Le Salon de 1866

P. CHALLEMEL-LACOUR

in: Revue Moderne, t. 37 (1866), no. 3

S. 525-550

Je ne sais pourquoi je me rappelle, au moment de commencer la revue du Salon actuellement ouvert, l'histoire bien connue de ce devancier des récents explorateurs de l'Afrique australe, les Speke, les Burton, les Baker. Il s'agissait de traverser à pied un désert de sables mouvants, de roches lisses et abruptes, absolument impraticable aux animaux ; les indigènes refusent d'affronter avec lui les dangers d'une entreprise qui leur parait insensée, un seul se laisse gagner à son in-trépidité et consent à le suivre. Ils partent; mais dès le lendemain, succombant à une fatigue étrange, découragé par des difficultés inouïes, le voyageur veut revenir sur ses pas, lorsque son compagnon interroge sur le sol d'imperceptibles signes et lui. promet pour le jour suivant une contrée plus facile. Le lendemain arrive, les heures se passent, le soleil est au milieu de sa course, les difficultés ne font que s'accroître ; tout à coup le voyageur s'affaisse et refuse d'avancer. Le guide alors lui montre au loin, légèrement voilées par les brumes de l'horizon, des collines vertes et des eaux qui miroitent à travers les arbres. Ils se remettent en marche; la forêt, les,eaux reculent et s'évanouissent : c'était un mirage. Trois jours de suite, au moment où le voyageur épuisé veut se coucher sur le sable, son guide lui fait voir des cours d'eau, des habitations, des palmiers qui se dissipent à leur approche. Vers le milieu de la cinquième journée, notre explorateur s'arrête de nouveau. Cette fois il se sent mourir; mais avant d'expirer, il veut user de la dernière goutte d'énergie qui lui reste pour se venger du guide (526) qui l'a trompé, et déjà il lève sur lui son poignard : « Oui, je t'ai trompé, dit le guide. Frappe donc, mais auparavant rappelle-toi que c'est ta folie qui t'a fait tenter le désert. Je t'ai trompé pour nous sauver tous deux;, quand tu as voulu t'arrêter, le retour était impossible et tu respirais dans l'air un assoupissement mortel. Je t'ai trompé, car je savais que les difficultés à vaincre n'étaient pas au-dessus de tes forces, bien qu'elles fussent, je le vois, au-dessus de ton courage. Frappe, mais sache que c'est ta gloire que tu vas tuer : derrière ce banc de granit se dérobe à tes yeux le but que tu poursuis. » II le saisit d'un bras vigoureux, et, le soulevant sur ses épaules, il lui montre en effet à quelques pas un lac immense qui étincelle entre des rives fraîches et boisées.

Voilà bien longtemps que la critique joue, ce me semble, un rôle assez analogue à celui de ce trompeur héroïque. — « Sommes-nous arrivés au but, demande le public à chaque exposition nouvelle? — Pas encore, répond invariablement la critique; mais nous allons sortir de cette zone ingrate, et je vois déjà se dessiner sur l'horizon la silhouette d'une contrée plus heureuse.» — Serait-il vrai que tous, artistes et public, nous poursuivons des mirages? Ce qu'on ne peut nier, toute part faite aux rigueurs spéciales qui semblent être de droit à l'égard des con-temporains, c'est que l'Exposition actuelle ne se distingue par aucune supériorité des précédentes. Mêmes qualités de travail, de savoir-faire, d'honnêteté prudente; même langueur d'inspiration. La sculpture a rarement été d'une plus désespérante faiblesse ; la lumière avare qu'on a cru devoir lui ménager dans une sorte de cavo humido, ne lui est pas plus avantageuse que le grand jour du jardin, et lo malaise que causent aux visiteurs la tristesse et la fraîcheur malsaine du lieu est très-loin

de les disposer à l'indulgence. Quant à la peinture, quelques œuvres d'un mérite réel ne parviennent pas à dissimuler la médiocrité générale. L'impression de douloureuse anarchie que nous sommes depuis des années condamnés à ressentir, frappe plus fortement que jamais au moment où l'on met le pied dans le salon d'honneur. Toutes les doctrines, tous les essais, tous les efforts éclatent, pour ainsi dire, aux yeux à la fois dans cette réunion de tableaux choisis ; il s'en élève une clameur visible qui s'accroît de salle' en salle, et qui est comme l'aveu tout ensemble et l'explication de notre impuissance. Car, si grand magicien que soit le génie,: son absence n'explique pas . tout. Il est évident ici que le résultat ne répond pas au talent dépensé, qu'une influence maligne paralyse les intentions les meilleures'-'et 'trompe les plus généreuses tentatives; Quelle est cette influence?'' Il (527) ne serait pas impossible ni même bien difficile de le dire. Mais, au lieu dû nous arrêter à cette recherche, mieux vaut peut-être en con-stater simplement l'effet général. C'est le moyen le plus sûr d'abréger une revue qui ne doit pas dégénérer en une énumération fastidieuse pour le lecteur et sans profit sérieux pour les artistes ; c'est également celui d'apprécier l'Exposition avec justice; elle doit être jugée en définitive sur les quelques œuvres que le suffrage public a distinguées, et ce sont ces œuvres auxquelles nous réserverons le petit nombre de pages dont nous pouvons disposer. Quant aux autres, nous ne pouvons qu'essayer de résumer une fois de plus les idées qu'elles suggèrent et les tendances qui s'y manifestent en de rapides observations dont chaque visiteur du Salon pourra vérifier l'exactitude, en se donnant lo plaisir d'en faire à son gré des applications personnelles.

Il faut rendre cette justice aux artistes d'aujourd'hui, qu'un grand nombre poursuivent avec une consciencieuse persévérance ce que toutes les grandes époques de l'art ont poursuivi et découvert tour à tour, ce qui a été de tout temps le mot d'ordre et la devise des vrais artistes, la nature. Ce n'est pas là, je le sais, leur décerner un médiocre éloge; j'ajoute que la meilleure partie du public les soutient dans cette voie de son approbation et de ses préférences. Le premier signe et le plus évident de ce louable effort est le développement et le succès relatif du paysage dans la peinture contemporaine, et par paysage je n'entends pas seulement l'imitation pittoresque de la nature inanimée, des bois, des plaines, des rochers, des montagnes, des eaux, mais de tout ce qui a pour caractère dominant l'immutabilité, par conséquent des animaux eux-mêmes. Le plus grand nombre des tableaux les mieux' réussis se compose, dans l'Exposition de celte année comme dans les der-nières, de paysages. Des juges moroses seront tentés peut-être de ne voir dans ce fait qu'une satire muette de la société actuelle :' ils diront que les peintres d'aujourd'hui, comme les cénobites d'autrefois, fuient instinctivement un monde qui n'a pas de modèles dignes d'eux, à leur offrir ni de pensée inspiratrice à leur proposer. Il est certain du moins qu'en se retirant en face de l'éternelle nature, l'artiste peut se flatter de la trouver toujours égale à elle-même, toujours vraie, toujours fraîche, toujours naïve ; et le public, en les suivant dans leurs cham-pêtres asiles, obéit au môme attrait. Mais suffit-il d'ouvrir les yeux pour rencontrer le modèle inaltéré que l'on cherche? L'histoire du pay-sage et maintes œuvres actuelles sont là pour montrer qu'il n'en est rien et prouver qu'en présence' même de la nature l'homme ne voit après tout que ce qu'il imagine. De là vient que, ne se défiant pas assez (528) du piège tendu par celle-ci à ses adorateurs trop confiants, tant d'ar-tistes à cette heure, parmi les scrupuleux adeptes de l'imitation litté-rale,

copient un masque vulgaire en croyant reproduire le gracieux visage de la création.

Le même besoin de se rapprocher de la nature n'est pas moins visiblement atteste par la curiosité qui entraîne tant de peintres au sein de populations plus primitives, dans les contrées méridionales, en face des scènes de la vie du désert. Les orientalistes, les peintres de vues ou de scènes exotiques sont toujours en force; ce mouvement déjà ancien ne semble pas se rallentir. Bien des causes exceptionnelles ont contribué sans doute à lui donner naissance: nos relations avec l'Afrique algérienne, avant-garde du monde musulman, la facilité des voyages, le goût dos excursions lointaines répandu par l'exemple de quelques explorateurs heureux et hardis, comme les Decamps et les Marilhat. Mais ces causes et d'autres encore qu'on pourrait énumérer, toutes réelles qu'elles soient, sont subordonnées à une cause plus profonde : au midi, en Orient, en Afrique, dans le désert immobile, le désert qu'on ne moissonne pas, selon l'épithète qu'Homère applique a l'Océan, les artistes vont chercher des contrées où les forces naturelles règnent encore presque seules en maîtresses souveraines, des populations demeurées plus voisines du berceau de l'humanité et qui, dans leur décrépitude, conservent encore les caractères appa-rents de la spontanéité. Les peintres aiment ce monde reculé parce qu'ils croient, qu'on me permette ce mot, y trouver la nature à fleur de terre. Là est, a n'en pas douter, le véritable attrait de l'Orient pour eux, bien plus que dans les satisfactions qu'il promet à la manie de l'étrange et au besoin du nouveau. On dira que le Midi, l'Italie, l'Afrique, l'Asie, offrent au peintre un avantage plus immé-diat, qui suffit parfaitement à le tenter; c'est cet ensemble de con-ditions, lumière, couleurs et formes, comprises dans le mot pitto-resque. Mais que veut dire, en somme, ce mot qui a fait une si belle fortune depuis trente ans? Il est facile de reconnaître qu'une gorge de l'Apennin ou des Pyrénées, ou, sans aller si loin, quelque coin des bords de l'Oise, tant aimés de nos peintres, sont plus pitto-resques que les allées ratissées et le gazon tondu du bois de Boulogne. La rue de la paix avec ses magasins splendides sera toujours pour le peintre un sujet misérable, tandis qu'une ruelle de Smyrne ou du Ghetto, avec ses maisons aux murailles sordides,aux entrées noires, aux fenêtres tendues de haillons, est éminemment pittoresque. C'est une pauvre matière à peinture qu'un élégant coupé, frais vernis, avec son (529) attelage fringant et luisant, tandis que la carriole où s'entasse avec son mobilier, ses chiens et sa vaisselle, une famille de Zingari en voyage est un sujet charmant. Enfin un artiste avec toute l'habileté du monde peut être aux abois devant la tête pommadée d'un bélàtre en habit habillé, mais la tête inculte d'un pifferaro, sa veste de velours aux couleurs passées, sa peau de mouton sur le dos, ses san-dales retenues par des ficelles croisées à la façon d'un cothurne, lui font à l'instant tirer son album et ses crayons. C'est-à-dire que le pitto-resque n'est encore que l'effacement dans les choses de ce qui est artificiel et géométrique, l'empreinte profonde des passions, des instincts, des habitudes, de tout ce (mi est intime, vivant et spontané, en un mot, l'expression de la nature.

Les artistes en si grand nombre qui vont puiser dans les classes populaires, et surtout chez les paysans des provinces les mieux abritées contre l'envahissement des habitudes bourgeoises, leurs sujets et leurs modèles, obéissent sans le savoir à une tendance analogue. Laissons de côté les facéties de MM. Jundt, Schlœsser et autres, ainsi que la peinture de famille qui nous arrive de Dusseldorf. Il n'est pas difficile d'apercevoir qu'en se complaisant dans une sphère où n'a

encore pénétré qu'à demi l'art compliqué de la vie civilisée, qui altère les habi-tudes comme les ameublements, les sentiments et les idées comme les costumes, et qui encombre l'existence d'une si énorme quantité de choses superflues, les artistes se sentent plus près de la nature. Et c'est de là qu'a procédé à son origine cette théorie du réalisme dont le tapage semble heureusement s'apaiser aujourd'hui. Je ne ferai pas, avec une petite bande de mécontents, un bien sérieux procès au jury d'avoir exclu quelques-uns de ces jeunes téméraires; mais on a, je crois, trop jeté la pierre à des artistes plus sincères qu'ils no le paraissent, entraînés dans leurs excentricités par l'effervescence delà jeunesse, par l'amour du bruit naturel à leur âge, et par l'heureuse suffisance qui fait répondre aux rires par de nouveaux défis. Les plus hardis d'entre eux n'ont guère fait que porter à un excès inadmissible un goût commun à tous les artistes d'aujourd'hui et que le public partage avec eux. Ils ont tenu à honneur de ne pas s'arrêtera mi-chemin, de reproduire, sans la façonner ni l'enjo-liver, la nature telle que chaque instant l'offrait à leurs yeux. De peur de laisser passer par mégarde quelque élégance artificielle et persuadés que la nature est inviolable, qu’elle n’a ni écarts ni monstres, qu'elle ne connaît pas d'aristocratie ni d'élite, ils se sont adressés à ce qu'elle leur présentait de plus commun; ils n'ont pas reculé, même devant le gro-tesque. L'erreur est manifeste. Mais consiste-t-elle, comme on l'a cru, (530) dans un amour intempérant et dans un culte peu judicieux de la nature? Non, elle consiste uniquement à oublier que l'homme est plus puissant que les forêts et les montagnes; car celles-ci ne s'altèrent pas, tandis que lui peut tout pour se déformer, se vulgariser, se ridiculiser, s'enlaidir Au point où en est à cette heure notre société, dans toutes les classes bourgeois ou peuple, le factice est profondément mêlé au' naïf; la nature n'est pas détruite sans doute, mais elle est ensevelie sous des couches épaisses d'additions, de conventions, de prétentions; elle est partout dissimulée par des habitudes qui la faussent, et en la copiant, c'est un mensonge perpétuel auquel on se laisse prendre. Ainsi entre les deux directions qui rendent beaucoup de peintres si perplexes, il n'y a pas de choix à faire. Ceux-ci n'ont pas tort de viser, en dépit de tout, au noble qui est à leur avis le caractère éminent de la vérité dans l'art; et ceux-là ont raison de soutenir que la nature, toujours vraie, est toujours noble et jamais vulgaire. Mais ils se trompent de chercher les uns la noblesse dans les régions flottantes d'une idéalité de conven-tion, et les autres la nature dans les données immédiates de la réalité commune, comme s'il n'y avait qu'à étendre la main pour la saisir.

On peut donc le reconnaître sans flatterie, la nature est aujourd'hui l'objet froidement mais sincèrement cherché par un grand nombre de peintres. A part la peinture officielle qui produit en raison directe des munificences dont on l'arrose et n'a de vrai souci que de gagner hon-nêtement son argent, à part aussi la peinture d'église qui expire, et celle de quelques artistes que lo public commence à se repentir d'avoir trop favorisés à son dam et au leur, on constate partout un effort d'imitation sincère. Mais la nature ne se voit pas, elle se comprend; et pour la comprendre il faut en posséder la clef dans son intelligence. Or, il paraît que cette clef, égarée depuis longtemps, n'est pas encore retrouvée aujourd'hui; car le déclin ou, si l'on veut, la stagnation, qui ne vaut guère mieux, sont loin d'avoir cessé. Cet abaissement tient sans doute à des causes générales, nul art n'étant plus que la peinture dans une dépendance directe des conditions morales dominantes. Mais ose-rai-je après tant d'autres leur en signaler une plus

particulière quoique non moins grave? C'est l'insuffisance trop commune parmi eux de la cul-ture intellectuelle. A Dieu nô plaise que je veuille demander aux artistes d'être des savants, des philosophes, môme des lettrés. Mais s'ils ont pu à d'autres époques rester élevés sans culture, égaler ou dépasser le niveau de la pensée publique sans grande instruction et grâce seulement aux sentiments dont les pénétrait le milieu ambiant, il n'en est plus de même à cette heure; et il est certain qu'un exercice habituel de la (531) pensée, la culture de l'esprit, le commerce de ce qui est grand dans l'art et les lettres, est le seul ou du moins le plus efficace préservatif qui leur reste contre la vulgarité.

Je n'hésite pas à croire que, si M. E. Fromentin s'est soutenu dans une série déjà longue d'Expositions et se soutient encore dans celle-ci parmi les premiers, si le public passe sur les imperfections aisées à découvrir d'une peinture qui a plus de mouvement que de corps et plus de finesse que de vigueur, le peintre le doit à la distinction constante d'une intelligence cultivée. M. Fromentin semble s'être souvenu cette année de quelques pages de son livre Un Été dans le Sahara, et avoir voulu rivaliser avec lui-même en représentant le passage d'un gué par une tribu en voyage. Si bien réussie que soit la description qu'on peut lire dans ce livre élégant, le pinceau est comme de juste victorieux de la plume. La composition est simple et peut se résumer en peu de mots. Un large bras de rivière s'étend au pied de collines bornées par une montagne crayeuse, maigrement couverte d'une verdure pâle, et dont l'arête se dessine sur un ciel brouillé. Une partie de la cité nomade en déménagement a déjà passé, une autre est engagée dans l'eau; des femmes fatiguées, les jambes nues, les épaules chargées d'ustensiles, se tiennent a la crinière des chevaux ; des hommes portent a cheval sur leur cou des bambins tout nus à tête ébouriffée. Sur la rive à droite se tiennent fièrement groupés, armés en guerre, portait la lance ou le long fusil aux capucines d'argent, des i cavaliers qui surveillent le passage. A gauche des femmes, moins bien rendues et dont les formes disparaissent trop sous les draperies, sont près d'en-trer dans le lit de la rivière et manifestent par leur altitude la fatigue d'un long voyage. Les splendeurs des costumes et celles des robes de chevaux dont les tons quoique vrais n'ont point de nom dans le voca-bulaire des maquignons, le fourmillement de la foule qui s'enfonce dans la poussière des chemins profonds, lo cliquetis des objets qui se heurtent sur les épaules courbées, la noblesse tranquille des chefs contrastant avec l'effort et la marche appesantie du peuple, donnent à ce tableau un charme poétique.

Quoique importance qu'y ait In figure humaine, M. Fromentin a dans ces deux toiles de cette année» dont la seconde représente un étang du Sahara et des femmes s'y baignant le soir sous la ramée épaisse, subordonné contre son habitude l'homme au paysage. Mais il a conservé à celui-ci, par l'ampleur des masses et des lignes, la noblesse qui en fait un cadre digne des populations qu'il aime et qui le rapproche (532)

du paysage de style. Autre est le procédé de MM. Corot et Nazon qu'il faut toujours nommer parmi les maîtres. Il faut l'avouer pourtant, la monotonie de la manière se fait sentir quelquefois assez péniblement chez eux; là est le danger de l'effet captieux auquel ils en sont venus à tout sacrifier. M. Corot a beau s'ingénier à changer les dénomi-nations de ses tableaux, les appeler le soir ou la solitude; il ne sort pas de ces éternels matins dont la brume enveloppe des arbres faits pour abriter des revenants ; si l'on prend par malheur

le temps de s'arracher à certaine séduction qu'il exerce toujours, on reconnaît aussitôt qu'il se dispense beaucoup trop de reproduire le caractère vrai des objets, que ses feuillages par exemple rappellent trop les fleurs cotonneuses de l'arbre à perruque, qu'enfin, au lieu de reproduire les choses, il se con-tente d'en rendre une vague et légère impression. Moins dominé jus-qu'à présent par ses préférences, M. Nazon est aussi dans une voie péril-leuse; le procédé l'emporte et l'imitation perd de plus en plus de sa précision chez lui. Dans le tableau qu'il appelle Vignes et ormeaux,me arche de pont, tendue d'une tapisserie de lierre et terminée à ses deux extrémités par des bouquets d'arbrisseaux, se détache en valeur sur un ciel que le soleil couchant inonde d'or fondu. Les rayons horizontaux éclairent au loin un fond indistinct, rasent les parois de l'arche et font briller ça et là sur le lit à demi desséché du ruisseau des flaques d'eau qui miroitent aux yeux. Dans l'ombre du premier plan, deux personnages en costume antique, comme ceux de M. Corot, et assis sur un bloc de pierre enfoncé dans l'herbe épaisse, se rappro-chent avec tendresse. Le peintre a-t-il voulu représenter ici une para-bole, comme son titre le ferait croire? C'est possible; mais les ormeaux et les vignes, les pierres et les herbes, le sable et les fleurs auraient besoin d'être rendus d'un pinceau plus ferme et plus sincère.

La recherche de l'effet dans le paysage est un des traits dominants de l'école actuelle. Je sais bien que si cette recherche est un défaut presque intolérable dans la littérature, dans le monde et môme dans certains genres de peinture, elle est au contraire légitime et jusqu'à un certain point nécessaire dans la reproduction des aspects de la nature. La rareté de ces effets et la difficulté d'y atteindre n'est pas une objection; l'acci-dent, on peut le dire, est ici la vérité la plus haute. On ne connaît à proprement parler un paysage qu'après l'avoir vu sous un effet puissant, comme on ne peut se flatter de connaître un homme que si on l'a vu et observé dans l'entraînement d'une passion forte; la lumière est la grande révélatrice, elle fait parler le paysage comme elle faisait parler la statue de Memnon, elle seule lui donne sa signification et sa beauté. L'effet a un (533) avantage plus direct et d'un plus haut prix encore aux yeux du peintre; il groupe ce qui est épars, il rapproche et relie ce qui est disjoint, il absorbe sans les détruire les détails dans un ensemble, bref il ne vivifie pas seulement, il simplifie par la largeur des masses et la vigueur des oppositions. Aussi est-il l'unique moyen par lequel ceux qui veulent embrasser de vastes étendues, puissent en réduire les parties et sauver à l'œil l'impression antipoétique de l'éparpillement. Ainsi M. Kuwasseg, dans sa Vue des Cordillères, tableau d'une ordonnance large et simple en même temps que d'une exécution très-attentive, a été con-duit à diviser celte grande composition en deux parties: au fond les montagnes immenses baignées dans une brume lumineuse, au premier plan des rochers, des lianes, des arbustes, des eaux, mille accidents heureusement rassemblés dans une ombre transparente. Mais, si elle est parfaitement légitime, la recherche de l'effet n'en a pas moins ses écueils : le premier est de mettre aux mains du peintre un artifice presque sûr qui lui permet de substituer la dextérité à l'observation directe et l'entraîne dans des répétitions sans fin ; le second, plus grave encore, est d'aboutir à une exécution trop sommaire, aune grossière généralisation, qui, par mépris du fini, du merveilleux achèvement que la nature déploie dans le détail comme dans le tout, arrive à supprimer presque entière-ment le dessin du paysage. Cette périlleuse tendance domine de plus en plus :

dans un groupe nombreux de peintres, doués d'ailleurs de qualités diverses, et où je compterai MM. Patin, Porcher, Blin, Oudinot, Daubigny, elle produit dès à présent des résultats regrettables. Chez ce dernier surtout, la nature prend par suite de ce procédé quelque chose de morne, de triste, de lourd, qui est fort éloigné de la vérité. Ses eaux ont la consistance de la graisse figée, ses feuillages l'épaisseur d'un matelas, au lieu que dans le chêne le plus chevelu, dans le marronnier le plus bourgeoisement étoffé, les feuilles flottantes, baignées d'air, séparées, nettement découpées, ont une légèreté qui est peut-être la grâce principale du paysage.

L'effet est la poésie des choses, et ceux de nuit ont l'avantage d'ou-vrir à l'imagination la carrière illimitée des rêves, mais ils présentent des difficultés particulières dont quelques peintres sont cependant sor-tis à leur honneur. Dans le Retour du garde de M. Busson, le ciel est sans lune et l'obscure clarté qui tombe des étoiles enveloppe les grands troncs dépouillés et frissonnants, le sol creusé de fondrières et détrempé par les premières pluies de novembre, la mare voisine, le puits, la chaumière, d'une lumière uniforme et grise; sur le seuil entr'ouvert et que remplit la lueur rouge d'une flambée de fagots, apparaît la femme (534) du garde; lui-même, courbé sous le poids d'un chevreuil et aussi fatigue que ses chiens qui le suivent, se hâte lentement vers le gîte. Le Souvenir de ta belle croix, de M. Georges Saal, n'offre pas même celte chaude lueur du feu pour égayer le tableau ; on n'y voit partout, à la place des couleurs variées de la vie, que la lutte du blanc et du noir, au ciel entre la lune et les nuages qu'elle laboure, sur terre entre les reflets argentés de l'astre et les feuilles de nénuphar qui dorment immobiles et brunes à la surface de l'eau stagnante, sur le tronc des arbres entre l'écorce luisante des hêtres et les masses confuses et noires des taillis le chat-huant médite sur une branche, l'écureuil descendu de ses abris aériens se glisse sans bruit parmi les herbes. L'exécution témoigne d'un pinceau consciencieux et riche en ressources. MM. Pasini et Berchère ont tenté, eux aussi, de dérober à la nuit le charme puissant de son mys-tère. Le Ralliement de la caravane, de M. Berchère, nous montre au pisd d'une colline ensevelie déjà dans l'obscurité les feux lointains de ceux qui sont arrivés; d'autres marchent encore dans le désert. Assis dans une posa à la fois hardie et poétique sur le dos d'un chameau qu'on voit de face campé avec la solidité d'une pyramide, un homme tout nu élève de son bras droit un flambeau pour servir de phare ; ses formes robus-tes et l'olive brillant de sa peau de Nubien tranchent avec autant de force qu'en plein jour sur le bleu obscur d'un ciel qu'éclairent ça et là quelques étoiles; le sol sablonneux semble avoir gardé comme une lueur du soleil déjà depuis longtemps disparu. Dans le tableau de M. Pasini c'est l'obscurité décroissante du malin qui couvre tout: deux ou trois étoiles s'attardent encore au ciel, mais déjà les pics les plus élevés dos montagnes perdues à l'horizon blanchissent peu à peu. Au milieu d'une contrée inégale et montueuse, qui est à ce qu'il paraît une solitude de la Perse, parmi les herbes rares et dures, un homme est couché sur le dos, le bras gauche étendu sur son bâton, le bras droit replié sur lu poitrine, comme pour défendre le sac aux dépê-ches; car cet homme est un courrier, il porte au pied droit une mèche allumée qui doit lui mesurer le sommeil jusqu'à l'heure fixée pour son départ; le sommeil est profond, l'altitude cello d'un homme qui dort quand il peut, c'est-à-dire profondément; le moment choisi par l'artiste est heureusement indiqué par la ton général du tableau. Renoncer aux ressources fournies par l'effet et à la

séduction presque irrésistible qu'il exerce, c'est s'engager en quelque sorte à la remplacer par l'exactitude et la fermeté de l'imitation. M. Courbet, qui tient l'imagination pour l'asile des faibles et répudie expressément la poésie comme un mensonge, a accepté l'engagement avec celte imper(535)turbable résolution qu'on lui connaît, et, somme toute, il y a fait honneur. Son tableau, qui n'est pas à l'abri de tout reproche, mérite cependant le rang à part que le suffrage du public paraît lui avoir assigné. M. Courbet a voulu faire un paysage sans ciel, sans horizon, sans perspective, sans rien de ce qui invite à la rêverie, un paysage-clos de toutes parts et où pourtant l'on n'étouffe pas. Une roche grise et marmoréenne (un minéralogiste l'appellerait de son vrai nom) ferme de tous côtés cette remise de chevreuils; d'un côté seulement un taillis épais y donne accès, et de l'autre sort par une étroite ouverture entre les roches un ruisseau qui traverse le paysage. De robustes troncs de hêtre s'élancent d'un jet hardi qu'on devine, quoiqu'on n'en voie que le bas; un chevreuil broute les feuilles tendres des branches inférieures, un autre se repose dans une altitude pleine d'élégance; plus loin, deux autres encore se rafraîchissent au ruisseau. Le passage creusé' entre les deux roches n'est pas suffisamment marqué, certaine tache sur la croupe d'un chevreuil, au lieu de la forme convexe, présente une concavité choquante, les fouilles sont médiocrement traitées ; mais d'ailleurs quel rendu! L'écorce des arbres, le grain de la roche, la mousse humide qui en revêt le pied, surtout la robe propre et lustrée des chevreuils, sont peints avec une justesse de ton et une vigueur parfaites; l'eau court transparente sur le sable fin, on l'entend se heur-ter en murmurant contre les cailloux qui bordent son lit, on respire la fraîcheur dans ce joli réduit et l'on y partage la sécurité de la famille qui s'y

abrite. M. Courbet arrive au charme à force de vérité. Le méme talent robuste se retrouve dans la Femme au perroquet, et la partie qui s'étend du cou aux hanches est modelée et peinte de main de maître. Mais les cheveux, la partie inférieure, le bras qui porte l'oiseau sont manqués; les accessoires sont peints dans un ton faux et passé qui' fait valoir celui des chairs, mais qui est en lui-même peu agréable.' Quant au sujet principal, n'allez pas croire, malgré l'élégance inaccoutumée des formes, que M. Courbet trahisse ses doctrines et qu'il ait visé à l'idéal voyez plutôt cette jupe affaissée et béante, elle vous dit d'une façon grossière peut-être, mais des plus claires, qu'on n'a pas voulu faire une femme nue; M. Courbet a voulu, par respect pour la vérité, faire une femme déshabillée.

Quelles que soient les qualités de main qu'on ne peut refuser à M. Courbet, il fera bien, je crois, d'aborder rarement la forme humaine. Comme il n'admet pas de hiérarchie dans la nature, il ne saurait s'offenser qu'on le réduise aux animaux, chez qui du moins la vérité se trouve plus aisément à la surface. Au surplus, ce n'est pas là un (536) domaine étroit où l'on puisse se plaindre d'être circonscrit; beaucoup d'artistes s'y meuvent à l'aise, et déploient au service de ces frères inférieurs de l'humanité autant de talent et une aussi profonde intelli-gence de la vie qu'il en faudrait pour traiter des sujets plus relevés. Je ne puis m'empêcher de penser qu'après tout la reproduction des types animaux est encore une étude détournée de l'humanité. Car si la tache de l'artiste, quand il peint des hommes, consiste en partie à dégager de ses enveloppes factices le caractère primitif et vrai, il lui est au rebours à peu près impossible de reproduire les animaux sans mettre au jour en eux quelque chose des qualités et des senti-ments qui sont notre apanage. A ce point de vue, la plupart des espèces domestiques ont

aujourd'hui leurs interprètes en titre, par exemple, pour ne citer que les plus heureux de ces interprètes au Salon de cette année, les moulons dans M. Schenk, les chevaux dans MM. IIéreau et Veyrassat, les vaches dans MM. de la Rochenoire et Auguste Bonheur, les grands bœufs demi-sauvages dans MM. Jules Didier et Von Thoren, On ne craint plus de donner à ces sujets, au moins par les proportions matérielles, l'importance accordée naguère aux seuls tableaux d'histoire. Le Dormoir de M. Auguste Bonheur est un tableau de dimensions selon moi exces-sives; la soleil pleuvant à travers, la feuillée des grands chênes sur le sol moussu et sur le dos des vaches qui se pressent avidement au bord de la mare ou se couchent accablées et languissantes sous la chaleur de midi, est un effet auquel il est difficile de s'accoutumer, quoique ce papillotage même ne manque pas de vérité. M. Jules Didier manifeste un sentiment remarquable de la sévérité triste de certains aspects de la nature italienne et de la grandeur en quelque sorte héroïque des bœufs qui la peuplent. Ceux qu'il nous montre aux Bords du lac de Trasimène sont beaux de pelage et d'expression, mais dans son Labourage sur les ruines d'Ostie, qui présente une suite d'attelages de quatre bœufs de front déchirant d'un soc pénible, sur lequel le conducteur est monté debout comme sur un quadrige antique, la terre caillouteuse d'une pente aride et nue, il n'est pas parvenu à éviter complètement l'écueil de l'aspect trop uniforme de toutes ces croupes anguleuses. Cette année, comme l'année dernière. M. Otto Von Thoren excelle, dans son Troupeau de bœufs en Hongrie, à, rendre le tumulte des grands troupeaux blancs, aux cornes étincelantes comme des fers de lances, fuyant effarés sous le fouet des gardiens à cheval. Les Brigands hongrois poursuivis par des pandours; ce tableau du même peintre, également dis-tingué par la justesse des mouvements, offre une dispersion fâcheuse qui (537) en diminue l'effet : le matin commence à poindre, au loin une ferme isolée est en flammes et accuse le méfait des brigands; ceux-ci sont à cheval et fuient en faisant le coup de pistolet contre l'ennemi ; un peintre d'autrefois, moins esclave que nous ne le sommes aujourd'hui de l'exactitude littérale, eût mis hardiment brigands et soldats aux prises, il eût cabré les chevaux, enchevêtré les membres, fait un groupe où la fantaisie et les exigences de l'œil eussent peut-être trouvé une satisfaction plus complète.

Je n'ai pas entendu faire tort à M. Courbet en le renvoyant tout à l'heure aux animaux comme à son vrai domaine; je croirais faire à M. Gérome un honneur immérité en lui assignant le même objet, qui exige avant tout la franchise de main et la sincérité de l'imitation. Non, qu'il reste jusqu'au bout dans le monde de cristal et d'ivoire où l'engouement du public l'a trop longtemps suivi; bientôt il y restera seul. Ses tableaux trouvent encore, dit-on, chalands à haut prix parmi les amateurs; les noms de ces intrépides acquéreurs me feraient voir vo-lontiers dans leur choix quelque excentricité britannique. Mais le public s'étonne déjà d'avoir admiré à si bon marché. Aussi ne parlerais-je pas de ce peintre, si je n'avais à annoncer la décrépitude visible d'un talent qui eut une enfance, mais n'eut jamais de maturité. La Ctéopatre de cette année est au-dessous de l'examen. Avec une confiance des plus éton-nantes, M. Gérome a toujours été droit aux sujets qui promettaient quelque miracle de beauté: la séduction de Phryné sur l'Aréopage, celle de l’Aimée sur un corps de garde, aujourd'hui la conquête des con-quérants du monde par l'Égyptienne Cléopatre. Mais le peintre a eu beau cette fois prendre son blaireau le plus fin, mettre en œuvre son érudition la plus rare, appeler derechef à son aide l'enchantement toujours efficace des nudités féminines, il ne séduira personne : les

formes sont osseuses, incorrectes et vides, les attitudes gauches, les expressions ridicules; il n'est pas jusqu'aux mérites élémentaires du peintre, jusqu'à cet art de la perspective dont il faisait si volontiers étalage, qui ne lui aient fait défaut. Il est atteint et convaincu d'avoir fait dans sa Cléopatre la plus laide, la plus infirme et la plus sotte figure, dans les Romains attablés et dans César les plus grotesques personnages de toute sa galerie. M. Gérome a le double talent de mettre la laideur dans l'élégance et le joli dans l'horreur.

Où prend donc son pinceau toutes, ces gentillesses?

Le monceau de têtes coupées, qui est le sujet de son second tableau, est exécuté avec tout autant d'amour, de délicatesse, de sang-froid (538) minutieux que la fille des Ptolémées. On ne met pas plus de soin que ne l'a fait l'artiste à changer la mort en joujou, à parer le charnier de toutes les élégances du boudoir, à donner aux bourreaux la tenue propre et correcte de valets de bonne maison. Il n'a réussi qu'à nous faire ressentir dans le même tableau le double dégoût d'un abattoir parfumé de benjoin.

Une seule qualité virile suffit à préserver l'artiste de ces lamentables catastrophes, dont au contraire toutes les adresses d'un talent efféminé ne parviennent pas à le sauver. Aussi pouvons-nous être, à cet égard, assez rassurés sur la destinée de M. Gustave Moreau qu'anime certai-nement une ambition élevée. Nous estimons cependant, après la nou-velle expérience de l’Orphée et du Diomède dévoré par ses chevaux, qu'il est grand temps pour lui, s'il ne veut s'égarer dangereusement, de sortir des voies sans issue de l'archaïsme; voilà bien assez d'aventures courues dans les régions désertes d'un monde chimérique; les morts sont morts, et il faut que M. Moreau se rapproche enfin du réel, s'il veut atteindre au vrai. Il est assurément fort bon de consulter les grands maîtres primitifs, mais non pas pour s'en tenir à tout jamais à leurs oracles. Les montagnes de l’Orphée, ces roches taillées en arches et sur lesquelles des bergers jouent de la flûte, nous nous souvenons de les avoir vue plus d'une fois dans quelques peintres du xvie siècle, mais on ne les trouverait à coup sûr pas en Thrace, ni autre part. La jeune fille qui a recueilli la tête du chantre divin et la tient sur sa lyre, offre le même type convenu, le même dessin maigre, le même coloris bizarre et faux, dont on a pu passer une fois le caprice au peintre en faveur de quelques mérites distingués, mais qui lui seraient funestes et deviendraient inadmissibles, dès qu'ils se changeraient en manière. Nous sortons un peu de l'arbitraire, mais sans rentrer entièrement dans la vérité, avec le Diomède, L'édifice à colonnes, surmonté d'une tourelle carrée, qui fait le fond du tableau, les murailles hautes et sombres qui forment de toutes parts

l'enceinte où le héros nourrissait ses chevaux de chair humaine et ou se voient encore des restes épars de cadavres, sont d'un excellent caractère et rendus de main d'ouvrier. Mais l'Hercule qui, assis sur le haut de la muraille, assiste au sup-plice du héros, n'a rien de particulièrement herculéen ni qui indique en lui le juste vengeur de la férocité de Diomède. Le groupe formé par celui-ci et les chevaux qui le dévorent n'est pas exempt de con-fusion; l'attitude de la victime est malheureuse et la fureur dont les chevaux sont animés ne peut faire accepter des formes plus sculp-turales qu'exactes et un entrelacement de membres inexplicable; (539) ajoutez que la cassure des draperies raides comme du bois, la dureté d'un modelé où il y a plus de sécheresse que de force, des tons où les valeurs relatives ne sont pas toujours exactement observées sont loin d'atténuer l'impression de faux qu'on ne peut s'empêcher de ressentir en face de ces

toiles, d'ailleurs étudiées et consciencieuses.

M. G. Moreau ne veut pas, et il a raison, que l'imagination et la pen-sée fassent plein divorce avec la peinture ; mais il n'est pas besoin, pour les associer, de courir comme il fait aux rives de l'Hèbre, d'épuiser la légende de la Grèce héroïque, de se livrer aux jeux obscurs d'un symbo-lisme énigmatique et de se mettre à l'école de quelque vieux maître de la Renaissance. La poésie n'est pas plus le propre d'un système ou d'une époque que de toute autre; elle est en tout sujet, pourvu qu'elle réside d'abord chez l'artiste, et il n'est pas d'âme qui n'en recèle plus ou moins. Quelquefois elle en sort dès la jeunesse en une seule explo-sion qui n'est suivie d'aucune autre; plus rarement elle éclate à la fin de la vie, quand on ne l'attendait plus. C'est ce qui est arrivé à M. Louis Bellangé. Pendant plus de quarante ans, ce vaillant artiste, issu d'une génération belliqueuse, a cherché dans nos annales militaires l'inspi-ration qui s'est trop souvent dérobée; il n'était guère parvenu à s'élever au-dessus des grognards de convention. Tout d'un coup, à la fin de sa carrière, comme couronnement d'une œuvre laborieuse et vaste, il trouve dans La Garde meurt ce qu'il a longtemps et vainement cherché, un succès franc, dont la mort lui a envié la jouissance. L'émotion des pre-mières années s'est réveillée en lui et a fait soudain palpiter son pin-ceau d'une vie inattendue. Rien, nul trait local, nulle manœuvre connue n'indique précisément que ce soit de Waterloo qu'il s'agit, rien, si ce n'est le délire d'un héroïsme qui n'a pu se produire qu'une fois. Le ciel, où des nuages orageux se mêlent aux nuages de fumée, s'assombrit peu à peu et annonce les dernières heures d'une journée funèbre. Le fracas de la bataille qu'on ne voit pas, car la composition est éminemment simple, mais qu'on entend, va bientôt s'éteindre. Encore quelques coups de fusil, quelques boulets, et la vieille garde ne sera plus. Au-dessus d'un tas de morts et de mourants, parmi lesquels des habits rouges témoignent que la suprême hécatombe a coûté cher à l'ennemi, se dressent quelques grenadiers séparés par de vastes brèches, comme les derniers créneaux d'une forteresse écroulée. L'ennemi est absent, mois on le voit, vainqueur et doutant encore de la victoire, dans les regards, dans les gestes de défi que lui adressent les combattants; on les entend, quoique silencieux et loin de l'adversaire, dialoguer avec lui comme les guerriers d'Homère; les agonisants serrent encore leurs (540) fusils, et on lit clairement sur le front des morts le suprême, l'iro-nique adieu qu'ils ont jeté en même temps à la victoire et à la vie; il n'y a plus de chef ni d'empereur; c'est pour eux seuls et pour leur honneur qu'ils luttent encore, comme c'est pour leur honneur qu'ils vont' mourir. La conception est large et pathétique, l'exécution est d'une touche heurtée qui convient au caractère rude de ces hommes altérés de bataille et de mort.

Le saut est brusque de ce tableau à la petite toile si tranquille mais si charmante que M. Bonnat intitule Pcnf>ans napolitains devant le palais Farnèse à Rome. On peut du moins les rapprocher comme les deux perles du Salon. Depuis le temps où Léopold Robert révéla tout à coup la beauté solennelle et la majesté mélancolique de ces rustiques descen-dants de la race italiote, on l'a rarement représentée d'une façon plus heureuse. Près du portail d'un palais à façade austère, sur un banc de pierre grise, des hommes et des femmes attendent dans des poses diverses. Depuis combien de temps et dans quel espoir? Vous pouvez le deviner à la fatigue que trahit leur attitude, à leur air silencieux et résigné. Ils composent deux groupes distincts quoique unis: ici une jeune fille et un jeune homme debout, à leurs pieds un enfant, près d'eux une vieille femme assoupie, puis plus

loin, séparées de ce pre-mier groupe par un homme étendu tout de son long sur le banc de pierre, trois femmes accroupies ou assises. Rien de plus simple, mais rien de plus parlant; c'est de l'arrangement le plus habile, d'une pâte ferme, d'un dessin exquis sans être léché, d'un entente parfaite de l'harmonie générale: il faudra peu de tableaux de ce mérite pour placer l'auteur au premier rang. La grande toile où il représente saint Vincent de Paul prenant la place d'un galérien, quoique moins à mon goût, montre que M. Bonnat peut aborder de vastes tâches. Le sujet est clairement écrit; l'ordonnance correcte s'embrasse facilement d'un coup d'œil; le saint debout, en costume de prêtre, livrant son pied à deux hommes demi-nus qui lui rivent le boulet, le prisonnier délivré se jetant avec une expression d'humble reconnaissance dans les bras de son libérateur, plus loin le porte-clefs et une sorte d'officier avec un chapeau à plumes, enfin par la fenêtre grillée d'un cachot deux têtes de prisonniers regardant d'un air profondément surpris, et au fond à droite un escalier de prison qu'un homme monte avec un fardeau, voilà tout le tableau. Il y a quelque chose d'un peu mou dans le torse des personnages, galériens sans doute, qui sont en train de ferrer le saint; de plus l'expression de bonhomie, peinte sur le visage de celui-ci et d'ailleurs très-bien rendue, est mêlée de trop de gaieté, la dignité de (541) son costume de prêtre qu'il a gardé jure trop avec le traitement qu'il subit, l'attitude du geôlier et de l'officier marque trop de respect pour qu'on croie à une substitution bien sérieuse.

Il faut signaler encore deux ouvrages considérables et pathétiques qui se partagent inégalement l'attention du public, l'Assassiné de M. Carolus Duran, et Varsovie le 8 avril 1861, de M. Tony Robert-Fleury. M. C. Duran, dont je ne me souviens pas d'avoir rien vu jusqu'ici, ne peut être tout à fait un jeune homme, à en juger par l'indication qui nous apprend qu'il est élève de Souchon ; il est d'ailleurs naturel de croire qu'il a parcouru plus d'un degré avant d'atteindre aux qualités' distinguées qu'on reconnaît dans son tableau. Le moment choisi par le peintre est la première explosion de la surprise et du désespoir. Au milieu d'une réunion joyeuse de parents et, d'amis, des pénitents enve-loppés de la tête aux pieds dans leurs cagoules noires viennent d'apporter, sur une civière funèbrement éclairée d'une lanterne et avec tout l'appareil de mort cher aux populations méridionales, l'homme qui a été frappé. Le drap noir qui couvre la victime est soulevé, l'homme est reconnu; une femme, celle du mort peut-être, a laissé choir à terre un tambour de basque qu'elle tenait et tombe à la renverse entre deux enfants effarés; une autre s'est précipitée sur le mort qu'elle tient embrassé. Tout autour de la civière, des hommes, des femmes, des enfants se pressent avec l'expression de la surprise, de la curiosité, de la douleur; derrière, un homme qu'une femme s'efforce de retenir veut fendre la foule; à droite l'escalier extérieur d'une maison, et sur l'escalier un homme qui se penche, une vieille femme qui descend; au fond une campagne solitaire, et un chemin creux tout à fait propre à l'accomplissement d'une vendetta. Quelque chose d'un peu dur dans ,es contours et de cru dans le coloris nuit à l'effet du tableau ; mais des parties bien traitées, comme la femme qui lient le mort embrassé, une expression énergique quoique parfois trop théâtrale, de l'habilité dans l'arrangement d'un personnel très-nombreux, méritent de sérieux éloges.

J'ai frissonné comme tout le monde devant la scène atroce que M. Tony Robert-Fleury a entrepris de stigmatiser; l'indignation, que ce lâche et inutile massacre d'une population désarmée suscita dans tous les cœurs il y a

quelques années, y bouillonne de nouveau à la vue des détails recueillis ou imaginés par l'artiste. Des soldats, rangés dans l'ombre au pied d'un vaste édifice, viennent de tirer sur la foule age-nouillée qui remplit une place un peu étroite; des hommes, des femmes ont été atteints; on en voit qui sont morts, d'autres qui ex(542)pirent, d'autres qui chancellent. Les types ont le caractère local, l'expression dominante est celle d'un morne désespoir, auquel se mêlent la résignation et la terreur, la malédiction et la piété. Les affres de la mort ont imprimé sur les visages de ceux qui vivent comme de ceux qui sont frappés leur pâleur cadavéreuse. Il n'est pas étonnant que dans une scène si compliquée et dont l'imagination a peine à se figu-rer l'horreur, l'exécution soit inégale. Les soldats sont bien petits pour la distance qui paraît les séparer de la foule. Et puis, où est le vrai centre de la composition? Sont-ce les deux moines qui bran-dissent la croix devant l'ennemi comme un glaive ou comme un bou-clier, et dont l'un frappé à la poitrine est près de défaillir? Est-ce le père qui reçoit dans ses bras son fils en proie aux convulsions de l'agonie? Est-ce la jeune fille dont une balle vient de traverser la poitrine nue et qui s'affaisse lentement? ou bien encore le jeune homme en costume national, étendu sur le dos, couvrant de son cadavre la bannière ren-versée et tournant vers nous son œil vitreux? Chacun de ces épisodes aurait par son importance un titre égal à servir de pivot à la compo-sition. J'ajoute encore que l'immobilité générale de cette foule m'étonne et que l'effarement des âmes sous les coups de la fusillade et sous l'imminence de la mort se décèle par des manifestations plus violentes et plus diverses.

Mais peut-on parler d'art ici, et le sujet ne prime-t-il pas tout? Je trouve bon que l'art dénonce à jamais à la haine publique ces sangui-naires folies du despotisme, je me sens, à l'aspect de cette flétrissure infligée aux auteurs d'un tel forfait, la conscience plus satisfaite. Mais c'est là, je le reconnais, un sentiment étranger à l'art, et je doute qu'il soit légitime de saisir l'esprit tout d'abord d'une pensée incompatible avec la sérénité sans laquelle il ne peut jouir du beau. C'est chose par-ticulièrement dangereuse, en un temps où l'éducation esthétique est si rare, d'émouvoir en nous des souvenirs, dos colères, des partialités, des haines, qui achèvent, refont, commentent à notre insu l'oeuvre d'art, et qui ont pour effet assuré de rendre le spectateur moins exigeant et de permettre à l'artiste d'être moins scrupuleux. De telles préoccupations, trop caressées depuis longtemps, engendrent une subordination de la forme au fond, qui devient bientôt fatale; cette subordination durera jusqu'au jour (si ce jour arrive jamais) où, revenus des premiers excès de la curiosité historique, du goût des choses singulières, de la dispersion qui entraîne chacun à la recherche des sentiers non frayés, artistes et public, ramenés à une certaine communauté de pensées, auront spontanément adopté un petit nombre de thèmes assez riches pour (543)contenir avec les sentiments propres à la vie moderne les données éternelles de la vie humaine, et tout ensemble assez rapprochés et assez voisins de nous pour intéresser notre esprit sans lui inspirer une curiosité vulgaire ou sans l'obscurcir par les sentiments d'une partialité passionnée. Si ce retour a jamais lieu, on peut affirmer qu'il nous ramènera, non pas à la mythologie ni à la tradition religieuse, mais à quelque époque d'une importance décisive pour l'humanité actuelle et qu'il serait aisé de deviner.

Je n'entends pas du reste soutenir que le sujet soit indifférent ; interdire l'expression à la peinture, exclure de celle-ci le pathétique, l'émotion, la pensée, la réduire au stérile déploiement des qualités du virtuose: autre excès

qui n'est pas rare non plus parmi nos artistes et qui nous coûte bien du talent dépensé chaque année en pure perte. Une moitié de bœuf pendue au plafond d'une boucherie de campagne, un homme en train de la tailler dans l'obscurité de la boutique, une femme qui l'ait des comptes, à la porte le soufflet de l'écorcheur et la peau de l'animal pliée en paquet; un tel sujet ne dit rien au public, et la plupart passent indifférents devant le tableau de M. Sinet que je viens de décrire, tandis que l'artiste et le dilettante sont ravis de cette entente du clair-obscur devenue à cette heure presque introuvable: elle leur remet en mémoire un autre chef-d'œuvre, la Boucherie de Rembrandt, que M. Sinet s'est visiblement proposée pour modèle. Cet abus du dilettantisme est fâcheux, mais il ne l'est pas plus que la curiosité qui entraîne nos anecdotiers français dans les petits coins de l'histoire universelle, pas plus que l'esprit quand même des humoristes de Dusseldorf, pas plus que les illustrations de mœurs provinciales dont nos tou-ristes rapportent leurs albums tout encombrés. Cela soit dit au surplus sans faire tort aux qualités qu'on peut noter chez ceux qui labourent ces champs inépuisables, par exemple dans le Charles-Quint après son abdication, de M. Comte; dans la Visite après l'ensevelissement, de M. Vautier; dans la Ménagerie, de M. Meyerheim. Il est permis, certes, de prendre plaisir à ces aimables fantaisies ; mais ce n'est pas dans cette voie que se feront jamais les découvertes rénovatrices.

Condamné de toute nécessité à être injuste par omission, je veux cependant signaler encore quelques tableaux auxquels le public s'est intéressé, tels qu'un Fou sous Henri III, de M. Roybet: c'est un personnage tout de rouge habillé et réchampi de noir, qui se détache vigoureusement sur la verdure d'un bois ; il tient d'une main sa marotte et une chaîne de fer à laquelle sont attachés deux dogues fort beaux et soli-dement peints, et de l'autre s'appuie sur sa cuisse en riant d'un air (544)

étrange et narquois; pourquoi ce rire et que fait l'homme en un tel cos-tume dans un bois avec ses chiens? Questions indiscrètes, qu'il ne faut pas adresser à un fou. L’Exécution, peinte sur un panneau de marbre blanc par M. Lambron, en suggérerait de pareilles et de tout aussi inso-lubles: la victime gît décapitée sur les dalles multicolores, c'est un perroquet; l'exécuteur est un Crispin en grand costume, guêtres, man-teau et justaucorps noirs, ceinture de buffle, collet blanc tuyauté: tout rayonnant de son exploit, il essuie délicatement à son mouchoir l'épée ensanglantée. M. Lambron aime les oppositions franches, comme celle du noir sur le blanc, et il se plaît aux facéties funèbres ; on ne saurait mieux égayer la mort; après tout on peut sourire de celle d'un per-roquet. Nous sommes accoutumés à trouver chez M. Luminais de vrais Bretons de la Bretagne bretonnante, bien étudiés, pris sur le vif; ses Pilleurs de mer de col te année se distinguent par une singulière énergie. L'homme, la femme et les deux fils, toute une famille de bandits, se sont avancés sur des rocs humides et glissants jusque dans la mer houleuse, qui est leur complice, et qui doit leur apporter les épaves de l'embar-cation amenée par une lumière perfide sur les écueils. L'attente, la réso-lution, la convoitise, sont dans l'attitude et sur les traits de ces forbans rustiques; la femme surtout, accroupie un croc à la main, respire une avidité farouche qui confine à la férocité des instincts sauvages. Enfin un artiste étranger, qui depuis plusieurs années prend dans nos expositions une place toujours grandissante, M. Israels, a deux tableaux également charmants quoique de caractère opposé; le premier res-pire la tristesse précoce d'une enfance comprimée par la pauvreté, par l'obéissance, par la

règle austère d'un établissement charitable; dans une chambre sobrement éclairée, d'une propreté hollandaise, où s'exhale de partout le sérieux de la vie protestante, trois petites filles unifor-mément vêtues cousent en silence; rien de plus, mois il suffit d'en rapprocher l'Ouvroir d'Écouen, de M. E. Frère, sujet fort analogue, pour distinguer une chose commune d'un ouvrage original. Le second tableau de M. Israels, dans une gamme plus claire, a toute la gaieté du grand soleil, du plein air, de la vie libre, des amusements de la première enfance; la mer qui se retire au fond a laissé une flaque où un petit garçon et une petite fille, enfants de quelque pauvre pécheur, jouent avec un bateau ; c'est d'une grâce naïve, d'une vérité, d'une délicatesse de faire tout a fait charmantes.

Le portrait devrait nous arrêter plus longtemps ; s'il n'est pas l'appli-cation la plus haute du talent, il en suppose toutefois dans sa perfec-tion les dons les plus élevés, et il donne avec exactitude le niveau de la

(545) peinture dans tous les genres. Mais quoi! pas un talent nouveau ne s'est révélé dans celui-ci. Je ne puis que mentionner les noms connus de Mme Henriette Brown, de M. Jalabert, de M. Hébert, de M. Lehmann. La Jeune fille de Mme Brown est une composition simple, vivante ; le sang circule sous la peau transparente et l'âme est dans les yeux. Des deux portraits de M. Jalabert, qui sont chacun dans une clef différente, l'un brille surtout par l'arrangement et le rendu des étoffes, du velours, des rubans, de la guipure, sans que pourtant la figure soit sacrifiée; l'autre, d'une note blonde, est exquis d'expression rêveuse: d'un corsage gris et noir, échancré à l'antique, se dégage un cou fin, doucement incliné, sur lequel porte une tête ravissante; la bouche sourit imperceptiblement, le regard nageant au loin s'illumine aux reflets d'une pensée qu'on croit deviner. Le pinceau de M. Hébert a une morbidesse dont on a pu en plus d'un cas lui reprocher l'excès, mais qui sied à la transparence de la complexion enfantine; sa tête de petite fille, qu'une chevelure abondante grossit et fait valoir aux dépens d'un buste frêle et vaguement indiqué, est d'un sentiment profond et vrai; un second portrait du même peintre est celui d'un jeune garçon dont l'âge reste indécis, car si les formes, le ton des chairs, le costume sont d'un bambin que plusieurs années séparent encore de l'adolescence, la tenue, le décorum, la lèvre boudeuse et presque méprisante sont d'un jeune fat, qui sait déjà représenter. Le costume, veste grise, pan-talons de velours bouffants, bas rouges qui se reflètent dans le vernis des souliers, est élégant; mais les cheveux blonds d'une coupe carrée et symétrique, le col immobile, les jambes rapprochées, le bras tombant qui tient un stick, accusent un parti pris de raideur et de gracilité. Le peintre avisé au style, qualité que l'artiste ne trouve qu'en lui-même, qualité rare toujours, rare surtout dans les portraits qu'elle seule immor-talise : je crains qu'en la poursuivant M. Hébert n'ait cette fois rencontré que la manière. Parmi les portraits d'hommes, à peine en trouverait-on quelques-uns où il y eût d'autres mérites à relever qu'une ambition d'exactitude un peu commune. Heureusement que nous avons pour dédommagement de cette disette le portrait de M. Sylvain Dumon, par M. H. Lehmann ; je ne sais pas si jamais le laborieux et fécond artiste a mieux fait, si son pinceau attentif et scru-puleux a jamais reproduit avec plus de bonheur les traces compliquées de la vie, dessiné d'un trait plus fin et plus juste une figure qui demandait précisément la finesse et la précision, mieux rencontré enfin l'expression combinée de l'intelligence et de la simplicité bour-geoises.

(546) Il faut bien, puisqu'on nous y convie, jeter un coup

d'œil sur l'exposi-tion de tableaux anciens empruntés à des galeries particulières, qu'on a eu l'heureuse idée d'établir cette année à la porte du Salon. « La comparai-son immédiate des œuvres contemporaines avec les œuvres des maîtres consacrés, doit avoir une heureuse influence sur les peintres en même temps qu'elle doit éclairer et fortifier le goût public.» Ainsi parle le livret. Acceptons-en l'augure et souhaitons qu'à Paris, comme depuis longtemps en Angleterre et en Belgique, les fortunés propriétaires de chefs-d'œuvre nous mettent de temps en temps à môme de les admirer avec eux et ne nous envient pas un plaisir qui grandit, loin de dimi-nuer, en se partageant. Je les ai retrouvés en partie ces noms qui hantent nos mémoires sans fatiguer notre admiration. Dieu me garde de vouloir humilier ceux d'aujourd'hui par cette nomenclature cruelle, les écraser sous le poids de gloires qui sont la couronne lentement formée de plu-sieurs siècles et de plusieurs nations! Je me demandais en revoyant quelques-unes de leurs œuvres si notre admiration n'était pas l'effet d'un prestige, et j'étais forcé de m'avouer qu'elles ne donnaient que trop raison à nos regrets. Les maîtres primitifs qui figurent ici, les Van Eyck, les Memling, les Fra Angelico, les Mantegna me prouvaient par leurs maladresses mêmes que le savoir-faire n'est pas l'art; toutes ces variétés de beautés contraires, d'interprétations opposées et pourtant également vraies, me montraient que, si la vérité est dans la nature, elle réside d'abord dans le génie qui la traduit, et que l'élévation, la conviction sont la grande source de tout.

Cette exposition offre de beaux spécimens dos maîtres italiens: un beau Tintoret, un admirable Andréa Solario, un Luini, un Giorgione, un Titien; elle renferme des œuvres célèbres de Vélasquez, et une esquisse d'autant "plus curieuse pour le visiteur parisien qu'elle lui montre cet artiste sous une face qu'on ne peut guère connaître hors de l'Espagne. Mais la grande place appartient cette fois à cette école hollandaise et flamande (je les réunis malgré la nuance qui les sépare), dont la durée, le développement, les qualités, la richesse seront un des étonnements de l'histoire. Elle a excellé en tout, et d'abord dans la figure humaine depuis son origine, depuis Memling, dont il y a ici un tableau capital, jusqu'à Rembrandt, à Rubens, à Van Dyck, à Terburg: tous sont représentés ici, mais le dernier y figure d'une manière qui le grandira beaucoup dans l'opinion et par des tableaux dont le mérite est aussi grand que la célébrité. Et les intérieurs, et les fleurs, et les marines, et les paysages! De Heem et Van Huysum, Van der Mer et Backuysen, Ruysdael et Hobbema, vous pouvez les juger encore une (541) fois dans plusieurs de leurs plus belles œuvres; et, fussiez-vous le plus infatué des ouvrages contemporains, il faudra vous incliner devant tant de vérité et tant de poésie. Cette école est, je le crois, celle que nos artistes modernes peuvent étudier avec le plus de fruit: les autres pour nous sont mortes, celle-là vit, elle nous touche par d'inexpli-cables analogies.

La peinture française, depuis Clouet et ses curieux portraits jus-qu'aux maîtres qui sont morts hier, nous apparaît ici sous les aspects principaux de sa longue carrière; elle se soutient assez bien à côté des autres et n'a pas de quoi être trop humiliée. Le xviii siècle brille par le nombre: Pater, Lancret, Drouais, Boucher, Greuze et Fragonard ont dans cette exposition plusieurs de leurs tableaux les plus réputés. La nature chez ces peintres, physique ou humaine, est bien faussée, et la philosophaillerie de Greuze n'est pas bien vraie; ils ont le charme néan-moins, ils ont l'agrément d'une corruption élégante et jusqu'à un certain point naïve. N'importe, félicitons-nous que les maîtres de notre siècle

aient tenté autre chose, et saluons dans David, qui a ici un admirable portrait de femme, un de ces puissants systématiques auxquels com-mencent, dans l'art comme dans la pensée, les fécondes époques. Gros, Géricault, Prud'hon, ceux que nous possédions encore hier et que nous ne ménagions pas toujours, Delacroix, Decamps, Troyon, nous les voyons, à travers celles de leurs œuvres qui nous sont offertes, déjà entrés dans la gloire. Ne nous décourageons pas: on eût bien pu dire, vers l'an 1780, que la peinture française était fort malade, apprêter pour le lendemain ses funérailles; et voilà qu'elle rajeunit tout d'un coup (en passant, il est vrai, au feu d'une révolution sociale). Ah! la création ne s'épuise pas facilement, et l'esprit humain est un habile ouvrier!

Il a ses jours de défaillance, et il faut bien croire que nous sommes dans une de ces crises passagères. Il faut le croire, dis-je, en parcourant, comme nous y sommes forcés, la nécropole des statues. On ne peut pas se dissimuler que la sculpture n'a plus chez nous qu'une existence de convention, qu'après des jours de grand éclat, surtout en France, elle ne tient plus par aucune racine véritable à la vie actuelle. Grâces soient rendues pourtant à ceux qui ont le courage de la cultiver. Telle qu'elle est, elle est salutaire, elle force l'esprit à s'élever; la matière qu'elle met eh œuvre, pesante et réfractaire, répugne plus que le pinceau à la laideur et à la vulgarité. Tout peut se sculpter, mais tout n'est pas de la sculpture, témoin le Valet de chiens, de M. Jacquemart, (548)

et ses deux mâtins; entre cette réalité prosaïque et l'abstraction usée d'un classicisme rétrospectif, comme celle qui caractérise la Charité fraternelle, du baron de Conny, la sculpture doit chercher sa voie, maintenant perdue et peut-être pour longtemps. A l'heure qu'il est, elle n'a plus qu'un rôle ornemental et officiel: elle contribue à décorer nos édifices et nos maisons, sans savoir ni vouloir, ou par excès d'orgueil on par ignorance, se subordonner à l'effet général; puis, elle s'emploie à fabriquer des idoles pour les mairies, les places publiques et les églises. Voilà sa double raison d'être, et, à défaut du goût public qui l'en-courage peu, cela suffit non pas à l'inspirer, mais à l'empêcher de chômer. Les munificences nationales ou municipales vont déterrer chaque jour, dans les communes les plus oubliées, quelque gloire civile ou militaire à placer sur un piédestal. Aujourd'hui, nous avons non-seulement Descartes, Rotrou, Pierre Puget, mais Colin d'Harleville, mais le jurisconsulte Proudhon, et toute une armée de bustes officiels. Ajoutez à cela les thèmes ordinaires qui servent à la repro-duction du nu, les Mercure auxquels les saint Sébastien font con-currence, les Andromède, les Angélique livrées aux monstres, les Psyché, les bacchantes, et les Judith, les Madeleine qui leur disputent le terrain. La Madeleine repentante, de M. Etex, affaissée sous le poids de sa douleur, est bizarrement enveloppée, comme d'une toison, de sa chevelure ondulée qui lui couvre dos, bras et cuisses; ainsi vêtue, elle peut aller partout, même à l'église; la Madeleine au désert, de M. Chatrousse, moins chevelue, est enveloppée d'une draperie; éga-lement à, genoux, les yeux en haut, elle serre sur son cœur, dans un élan de ferveur, une petite croix; la charité chez elle l'emporte évidemment sur le remords; mais M. Renan la trouverait-il assez amoureuse? En fait de portraits, l'abondance est grande; cependant il y a peu de chose à en dire, attendu que la ressemblance, dont nous ne sommes pas juges, paraît avoir été, dans la plupart, l'unique préoccupation de l'artiste. M. Gumery a, dans un buste d'un modelé soigné, mais sec, le mérite d'avoir suffisamment saisi celle de M. Ampère; mais il n'a vu qu'un

seul trait dans cette physionomie mobile et spirituelle, le sérieux, dont M. Ampère était fort capable, mais qui n'était pas son caractère dominant; M. Gumery a pensé peut-être que ce trait-là seul était de mise à l'Académie, auquel le buste est destiné. M. Au-guste Poitevin a visé a l'idéal dans le grand médaillon qui représente le buste du comédien Rouviére en Hamlet ; cette figure émaciée, aux méplats profonds, aux linéaments tourmentés, aux arêtes saillantes,

(549) répond assez bien à l'Hamlet traditionnel du romantisme, sinon au véritable Hamlet, à celui de Shakspeare, et il eût produit peut-être un grand effet il y a trente ans. Par malheur, nous ne croyons plus à ces choses-là, pas plus que nous ne croyons à la paternité de M. En-fantin. Dans le buste colossal en bronze sculpté que M. Aimé Millet lui a consacré, les gens bien informés prétendent ne pas reconnaître l'homme. Qu'importe, si nous y étions frappés delà majesté que l'artiste a voulu y mettre? Mais le front immobile, les joues qui ont la plénitude toujours jeune de Jéhovah, la chevelure abondante qui encadre le crâne pour en rehausser l'autorité, le manteau jeté en plis apprêtés sur les deux épaules ne parviendraient pas à nous émouvoir, si nous ne lisions sur la tunique à demi sacerdotale le mot sacré de PÈRE.

Signalerai-je dans tout le reste quelques ouvrages assez réussis? Le Pêcheur d'écrcvisses, statue nue en plâtre, par M. Max Claudet, est bien posé, quoique les deux bras étendus forment une ligne roide, et que le corps soit d'une maigreur dont les sculpteurs abusent. Et puis, que deviendront les délicatesses de ce modelé, quand il faudra travailler le marbre? L'éloge d'une statue de plâtre ne peut être qu'un jugement en première instance. L’Aristée en marbre, de M. Caillé, peut être jugé définitivement ; il serre du bras gauche sa ruche vide, et dans sa main droite, appuyée sur le genou, il montre une abeille morte. Le tout forme un ensemble massif, ou manquent le jour, la légèreté des lignes; mais l'expression est juste, Aristée pleure bien, on entend ses lamen-tations :

Mater Cyrene! mater! qae gurgitis hujus .

Ima tenes....

Je noterai encore la statue en bronze de Viala, le jeune héros répu-blicain, par M. Allier. Il vient de couper le câble et tombe à la ren-verse, mortellement blessé. Du bras gauche, il se tient encore à l'an-neau du poteau où le câble était attaché, et du bras droit il s'appuie sur sa hache. La position oblique du corps rend bien le mouvement de chute, l'étourdissement de l'agonie; les jambes flageolent et plient, l'angoisse mortelle est visible dans le torse, dans le bas-ventre, dans la langueur de la tête; mais la vérité physique et morale du moment choisi par l'artiste nuit à la beauté des lignes, et ce mouvement de chute continue est difficile à accepter.

Avouons, pour clore notre compte-rendu et pour l'atténuer un peu, que cet examen de conscience annuel est dur a faire. L'obligation d'avoir à répéter, à des termes si rapprochés, les mêmes souhaits, les (550) mêmes regrets, les mêmes rigueurs, nous impose une injustice inévitable. Les périodes de l'art ne se mesurent pas sur le cours du soleil. S'il grandit vite et si parfois un seul homme suffit à le renouveler et à entraîner avec lui une ou deux générations dans sa soudaine ascension, en revanche les mortes-saisons peuvent durer longtemps. Elles ne sont pas imputables aux artistes, ils en sont, souvent sans le savoir, les victimes comme nous, plus que nous; c'est donc au temps que s'adressent, en fin de compte, nos sévérités. Les artistes tendent au succès, c'est leur lot, c'est leur loi; leur demander d'y renoncer serait folie, et les moyens d'y

atteindre leur sont prescrits par le goût, les idées, les habitudes du présent. Introduire des goûts plus élevés, faire prévaloir d'autres tendances, imprimer au torrent un cours plus favorable, ils le peuvent quand ils sont une armée, et aujourd'hui ils sont dispersés. Viennent donc au plus tôt ou des idées qui les rallient, ou des hommes dont l'ascendant mette fin à celte longue débandade. Là, comme partout, nous sommes réduits au rôle ingrat de ceux que le Prophète appelle les hommes du désir.

P. CHALLEMEL-LACOUR.