didier, qui a remporté un prix de paysage il y a quelques années, a passé au parti des belettes réalistes. Il ne se soucie pas de montrer ses ailes. Elles sont tombées sous les coups de ses professeurs. Aujourd'hui, il est indépendant, ainsi que le prouvent ses deux beaux paysages. Le titre de tableaux d'animaux leur conviendrait mieux. Ce sont des bœufs, des bœufs romains qui plus est. On les reconnaît à leurs belles cornes si gracieusement développés; à leur pelage blanc nuancé de gris. Les bords du lac Trasimène valent mieux que le labourage aux environs d'Ostie; mais tous deux encourent le même reproche. Il me semble que I'atmosphère est bien épaisse; les nuages bien gris. Le tout a un aspect un peu normand.

Un autre paysagiste, lauréat de Rome aussi, M. Lanoue, dispense sur ses toiles une lumière plus méridionale. Sa vue du rocher des Nazons est fort belle. Il y a dans toute cette scène une intensité de lumière, un éclat de verdure qui réjouissent l`oeil. Le paysage se compose bien, les lignes sont belles.

Un jeune pensionnaire fait remarquer, parmi les envois de Rome, de jolis paysages. Le talent est à éclore, mais il promet beaucoup. M. Girard restera-t-il fidèle au beau pays

qu'il habite ? Suivra-t-il l`exemple de M. Lanoue; qui n`a jamais déserté la campagne de Rome, ou bien regagnera-t-il la terre maternelle, comme M. Didier, qui opère insensiblement sa conversation ? le retrouverons-nous l'an prochain en pleine vallée d'Auge? La place du regrettable Troyon y est encore vide.

Parmi les pensionnaires qui nous envoient leurs travaux, la première place est à M. Lefèvre. Un " jeune homme peignant un masque tragique, " une " Nymphe et Bacchus ", exposés dans les salles ordinaires, donnent une excellente idée du talent de M. Le(342)fèvre. Il dessine avec élégance et sûreté, il peint bien; sa couleur est ordinaire, mais suffisante. Ce qui lui manque jusqu'ici, c'est de secouer le joug; mais il est encore à Rome, attendons son retour.

M. Bouguereau, lui, est revenu depuis longtemps, et il garde toujours le joug. Ses deux tableaux de cette année auront grand succès en lithographies coloriées. Pour le moment, les dimensions sont exagérées. Pourquoi donner une taille épique à une jeune mère qui dispute à son chevreau et à son enfant une grappe de raisin ?

Cette scène de genre s'appelle " Convoitises. " C'est bien mal connaître le public que de supposer qu'il prenne un intérêt si grand à la guerre des chevreaux et des nourrissons.

Entre tous les privilèges dont jouissent les peintres revenus de Rome après leur temps d'études, il en est un qui a bien son prix. Ils sont toujours assurés d'une clientèle de portraits. N'offrent-ils pas toute garantie aux clients ? Quelle réponse péremptoire à opposer aux spectateurs sévères: C'est un prix de Rome. M. Giacomotti n'est plus à son portrait d'essai. On ne peut dire que celui qu'il expose cette année soit dénué de mérite: une certaine dignité dans la pose, des bras assez naturellement placés, d'heureuses lignes d'épaules. La manière de peindre est à la fois rude et précieuse. Le satin de la jupe est blanchi à la chaux; ce n'est pas une robe, c'est un mur. Le contraste entre les fleurs rouges et les cheveux noirs est violent à l'excès. Et puis sur le visage, toutes ces rigueurs s'adoucissent: de barbare le pinceau devient caressant et mou.

Je ne me rappelle pas avoir vu de portrait de M. Sellier. Il a raison d'aimer le clair obscur et de lui être reconnaissant; il lui doit son prix de Rome. N'était-ce pas le Christ apparaissant à Madeleine le sujet du concours dans lequel il triompha? Depuis, un bon Samaritain, enveloppé de brume, témoignait encore de sa reconnaissance pour son bienfaiteur. Aujourd'hui, je l'aurais félicité d'être ingrat. Comment, il a en face de lui une tête très fine et très belle, et il imagine de perdre au milieu des nuages de la demi-teinte ces traits purs, cette coloration délicate! Tout le portrait est noir, sans jour et sans vie.

M. Boulanger (Gustave-Rodolphe) a habité Rome, lui aussi. On ne s'en doute plus. Il a quitté l'histoire pour le genre, et, bien qu'il représente aujourd'hui " Catherine Ire discutant le traité du Pruth, " personne ne peut prendre cette jolie toile au sérieux. C'est l'histoire accommodée à la façon de nos vaudevillistes; et à voir Catherine la tête renversée, les doigts crispés, il me semble lui entendre parodier un refrain à la mode, et accuser le dieu de la diplomatie de (343) faire cascader sa politique. En revanche, il y a deux figures d'ambassadeurs turcs qui sont excellentes.

Parmi les sculpteurs, j'ai commencé par le plus illustre des lauréats en nommant M. Carpeaux. Il faut signaler deux bustes en terre cuite très bien observés, finement modelés par M. Doublemard.

La meilleure figure des sculpteurs pensionnaires est celle de M. Falguière; une charmante statue en bronze de Nuccia, " la

Trasteverina." Il y a là une observation très juste et très élégante de la nature. L'objection la plus grave à faire à cette statue, c'est la dimension, et je pourrais lui adresser les mêmes reproches qu'aux tableaux de M. Bouguereau. Seulement, M. Falguière exécute avec talent; il modèle d'une manière attrayante, et l`exécution satisfait l'œil à défaut de la pensée.

M. Gumery expose un buste excellent de M. Ampère et une statue de " l'Adolescence, " qui est la plus belle de l'Exposition. Comme M. Carpeaux, il a appris le grand art à Rome, et il peut lui disputer le premier rang.

M. Bellay, un prix de gravure, envoie deux copies admirables des fresques de Raphaël: " l'Ecole d Athènes " et la " Dispute du Saint-Sacrement. " On ne peut trop les observer. C`est la reproduction la plus littérale et la plus habile que j`aie vue de ces belles fresques,

Voilà, il me semble, tout ce qui mérite d'être observé dans cette première partie consacrée aux fonctionnaires de la peinture, à ces hauts dignitaires de l'art, qui relèvent du budget autant que du public, qui commencent leur carrière modestement par une copie de portrait officiel, et qui finissent, dans quelque atelier de l'lnstitut, par retracer les hauts faits de nos soldats et les traits de nos souverains. Ils sont tenus, sinon d'élever l'art à des auteurs inaccoutumées, du moins de le maintenir dans une honnête moyenne, De même que nos hommes d'Etat entretiennent l'éloquence française, comme le feu doux et régulier d'une cuisine bourgeoise qui pâlit devant les éclats de la foudre, de même ces prêtres de la Vesta des beaux-arts préparent le temple de gloire pour le génie qui y entre vainqueur.

II. - PARTIE NON OFFICIELLE - NOUVELLES ÉTRANGÈRES

Partie non officielle .... Je respire; nous voilà sur un terrain plus uni. Pour être fidèle au programme et pour suivre un exemple de politesse que nous donne le Moniteur, cédons le pas aux étrangers et commençons par eux.

Au moment de ranger M. Heilbuth parmi les étrangers, et de lui (344) donner la première place qu'il mérite, j'hésite. Ne pas dire à un étranger qui a de l'esprit et du talent: " Vous êtes Français," c'est, de la part d'un Français, un procédé inattendu. M. Heilbuth est né à Hambourg, il est Allemand, et peut-être figurera-t-il parmi les prochains annexés. Si la finesse de l'observation, la sûreté du talent, la justesse et le bon goût dans la raillerie sont des causes d'annexion, le premier transplanté ce sera lui. Après l'avoir loué comme il le mérite, je vais en profiter pour lui dire une vérité déplaisante, qui d'ordinaire choque beaucoup les peintres. Il choisit admirablement ses sujets. Le sujet? A quoi bon? Qui s'en soucie ? Cependant, en face du dernier tableau de M. Heilbuth, " l'Antichambre, " n'est-on pas obligé de louer? La scène, comme toujours, se passe à Rome; un banc de bois sur lequel s'est assis un monsignore qui attend. Dans le coin du tableau, une colonne; sur le dossier de la banquette s'appuie un gros domestique de cardinal avec sa livrée de velours vert. Au pied du monsignore, un brasero; à côté de lui, son chapeau, une lettre cachetée, un rouleau de papier: voilà toute la scène. Devinez, imaginez ce que se disent ces deux personnages, l`un, le monsignore, avec sa figure fine, ses coins de bouche relevés, son sourie narquois, et l'autre avec sa face épaisse, son œil terne et son air de componction niaise. Ce pli cacheté renferme tout le mystère; une pétition, une grâce sur laquelle Son Eminence daignera se prononcer. La qualité bien française qui distingue M. Heilbuth, c'est la mesure. Il est impossible d'observer plus de nuances délicates sans tomber dans la petitesse;

d'exécuter avec tant de vérité et de ne jamais abuser du détail. Le dessin est correct, précis, approprié. Qu'on examine la façon des jambes et des pieds du monsignore, on aura une excellente idée de la manière de M. Heilbuth. La couleur est harmonieuse, très fine, et les noirs sont fort beaux.

Puisque nous sommes à Rome et que les Allemands sont en cause, mentionnons le tableau de M. Achenbach, qui nous montre un coin de Frascati et de la villa Torlonia. C'est l'éclat du jour, le soleil qui darde, la poussière qui se répand à travers les airs; des paysannes alertes montées sur des ânes qui partent au galop. On entend le bruit des voituriers, les clameurs des marchands en plein air. Tout cela est fidèlement rendu, très bien observé. Cependant, le tableau fait moins plaisir que ceux des années précédentes. C'est trop bien. Il manque un gros défaut ou une petite qualité.

Encore un Allemand, M. Meyerheim, un Prussien. .Je ne me souviens pas avoir vu de tableau de lui. Pour ses débuts, il a un grand succès fort mérité. Quel joli sujet que cette ménagerie exposée aux (345) regards des badauds d`une petite ville ! Ce montreur a passé autour de son cou un énorme serpent qui se déploie le long du corps. Dans leurs cages, on aperçoit un lion, un ours. Un chameau tend sa tête, tandis qu'un pélican familier se promène au premier plan. En haut de la toile perchent des perroquets magnifiques. Malgré

cette, abondance de sujets, l'œil n`est pas tiré de côtés et d'autres; l'attention est bien concentrée. Le groupe des badauds renferme peut-être des caricatures exagérées. Les costumes sentent un peu la charge; mais si la scène se passe en Prusse, ce n est peut-être qu'un trait d'observation de plus.

M. Otto Weber est né à Berlin, et il troque sans doute, à l'heure actuelle, son pinceau contre un mousquet. C'est grand dommage; je ne sais si la guerre y gagnera un général, mais certainement l'art y perdra un peintre de talent et d'avenir. Son paysage de la première neige sur l'Alm, en Bavière, est un des meilleurs de l'Exposition. Des troupeaux s'éveillent et s'acheminent; les brouillards du matin se dissipent; un jeune homme et une jeune fille se mettent en marche. Une grande vérité, un sentiment fin et poétique de la nature, une exécution très soignée, tels sont les caractères principaux du talent de M. Weber.

Un Hollandais, M. Israëls, montre " l'Intérieur de la Maison des Orphelins à Katwyk. " C'est un joli tableau, très sage et très agréable. Trois orphelines cousent autour d`une table. Le jour qui vient par la fenêtre est lumineux. Les petites filles ont l'air triste et insouciant de ces êtres dépourvus qui n`ont d`autres parents que tout le monde: le plus mince des appuis.

Pourquoi M. Saal, un paysagiste de renom, prend-il la peine de voyager? Il regarde tout au clair de lune, et c'est le propre de cette lumière blafarde de donner à tous les pays une sorte d'uniforme. Entre la forêt de Fontainebleau et la Laponie je ne vois nulle différence. A la place de M. Saal, j'essayerais parfois du plein jour, du grand air et du soleil. Il cesserait de nous faire jouer à cette partie de colin-maillard où nous sommes depuis quelques années régulièrement conviés, et où jusqu'à présent je n'ai pas réussi à distinguer un chêne d'un sapin.

Faut-il mettre au nombre des tableaux étrangers ou français une entrée de toreros, peinte en collaboration par MM. Zamacois et Vibert, l`un espagnol, l'autre Français ? M. Vibert prouve ailleurs, par un joli tableau de "Daphnis et Chloé" et par des dessins de voyage, ce qu'il est capable de faire seul. A propos d`espagnols, ne pas citer le tableau

religieux de M. Benito Mercadé, serait de l'injustice. Sainte Claire, suivie des religieuses de son ordre, s'approche du corps de saint François et lui baise les mains, en versant des (346) torrents de larmes. Le tableau est bien composé et quoique la couleur soit terne, ce tableau mérite l'attention et l'estime.

N'oublions pas un bon portrait du prince Czartoriski par M. Kaplinski, et une figure de prédicateur par M. Rodakowski. J'ai gardé pour la fin M. Smits, un Belge qui mérite d'être examiné avec soin et loué sans réserve. "La Bague nouvelle" est essayée par une jeune fille de Nettuno; elle tend son doigt, d'une fort belle forme, tandis qu'elle fait glisser de l'autre main le bijou neuf. Attentive, elle regarde, la tête penchée. Son profil perdu, d'une délicatesse rare, se détache faiblement sur un fond sombre, et la lumière frappe la tempe, les cheveux et la veste rouge. M. Smits se retrouve aux dessins, ou l'on peut admirer encore son dessin correct et énergique et son sentiment très original et très particulier de la nature italienne. Un autre Belge, M. Verlat, expose une toile d'un comique très fin et très permis. "Plus lourd que l' air" est une plaisanterie fort légère où se rencontrent de vraies qualités de peintre, une couleur solide, une expression bien étudiée.

Les étrangers envoient peu de statues, ce qui se comprend. La casse est personnelle, et je doute que les compagnies de chemins de fer, qui ne sont pas connaisseurs en matière d'art, se prêtent à de pareils transports. Aussi, monsieur ou madame, je ne sais comment dire, Marcello est à peu près la seule personne étrangère qui figure dans les rangs de la statuaire, avec ]es deux bustes de Marie-Antoinette heureuse et malheureuse. Je ne sais rien de plus délicat que les pseudonymes. Une œuvre quelconque paraît-elle sous un nom d'emprunt, vite il faut en savoir l'auteur. On interroge, on pousse, et on apprend que le nom masculin cache celui d'une femme. Que devient le critique ? Il perd, en même temps que l'ignorance la liberté. Comment dire ce qu'on pense à une femme du monde? Quelle impardonnable grossièreté! On répète bien, Madame *** ne demande que la vérité, et si elle a pris un pseudonyme, c'est pour l'entendre.

Je puis cependant élever quelques objections contre la conception des deux bustes qu'expose Marcello. L'effet produit sur le visage par le malheur lent et graduel, les sillons que trace l'inquiétude, l'amaigrissement causé par les privations ne doivent pas être traduits par le marbre. Il y a là une minutie d'observation et d'exécution qui n'est pas digne de lui. M. Marcello n'est pas tombé dans ce travers, mais il en est résulté que la Marie-Antoinette au Temple a fort peu d'expression, et qu'elle semble plus émue de la malpropreté qui l'entoure que des malheurs qui l'ont accablée.

Les étrangers, on le voit, font bonne figure à l'Exposition. Les Allemands y triomphent avec M. Heilbuth, et les Belges, peu nom (347) breux cette année, soutiennent leur antique réputation, grâce à M. Smits. Nous serions presque tentés d`envier ces peuples heureux qui produisent de si excellente peinture, si nous ne réfléchissions qu'on ne nous envoie que les tableaux triés sur le volet. Il se cache en Allemagne, comme en Belgique, tout un monde de toiles con- damnées à l'internement. On échange les chefs-d'œuvre en cas d'exposition, et la médiocrité garde le logis.

Ill.- FAlTS DIVERS

En arrivant aux faits divers, nous touchons vraiment la terre de la liberté. Là, nous ne suivrons d'autre guide que notre bon plaisir. Pillant au hasard, je parle avant tout de M.

Courbet, cet incorrigible amant de la nature, ce travailleur infatigable, ce peintre en un mot. A l'affût dans les bois, il surprend le gibier dans ses retraites les plus secrètes; ou bien, en face de la mer, il observe les vagues qui déferlent ou les nuages qui s'amoncellent au ciel. Un coup de soleil, une ondée passagère, il saisit, il observe, il retient. Malgré les défaillances de son succès et de son talent, il est resté fort, énergique et puissant. Il a gardé les dons qu`il avait reçus de naissance, et aujourd'hui ce talent réapparaît avec toute sa force et tout son éclat. "La remise de chevreuils" est un tableau sans défauts. Notre regard viole une de ces retraites impénétrables où la nature a entassé, rochers, source et feuillage pour la plus grande joie des chevreuils, des daims ou des cerfs. Une source qui coule lentement entre des pierres grises, quelques arbres d'un vert tendre, voilà le fond du tableau, sur lequel se détachent trois chevreuils qui se désaltèrent. Quelle paix ! Je ne sais pourquoi cette toile m'a fait penser à certaines descriptions de George Sand.

Une épreuve curieuse est d'amener devant "la Femme au Perroquet'' de M. Courbet, un puriste, protecteur de la beauté antique, prôneur de la dignité pittoresque. Arrachez-lui le voile dont il se couvre la face, et montrez lui ce beau corps étendu, ces cheveux épars, ce bras soulevé, ces doigt fins et déliés sur lesquels perche une perruche aux ailes étendues. Il s'efforcera de vous prouver que la tête est un peu forte; il objectera que ce jupon jeté au premier plan manque de noblesse; mais somme toute il ne trouvera que des objections de détail, que des critiques d'alentour. Ah ! s'il ne savait pas le nom de l'auteur, comme il admirerait ! Si le puriste est sincère, et s'il a de la bonhomie, cela peut se rencontrer, il sourira, et, après quelque hésitation commandée par l'amour-propre qui se (348 ) débat, il sera bien obligé de dire: "Vous avez raison, je ne l'en croyais pas capable." Quelle objection peut-on faire, je le demande? L'ensemble est beau; quelques détails sont défectueux, mais le tout est lumineux et modelé avec une rare perfection. On peut, si l'on veut, blâmer cette chevelure un peu opaque, et cependant si singulièrement éparpillée, mais, pour les amateurs du maître, c'est là qu'est l'accent, l'originalité. Pour moi, je ne m'étonne pas de ce triomphe de M. Courbet, je l`attendais. Il arrive toujours dans l'histoire des talents une heure où ils acquièrent le don de convaincre les incrédules. Cette heure a sonné pour M. Courbet.

En passant brusquement de M. Courbet à M. Moreau, il nous faut renoncer au plein air, au grand jour, à la rase campagne, à tout ce qui fortifie, pour entrer dans I atmosphère aromatique d'une chambre de malade. Plus de cris joyeux, mais une voix discrète, alanguie; ne faisons pas de bruit et ouvrons grands nos yeux pour distinguer les objets à la demi lueur d'une veilleuse. M. Moreau est un malade de talent; cette année, ses crises sont plus aiguës et l`inquiétude commence à me prendre devant le "Diomède dévoré par ses chevaux" et devant la "Jeune Fille ramassant la tête d Orphée". Quel nom donner aux résultats obtenus par M. Moreau? cherchons, pour nous éclairer, quels sont les procédés de son esprit. Il trouve un sujet: par exemple, la jeune fille ramassant la tête d Orphée. Le sujet est poétique, je comprends qu'il l'adopte. Vous pensez que M. Moreau court aussitôt à sa toile, que, l imagination excitée, il place sous le beau ciel de la Grèce une jeune fille aux formes pures, qui ramasse pieusement les dépouilles d'Orphée; non, M. Moreau se dit: "Comment donc Mantegna, ou tel autre peintre de la Renaissance, aurait-il compris le sujet ? Il aurait rencontré là une occasion unique de peindre minutieusement de beaux habits. Avec la lyre, il aurait fait

un modèle de joaillerie. Sur la robe on aurait compté les fleurettes et les pierreries. Faut-il dans le fond peindre les montagnes et l'horizon pur de la Grèce ?

Non. Léonard de Vinci, lui, chérit ces fonds bleuâtres où se découpent en aiguilles pointues les Alpes lombardes. Ayons soin de faire la part du temps, observons avec diligence la décomposition des couleurs; ne faisons pas un Mantegna frais, qu'il ait pour lui le bénéfice des années de cave. Ainsi, la robe de ma jeune fille sera verte sur le genou et bleue sur la hanche. "Ces recherches, le choix de ce sujet élégant, ces réminiscences précieuses, tout cela entretient l'esprit de M. Moreau dans un état de béatitude d'autant plus dangereux qu'il est plus complet. Son imagination n'est bercée que par de riantes images, il vit à ]a fois en Grèce et en Italie, hanté par de beaux souvenirs. Rien ne le réveille, ni sa pendule, dont il a (349) arrêté le mouvement, ni le bruit de sa porte qui doit être toujours close. Il n'entend pas sonner midi, l'heure du plein jour; il ne voit pas passer le dix-neuvième siècle. C'est une erreur de logique, mais c'est le bonheur.

Quand on admirait "le Sphinx", on supposait qu'il était un point de départ et non un but atteint, mais l'archaloplastie est devenue chronique, il faut aviser. Qu'on songe à l'énormité du danger; M. Moreau est un des artistes les plus doués de notre temps. Voici la pétition que je voudrais qu'on lui adressât: "Monsieur, lui diraient ses admirateurs, vous avez un grand talent, vous possédez le secret des colorations les plus exquises et les plus raffinées. Vous avez droit à la première place et vous devez l'occuper. Si nous vous devons, nous public, de l'admiration, rendez-nous en retour un peu de déférence; prenez en considération nos humbles conseils. Nous vous supplions à deux genoux. Pendant trois ans abstenez-vous de mettre les pieds dans un musée, sortez beaucoup de votre atelier, vivez en plein air, regardez les belles filles qui passent, mangez du pain bis, ouvrez vos fenêtres et souvenez-vous qu'en été, à trois heures du matin, à huit heures en hiver, se lève un astre qu'on appelle le soleil, et qu'il est bon de se trouver de temps à autre à son réveil; apprenez que la terre est peuplée d'hommes faits de chair et d`os et non de toile et de couleurs; oubliez que des peintres ont existé qui se nommaient Pérugin, Léonard ou Mantegna, et sachez que d'autres sont vivants qui se nomment Courbet et Millet." -M. Moreau lira peut-être notre pétition. Pourvu qu'il ne vote pas la question préalable !

Une exposition de peinture me fait toujours songer à une volière. Il me semble voir une nuée de rouges-gorges, de pies, de mésanges, de perruches et de chardonnerets. Vous aussi, lecteur, vous avez dû avoir cette impression, et vos yeux, éblouis de lumière, aveuglés par la variété des couleurs, n'ont pas distingué un colibri caché à l'écart. Tout d'abord, la modestie de sa taille vous l'avait dérobé; puis bientôt l'éclat de ses ailes le trahit. A côté de lui tout disparaît, et, muet d'admiration, vous passez de longs instants à l'examiner. Ce colibri égaré au milieu des oiseaux communs, M. Fromentin me le représente, et, une fois que je l'ai découvert, je ne peux plus détacher de lui mes regards. Je sens que j'ai devant moi une de ces natures rares, finement équilibrées, chefs-d'œuvre de la création.

M. Fromentin, grâce à son double talent de peintre et d'écrivain, communique avec le public sous deux formes, en sorte que nous le connaissons bien. Pour lui, l'admiration est mélangée de tendre sympathie. Je le comparais tout à l`heure à un oiseau; le nom lui (350) convient. Quelque chose d'élevé et de délicat, de propre et d'aérien, tels sont les caractères distinctifs de son talent. Cette toile, qui a un si grand succès et qui représente une "Tribu nomade en marche

vers les pâturages du Tell," n'a-t-elle pas au premier abord l'apparence d'une aile de papillon ? Avec un peu d`attention, on distinguerait l'épingle qui la fixe dans son cadre. Quelle couleur charmante! L'harmonie dans l'ensemble et dans le détail. Le ciel, la verdure, les hommes, tout est fin, tout est délicat. Que l'Algérie de M. Fromentin vienne de son imagination ou de ses souvenirs, peu m'importe. Elle a pour nous une réalité suffisante; elle emprunte la vie au talent, c'est la plus durable. "L'Etang dans l'oasis", la seconde toile de M. Fromentin, a moins de succès que la première, et je m'en étonne; car elle a peut-être un grain de poésie de plus. Les massifs de verdure sont un peu compactes; quelques percées de soleil ne feraient peut-être pas mal; mais il se dégage de la composition une impression très forte. Le soleil a disparu; on respire, et c'est la fraîcheur et la vie que vont chercher dans ces eaux déjà sombres les Arabes qui entrent au bain.

Voilà deux tableaux qui mettent le sceau à la réputation de M. Fromentin. On peut aujourd'hui juger l'ensemble de son œuvre et lui assigner la place qu'il tiendra dans l'avenir. Il comptera dans notre école; c`est bien un Français, un peu comme Watteau, comme lui plein de fantaisie, les yeux tournés vers un autre monde, amoureux de couleur et de lumière. L'un rêve à Cythère, I'autre se souvient du Sahara.

Passer de M. Fromentin à M. Gérôme, quelle antithèse! Ici, il n'est plus question des ailes de la fantaisie ni de celles des papillons. Nous sommes retenus sur terre par les liens de la chair. M. Gérome s'est fait le peintre officiel des tentations. Après "Nyssia et Gygès," sont venus "Phryné et l'Aréopage;" voici, cette année, "Cléopâtre et César." Poursuivra-t-il jusqu'à nos jours l'histoire de ces séductions ? Les beautés provocatrices, les puissants de la terre demandant merci sont de tous les âges, et rien n`empêche M. Gérôme de mettre Louis XIV aux prises avec Mlle de Fontanges. Pour Louis XV, il faudra une galerie de tableaux. Je suis un peu las de l'antique de M. Gérôme, et je souhaite qu'il arrive à l'histoire moderne. En attendant retournons à César. Tout le monde a vu le tableau. Le vainqueur du monde a l'air d'un chef de division qui surveille ses quatre commis, fort peu occupés à écrire les quatre lettres qu'il avait le don de dicter à la fois. Ils tournent la tête, ces pauvres expéditionnaires, et ils s'efforcent d'apercevoir ce que nous avons le loisir de contempler: Cléopâtre déballée. Elle est raide, son sang ne circule pas encore; des orne(351)ments d'un goût bizarre coupent les lignes du corps. César paraît plus étonné que charmé. S'il est collectionneur, il doit être séduit par le merveilleux tapis qui sert de couverture à Cléopâtre. La belle toile d'emballage! Le tapis triomphera si la femme échoue. Ce tableau fait grand bruit. La foule s'y presse; on le discute le soir quand les enfants sont couchés. Qu'il ajoute à la réputation de M. Gérôme, cela me paraît difficile. D'ailleurs, n'est-il pas arrivé à ce moment heureux de la carrière d'artiste, où la moisson de gloire est assurée ? Un nuage peut venir au ciel, une ondée crever, sans compromettre le succès de la récolte. Si Cléopâtre est le nuage, le rayon de soleil vient après; il est tout à côté. Cette "Porte de la Mosquée du Caire", où sont entassées les têtes des victimes de Salek-Kachef, est un des bons tableaux de M. Gérôme. Il est de la famille de "la Barque du Nil", du "Hache-paille égyptien;" toiles excellentes, qui ont fait auprès des artistes la grande réputation de M. Gérôme. S'il pouvait prendre le gros public en mépris, il renoncerait aux tentations et il cesserait, pour la joie sensuelle des badauds, de traduire en alexandrins les romans de Paul de Kock.

M. Hamon partage avec M. Gérôme l'honneur de diriger les néogrecs. Ils ont tous deux porté le sceptre; aujourd'hui, le cénacle est dispersé. M. Gérôme sacrifie à d'autres dieux, et M. Hamon, comme un roi détrôné, vit dans l'exil, fidèle au passé, et donnant aux sujets qu'il n'a plus un exemple que personne ne suit. Qu'il faut de civilisation et d'esprit pour composer un tableau comme celui qu'il nous envoie de Capri: "les Muses à Pompéi;" quelle idée poétique; mais quel raffinement! Faut-il compter sur la pédante intelligence du spectateur! M. Hamon n'a pas compté sans son hôte, et il a raison d'avoir de l'esprit, puisque nous en avons assez pour l'entendre. Les Muses, ramenées par les regrets ou la reconnaissance, viennent faire un dernier séjour sur les ruines de Pompéi; les unes posées à l'antique, les autres nonchalamment assises comme il convient à des muses modernes, toutes drapées et vêtues de blanc. Uranie avec son globe d'azur, la tête penchée, tendue vers le ciel, est une des figures les plus gracieuses. Est-ce Clio, qui s`envole si fièrement dans les airs? C'est une antique, elle! Aucune de nos muses modernes n'a le vol si majestueux. La couleur est terne, comme dans tous les tableaux de M. Hamon; l'architecture est peu étudiée; la silhouette du Vésuve se devine plus qu'elle ne se voit; n'importe, le tableau est séduisant, et on ne peut passer devant lui sans s'arrêter et rêver. Qu'on compare à cette toile un sujet analogue traité par un homme de beaucoup de talent, qui y a mis plus d'étude des monuments, plus de sentiment de la forme; (352) je veux dire le tableau de M. de Curzon, tout l'avantage restera à M. Hamon.

Fidèle à mon goût pour les antithèses, je place le nom de M. Ribot après celui de M. Hamon. De l'Attique à l'Espagne, quelle distance! M. Ribot fait beaucoup parler de lui, mais je me demande s'il est très satisfait de la façon dont on parle. On le traite de réaliste passionné, on met volontiers son nom à côté de celui de M. Courbet, et l'attelage est des plus mal assortis. M. Ribot n'est rien moins que naturel, il reçoit toutes ses impressions de seconde main, et il se demande avant de peindre, ce que penseraient de son modèle Ribeira ou Valentin. Il n'est réaliste que parce que d'autres l'ont été avant lui. Pourquoi peindre "le Christ au milieu des Docteurs" avec des loques et des turbans qui sont dérobés au fripier de Ribeira? J'aime mieux les tentatives de M. Horace Vernet et de M. Renan pour restituer aux personnages de l'Evangile leur vrai costume arabe.

Un disciple indépendant de M. Ribot se fait connaître cette année; M. Roybet expose un "Fou" vêtu de rouge, qui promet et qui tient déjà beaucoup. Que M. Roybet observe bien la nature et qu'il se garde de cet écueil fatal à nos peintres qui ont trop d'esprit: le pastiche.

Tout le monde s'est arrêté devant les deux toiles de M. Landelle, et elles ont d'avance recueilli le succès que je leur souhaite et que je me contente de constater.

Je voudrais trouver admirable le monument qu'élève M. Tony-Robert Fleury à la mémoire de la Pologne. L'intention est des plus louables, mais on n'encadre pas des intentions. Trois lignes du Moniteur, c'est une triste épigraphe à mettre à un tableau. Peindre une foule de patriotes cruellement massacrés par des barbares, c'est assurément un beau sujet, mais encore faut-il savoir mettre de l'intérêt dans cette foule, jeter la pitié sur un groupe, et ne pas représenter un pêle-mêle, un fouillis, un rassemblement ! Des yeux rougis par les larmes, des poitrines ensanglantées, des mains crispées; tout ce matériel de drame a trop servi, et M. Delaroche l'a usé pour ses mélodrames politico-bourgeois. Quel souvenir m'est venu? Les massacres de Scio; qui a oublié ce chef-d'œuvre? C`est aussi un peuple qu'on égorge, une

belle cause aussi à défendre. Quel tableau! Du reste, ce souvenir et cette comparaison ne prouvent rien, si ce n'est que M. Delacroix avait plus de talent que M. Tony-Robert Fleury, ce qui n'a pas besoin d'être prouvé. Pourquoi aussi va-t-il ressusciter M. Delaroche ? N'a-t-il pas à son foyer un meilleur exemple et un plus illustre maître ?

M. Jourdan s'est fait remarquer, il y a deux ans, par une Léda (353) agréable de couleur et de dessin. Cette année, Leda est debout, au lieu du cygne, c'est un enfant qui chuchote à son oreille. Je suis bien aise de ne pas entendre ce que murmure ce petit tentateur. Il prend bien soin de ramener sur le front les cheveux de son interlocutrice, afin qu'elle ait la coiffure à la mode. Comme il doit plaider la cause des plaisirs du jour, et comme souvent doivent revenir à ses lèvres les doux noms d'Opéra et de bois de Boulogne! C'est l'agent anglais de la Contagion.

M. Antigna procède autrement. S'il peint une femme nue, c'est parce qu'il sait peindre et dessiner, ce dont nous ne doutions pas. Il a eu, à mon avis, le tort de placer, à côté de ce beau corps, un démon noir qui symbolise le cauchemar. Il y a de grandes qualités, ainsi que dans la toile intitulée "Sérénade." M. Antigna, cependant, abandonne un peu ses principes. Il recherche trop une qualité qui lui manquait, la grâce; à quoi bon, quand on a la force? "L'Incendie" de M. Antigna était un excellent tableau. Je me le suis rappelé, non pas devant les toiles du même auteur, mais en face de "l'Assassiné" de M. Carolus Duran. Il est bien haut pour qu'on puisse en apprécier toutes les qualités. M. Duran a un talent très fort et très sain. On peut compter sur lui.

Il ne faut pas toujours procéder par les contrastes; aussi, à côté de M. Duran, citerai-je un semblable, M. Bonnat, un solide et un fort, lui aussi, qui jouit déjà d'une réputation méritée. La renommée lui est venue vite et ne le quittera plus, j'espère. « Saint Vincent de Paul prenant la place d'un captif » est un très bon tableau, qui cependant laisse assez froid. Il y a beaucoup de naturel dans la disposition et dans la conception des personnages. La figure de saint Vincent de Paul exprime plutôt la bonhomie que la bonté. Les corps des galériens sont très étudiés, largement peints, trop peut-être. L'ensemble ne touche pas; on ne s'écrie point: Dieu que c'est beau! Est-ce la faute du sujet? Est-ce le sentiment très humain, mais un peu vulgaire de la figure de saint Vincent de Paul; ou le ton généralement noir du tableau ? Rien n'est charmant, par exemple, comme les paysans napolitains devant le palais Farnèse. Tout y est naturel et vrai. Le cœur bat en revoyant les pierres grises et les fenêtres grillées du palais.

Parmi les artistes qui visent plus haut que la représentation littérale de la nature, M. de Chavannes a été, dans ces dernières années, des plus remarqués. Ses grands panneaux décoratifs ont excité l'admiration générale à bien juste titre. Il donne cette année moins prise à l'admiration, et ses compositions sont moins importantes. Néanmoins, tout le monde les verra avec intérêt, surtout son fragment de décoration d'un hôtel, qui représente "la Fantaisie." (354) M. Gendron, qui excelle aussi dans les compositions décoratives, et qui met au service d`un esprit ingénieux et inventif un pinceau exercé, expose un panneau avec cette inscription: "Chacun prend son plaisir où il le trouve."

Je souhaite que le public prenne et trouve comme moi son plaisir à regarder une figure très noble et très gracieuse de M. Jobbé Duval, intitulée "la Douceur." Dans le voisinage de cette toile, un "Narcisse", peint par M. Juglar, révèle de fines qualités d'élégance. Un tableau de mendiants italiens égarés au milieu des neiges de l'hiver sous notre ciel gris donne à penser. M. Juglar est un élève de M. Couture; il fait

honneur à 1'enseignement du maître, ainsi que MM. Perret, Dauvergne et Eugène Durrant, dont les toiles sont remarquées.

M. Brion, qui n'expose pas cette année, a laissé vacante l'Alsace, son domaine. M. Jundt en a profité, ainsi que M. Marchal. Le tableau de M. Jundt représente une noce contrariée par une ondée, mais quelle pluie! comme elle tombe impitoyable, furieuse! Cessera-t-elle un seul instant? Si c'est à son jour de noces que songe la longue jeune fille de M. Marchal, je lui souhaite de ne plus grandir d`ici-là, et je lui souhaite avant tout un ciel plus clément.

Parmi les tableaux de genre, un des plus naturels et des meilleurs est celui de M. Gide: " la Répétition d'une Messe en musique. " Il est difficile d'être plus vrai sans tomber dans la caricature; plus gai tout en évitant la trivialité. M. Eugène Lambert a deux jolis tableaux de chasse. Cette fois, il nous montre son talent et garde son esprit; j'aime mieux voir les deux.

M. Carrier Belleuse ( nous passons à la sculpture non-officielle ) expose cette année une "Angélique" fort tourmentée, enchaînée dans la pose la plus compliquée. On tourne autour de la statue en cherchant le vrai point de vue, qu'on ne trouve jamais. Il fait preuve, comme toujours, d'une exécution prodigieuse. La poitrine est traitée de main de maître; mais les détails ne font pas l'ensemble. Un buste en terre cuite de M. Doré se distingue par la vérité, l'animation, la vie que M. Carrier prodigue à tout ce qu'il touche.

IV. - VARIÉTÉS

Ici se place naturellement ce qui ne figure point ailleurs, les paysages et les portraits; mais avant d'aborder la terre promise du paysage, je veux décharger mon cœur d'un trop-plein d'admiration (355) et rendre grâces aux paysagistes de mon temps. Leur tressera-t-on jamais assez de couronnes à ces maîtres charmants, qui ont embelli la terre où nous vivons? Ils ont versé la poésie sur notre sillon, et nous avons, grâce à eux, rêvé plus d'une fois. Souvent, au milieu de la mêlée de la rue, du tumulte des voitures, nous nous sommes arrêtés. Tout disparaissait: plus de fracas, plus de maisons noires, plus de boue à nos pieds, plus de pluie sur le dos, plus d'affaires qui oppriment; à travers les vitres d'un marchand nous avions aperçu un coin de rivière dans les brouillards du matin, une chênaie au soleil couchant. Les cinq minutes d'oubli que nous passions là devant cette toile, c'étaient autant d`instants enlevés à la dure nécessité, une aumône d'idéal que le peintre jetait au passant, et les bienfaiteurs s'appelaient Corot, Rousseau ou Daubigny. Qui nous eut appris, sans eux, à courir, au premier jour de liberté, vers les rives verdoyantes de la Seine et de l'Oise, vers les retraites profondes d'une forêt voisine ? Ils ont été les poètes de ces dernières anées; gloire à eux! Si l'on m'eut demandé, il y a un mois, qui je préférais de M. Corot ou de M. Daubigny, peut-être aurais-je répondu M. Rousseau. Aujourd'hui je mentirais. Les deux paysages de M. Rousseau n'enlèvent rien à sa grande réputation; ils n'y ajoutent pas, et même ils indisposent momentanément ses admirateurs. Pourquoi choisir un coucher de soleil si particulier et si bizarre? que reconnaître au milieu de cette confusion de tons, de ce ramassis de nuages et d'arbres? On dirait une maladresse, une bouteille de carmin renversée. Le "Bornage de la forêt de Fontainebleau à Barbizon " pèche aussi par l'excès: trop de feuilles, trop d'air, trop de

soleil, trop de lumière. Si l'excès est le défaut ou la qualité de M. Rousseau, on n'en peut dire autant de M. Corot: c'est la discrétion même. Il aime les mystères, les broussailles enveloppées par le brouillard; rien de trop accusé, un ensemble harmonieux, délicat et ravissant. Cette année, il dédaigne les environs de Paris et nous conduit au royaume des fées. Où est ce lac ? Dans quel pays voit-on ce temple en ruines ? où le soleil se couche-t-il dans des flots d'argent ? Je n'en sais rien. M. Corot assure que ce beau pays existe, je le crois. M. Daubigny, lui, ne rêve pas, il regarde, mais de quel œil tendre et mélancolique! Une rivière, I'Oise ou la Seine, une vache qui se désaltère ou bien une lavandière avec une coiffe rouge, il n'en demande pas plus et il fait un chef-d'œuvre. Comme il sait bien meubler un ciel de nuages rapides et légers ! Quel observateur incomparable!

M. Français, je le sais, a rang de maître, mais je ne comprends pas qu'il puisse être comparé à aucun des peintres que j'ai cités d'abord. Il manque de naïveté et il prétend beaucoup. Tantôt aux (356) environs de Paris, tantôt sur les bords du Tibre, il ne fait pas grande différence entre les deux natures italienne et française. Elles semblent aussi voisines que les deux cadres, si j'en juge par son exposition de cette année.

M. Hanoteau était peu connu du public, bien qu'apprécié des artistes. Il fera cette fois connaissance avec la renommée. Ces deux grands paysages, scènes animées par des personnages et des animaux, sont peints avec une certaine rudesse, mais avec une véritable force.

Je m'aperçois que j'ai eu tort de faire précéder du mot Variétés mon examen des paysages. Rien n'est moins varié, et si je me mettais à décrire successivement les bords de l'Oise, de l'Océan, de la Seine, de la Méditerranée, les effets de brouillard et de matin j'aurais chance d'être monotone. Les paysages ne se racontent pas, on les regarde. Il faut voir ceux de MM. Harpignies, Blin, Daliphard, un nom nouveau, Lansyev, un digne élève de M. Courbet, Léon Flahaut, M. Chintreuil, qui cherche trop l'extraordinaire, M. Clouet d'Orval, qui débute par une excellente vue du Tyrol, Il. de Croiseilliez.

On peut s'arrêter au paysage de M. Busson sans être exposé à parler d'arbres ou de rivière. On est en automne, la forêt n'a plus de feuilles et la nuit est venue. Il fait froid et le brouillard s'épaissit; le garde-chasse rentre fatigué; devant lui les chiens marchent la tête basse. Heureusement, tout prés, voici la maison éclairée. Là est le but; le feu flambe dans la cheminée; sur les tisons chauffe la soupe, et sur le fond rouge de la porte se dessine la silhouette de la ménagère. Tout cela est bien imaginé, encore mieux rendu. Je n`adresserai qu'un reproche au tableau: son succès était trop assuré.

M. Belly fait contraste avec les autres paysagistes. Il rapporte ses tableaux de loin, et celui qu'il expose et qu'il a été chercher jusqu`à la mer Morte est un des meilleurs que j'aie vus de lui et de bien d'autres. Les derniers feux du soleil couchant éclairent d'un rose presque cerise la cime des montagnes. Une caravane a déjà fait halte; elle a allumé ses feux, et trois colonnes de fumée s'élèvent droites vers le ciel. Ni végétation, ni humains n'apparaissent, les personnages de la caravane sont microscopiques, et sans leur fumée on ne les découvrirait point. L'impression est grande et se communique très vite au spectateur. Le talent de M. Belly a beaucoup de faces; il est toujours poétique en restant vrai. Il ne fait point d'efforts, car la nature l'a bien doué, et ses dons de naissance sont cultivés par un esprit toujours éveillé et toujours ardent.

M. Nazon inspire une grande sympathie. Bien que très diffé-

JOURNAL DU SALON DE l866. 357

rent de M. Belly, il lui ressemble par le parfait équilibre qu'il sait maintenir entre ses dons et sa pensée Il raisonne ses impressions; ses paysages en font foi; tout y est médité, combiné, et cependant la nature y est au premier plan. Je serais fort embarrassé de choisir entre les deux paysages de M. Nazon; ils ont tous deux une empreinte très marquée et très individuelle.

M. Imer se distingue de ses confrères par son goût prononcé

pour le plein jour. Ses bords de la Creuse sont fort lumineux. On peut les classer au nombre des meilleurs paysages de cette année.

M. de Valdrôme est aussi un amant du Midi, de la lumière et du plein soleil. "La vallée des Lauriers-Roses, à Saint-Raphaël", est un lieu de délices où le peintre a mis des qualités de plus en plus rares aujourd'hui. M. de Valdrôme est du petit nombre de ceux qui conservent la tradition du grand paysage, et qui prennent la nature par ses grands côtés. M. Emile Breton, au contraire, appartient à la nouvelle école, et il y prend rang immédiatement après M. Daubigny. Il y a de lui un "Mariage" tout imprégné de fraîcheur, image fidèle du pays qu'il habite.

Si je parle si tard de M. Millet, c`est que je voulais lui réserver une place exceptionnelle. On ne peut le ranger sous une bannière ni l'enfermer dans un classement rigoureux. Son œuvre de cette année n'est pas de nature cependant à attirer beaucoup l`attention et à la fixer fortement C'est un intermède aux scènes du drame campagnard dont il nous raconte les émouvantes péripéties. M. Millet nous montre un coin de son village, du pays où il est né. On le devine tout d'abord, en voyant cette toile à l`aspect joyeux. Au loin, la mer s'étend toute lumineuse; elle confond presque avec le ciel ses tons azurés. Au premier plan, une maison dans l'ombre; un chemin bordé par un talus qui se détache sur les eaux, un arbre qui déploie ses branches trapues, et une paysanne qui a quitté son rouet et qui montre à son enfant l`infini confondu de la mer et du ciel. Dans un ruisseau, s'ébattent des canards et des oies. L'atmosphère est pure, le soleil chaud et brillant: c`est un jour de repos pour ce petit coin de la Normandie. La pauvre femme fait trêve à son travail; elle montre à son enfant robuste l'élément qui le fera vivre; elle expose au souffle salé ces joues fraîches, que le hâle gercera sans doute un jour. Qui sait si homme, il ne laissera pas dans l`eau brillante ce souffle de vie qu'on vient de lui donner. Cette poésie, qu'on le sache bien, n'est pas empruntée au livret, et M. Millet n'en est ni coupable, ni responsable. La vérité, rien que la vérité; telle est la devise de M. Millet. Il laisse au spectateur le soin de définir l'émotion qu'il lui suggère; et il sait trop bien les lois de l'esthétique pour imposer à l'esprit sans passer par le regard.

358 REVUE CONTEMPORAINE.

Aussi le coin du village de Gréville est-il avant tout pittoresque. S'il fait penser, c'est qu on le regarde longtemps et qu'on se laisse pénétrer par le charme et la naïveté de l`exécution. Néanmoins, je préfère beaucoup les toiles précédentes, et rien jusqu'ici n`a remplacé le Berger et son troupeau rentrant le soir par un coucher de soleil.

Qu'il nous donne encore une de ces scènes majestueuses, dans lesquelles il excelle à retracer la dure loi du labeur et le pénible fardeau de l'ignorance.

Portraits.... Ah ! s'il s'agissait de les écrire et si M. Sainte-Beuve était là; mais il n'est ici question que de ces visages anonymes tout au plus désignés par une initiale énigmatique. La revue sera vite passée, et, par extraordinaire, le personnel, cette année, n'est pas nombreux. Le premier rang appartient incontestablement à un portrait de femme signé Jalabert. Il est vrai qu'il est sans rivaux; cependant, la figure est bien dessinée, I'expression très profonde, et si le faire était plus libre, moins lisse et moins propret, M. Jalabert aurait droit à tous les éloges.

Le portrait de Mme M., par M. Chaplin, attire l'attention par la persécution dont il a été l'objet. A la hauteur où il est exilé, il échappe à la louange comme à la critique. M. Chaplin pourrait réclamer à bon droit contre une pareille sévérité. Une Exposition n'est pas un théâtre où les places se distribuent au gré de celui qui les donne. Une seule considération doit déterminer la place d'un tableau, le talent et la notoriété de l'auteur. A ce double titre, M. Chaplin avait plus droit au salon carré que M. Bonnegràce et son médiocre portrait.

Il y a dans les dessins plus à glaner que dans les peintures: deux portraits au crayon, de M. Paul Dubois, le gracieux sculpteur. Ne nous avait-on pas promis pour cette année le "Chanteur florentin" en bronze ? La promesse n'a pas été tenue. Un charmant portrait au fusain, par M. Amaury Duval; une tête fine, délicate, à l'air spirituel, posée de profil. L'exécution est charmante, accomplie, de l`art le plus parfait.

Je me garderai bien, à propos des miniatures, de parler longuement du tort que leur a fait la photographie. La déclamation est usée, le thème connu. Heureusement, Mlle Eugénie Alorin ne se décourage pas et elle envoie, cette année, une tête de jeune Italienne largement peinte, comme elle seule sait les faire. Mme de Bourge est plus classique dans sa manière d'entendre la miniature, mais elle y excelle. Son portrait de François de Salles, recomposé d`aprés des portraits du temps; celui de Mgr Mermillod, évêque d'Hébron, auxiliaire de Genève, sont, sans contredit, les meilleurs portraits en miniature. On retrouve dans une gravure de M. Flameng, faite

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d'après le portrait de Mgr Mermillod de Mme de Bourge, toute la finesse de l'expression et la pureté du dessin.

Les bustes, comme les portraits, sont peu nombreux. J'ai remarqué celui du Père Enfantin, par M. Millet, un homme de talent. La figure est idéalisée. C'est le père, le prophète que le sculpteur a voulu représenter, et, quoique un peu théâtral, le buste est beau.

M. Oliva, qui recherche le pittoresque et l'effet, qui fouille le marbre à l'excès, n'a pas dû se trouver animé par la froide et raisonnable figure de Richard Cobden. Il n'en a pas moins tiré un heureux parti.

On peut bien ranger parmi les portrait un buste de Trasteverine de M. Cordier. Cette fois, il s'est contenté du marbre, il a renoncé aux agathes, aux onyx, aux bijoux d`or qu'il affectionne particulièrement. Bien lui en a pris, car son buste, fort simple et très bien taillé, est un des meilleurs qu'il ait exposés depuis longtemps.

Il ne faut pas oublier un très beau buste de M. Lefebvre

Duruflé, par Claude Vignon; deux têtes d'enfant, par Mme Fortin, et un médaillon de Beethoven entouré de lauriers, par Mme Astond Trolley.

V. - ANNONCES. - RECLAMES

C'est aux décès que les natures mortes trouveront leur place; celles de M. Monginot sont moins bonnes que les précédentes. Une seule mérite d'être signalée et fort admirée, c'est le tableau de M. Théodore Rousseau intitulé "Fleurs d'automne." Ce sont des pots de chrysanthèmes; un châssis de verre, un oiseau au plumage jaune. Le détail en est bien simple, rien que ce qu'on voit tous les jours; mais l'art le plus fin a présidé à ces combinaisons, à ce rapprochement d'objets disparates. Est-ce le titre qui prévient le spectateur ou l'effet qu'a voulu le peintre, mais, en voyant cette dernière parure de la terre, on éprouve un accès de mélancolie douce, on regrette les beaux jours qui ont fui, on plaint ces pétales blancs, que le vent et la pluie vont bientôt dissiper.

Aux publications de mariage, nous trouvons le tableau de M. Toulmouche, "le Mariade de raison." Tout le monde imagine la scène: une jeune fille vêtue de blanc, qui pleure; des amies vêtues de robes de nuances variées, qui prodiguent les mêmes consolations. M. Toulmouche affectionne ces scènes d'intérieur, qu'il exécute avec un soin minutieux. Va-t-elle se marier aussi, cette grande dame rousse que M. Tisset

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nous présente à la sortie d'un confessionnal? J'ai bien peur que le mariage soit déjà fait et qu`il ait mal tourné. Je doute même de l'avenir, car elle n'a pas l'air repentant, beaucoup moins que "la Marguerite à l'Eglise," un autre tableau de M. Tissot, conçu et exécuté dans cette manière pseudo naïve qu'il affectionne, et qu'il emprunte à M. Leys, lequel la doit aux vieux maîtres flamands. C'est un pastiche du second degré.

Cette année, les annonces sont peu nombreuses. Heureusement, nous avons à nommer peu de ces amateurs de renommée à tout prix, qui font scandale pour se faire connaître. C'est l'équivalent des liquidations fabuleuses, des baisses de prix inaccoutumées, qu'annoncent tour à tour les magasins de Paris. M. Lambron, en consacrant son talent à la représentation des croque-morts, avait fait de la réclame en grosses lettres; cette fois, il s'est amendé, l'annonce est en italiques. Sur un fond de marbre, il a peint un Crispin fort bien découplé, leste, hardi, la figure fine et le sourire aux lèvres, qui vient de mettre à mort un perroquet. A terre gît la victime, un ara au plumage pourpre. La tête est détachée du corps, et Crispin tient son épée d'un air vainqueur. Devinez cette énigme, ce rébus ? Il s`appelle "I'Exécution." Pourquoi ce pavé de mosaïque si minutieusement peint et le font de marbre? Est-ce l'enseigne d'un marbrier?

Grâce aux rigueurs du jury contre M. Manet, M. Monet triomphe sans rival. Un jambage de plus à son nom, M. Monet n'aurait rien à envier à son quasi homonyme. La carte photographique coloriée, élevée à la grandeur naturelle, tel est le portrait qu'expose M. Monet sous le nom de Camille. C'est une indiscrétion Si M. Lambron travaille pour les marbriers, M. Alonet se consacre aux magasins de nouveautés. Voilà une robe de soie verte qui parait magnifique, solide, bon teint.

Comment, dans un coin, le prix n'est-il pas marqué ? prix fixe, bien entendu.

Ce portrait, où il n'y a ni main ni tête, mais un pan de soie, donne beaucoup d'espoir aux prophètes du réalisme. Ils prennent des airs profonds, froncent les sourcils pour mieux découvrir à l'horizon la réputation qui arrive, et ils répètent, avec les notes les plus graves de leur voix, cette phrase consacrée: "Il y a un garçon qui a un grand avenir, c'est Monet." Loin de moi de les contredire. M. Monet a le sentiment de la couleur, mais il ne suffit pas de savoir, sur sa palette, préparer. un beau vert pour être on peintre. Je vois plus de garanties d'avenir dans le paysage qu'expose ce jeune débutant. L'exécution est lourde, un peu pesante, mais il y a un coup de soleil sur la cime des arbres, où le jeu de la lumière est bien observé.

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L'annonce est faite et le but atteint. J'ai parlé de M. Monet et j'ai oublié bien des noms, ceux de M. Delort et de son gracieux tableau de "Daphnis et Chloé," de M. Firmin Girard, dont « le Jugement de Pâris » méritait d'être signalé. M. Pasini, que j'ai omis, et pourtant il expose une très belle vue de Perse et un intéressant "Guetteur de nuit." M. Berchére avait droit à de grands éloges, et, le temps me pressant, je me suis montré oublieux et ingrat.

Mon journal est fini, et je n'ai plus qu'à apposer au bas la signature du rédacteur en chef. Auparavant, je voudrais examiner ces deux questions qui se posent journellement: l`Exposition est-elle bonne cette année ? A qui donner la médaille d'honneur ?

Si l`on considère la masse des tableaux, l`Exposition de 1866 est une des plus faibles, et je doute qu'elle excite la jalousie de celles qui suivront. Peu de noms nouveaux. Quant aux artistes en renom, je n'en vois pas qui ne maintiennent l'honneur de leur pavillon, et, sauf M. Moreau, aucun des favoris de la renommée n`a maille à partir avec elle. M. Bonnat était connu sans être célèbre; aujourd'hui, le voilà célèbre, et son "Saint Vincent de Paul" jouit d'un succès universel.

Ce qui me paraît ressortir du mouvement qui se fait autour de l'Exposition, c'est qu'il est chaque année plus marqué et plus général. Les visiteurs sont nombreux dans la semaine; le dimanche, c'est une foule. Il y a plus d'amateurs exposants. Je ne prends cette augmentation que comme un symptôme favorable à la peinture en général; mais je ne compte pas que le talent se trouvera dans cette classe riche et désœuvrée qui profite d'une situation mondaine pour s'improviser artiste. A la longue, personne ne s'y trompe; ni le public qui fait bientôt justice, ni les salons si prompts à faire des ovations à ce qui brille. On surprend le succès, on ne le garde pas. La peinture de sentiment est passée de mode, et on a découvert cette vérité fatale aux amateurs, que, pour avoir rang de peintre, il fallait du travail et de la science, deux biens qu'on ne rencontre jamais dans l'escarcelle pleine des mondains. On gémit volontiers du manque de direction, de l'absence d'écoles, et on attribue aux défauts de l'enseignement la rareté des talents. La cause est plus haute, je crois, et plus générale. Ce qui est en âge de produire, la génération actuelle, est malingre; elle a grandi au milieu du bien-être et de la mollesse. Elle a vu autour d'elle la richesse honorée et considérée comme le souverain bien. Contre cette tendance matérielle, on ne pouvait réagir par la lutte. Il fallait se soumettre. On l`a fait; mais on a

protesté et on a gardé l'esprit. Une épigramme a tenu lieu d'un combat, et nos peintres ont été réduits comme tous

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à avoir de l'argent et de l'esprit. Remarquez dans ces œuvres que je viens de passer en revue, que d'esprit; c'est la qualité dominante. Sauf M. Millet, avons-nous rencontré un naïf, un homme fortement ému par la nature, traduisant littéralement son impression? Non, les cerveaux sont malades, les imaginations raffinées.

C'est donc aux représentants de cette génération élégante et faible, qu'il s'agit de donner une médaille d'honneur. Tout à l'heure, je citais M. Millet comme une nature puissante, qui tranchait sur ses contemporains. Il en est un autre que j'oubliais, c'est M. Courbet. Il a, cette année, exposé ses deux meilleures toiles, et, depuis "l'Enterrement d'Ornans," il n'avait rien produit d'aussi bon.

Si 1'on avait voulu honorer une nature élégante, une imagination ailée, un pinceau habile, un homme d'esprit, un type très actuel, en un mot, le véritable artiste de notre temps, j'aurais conseillé M. Fromentin; mais si on préfère le rude travailleur, plein de séve et de force, qui depuis vingt ans trace laborieusement son sillon, indépendant et énergique, qu'on nomme M. Courbet, je ne crierai pas l'injustice.

ARTHUR BAIGNÈRES