LE SALON DE 1866

Charles Beaurin

Revue du XIXe siècle 1866 Nr. 3. 1. Juni, S. 451-487

I

L'art est en pleine vie. Chaque année se produisent de nouveaux talents et les anciens révèlent de nouveaux progrès. La sève travaille toutes les vraies vocations. Elles se développent de toutes parts, variées, fécondes, vigoureuses, originales. Les expositions annuelles favorisent ce remarquable essor, mais elles ne le représentent pas. La progression ascendante y disparaît sous l'encombrement de l'autre. Cette année la bonne peinture se détache plus en vigueur de la masse, qui, plus distancée, semble choir plus bas. Il est possible que cet effet fasse crier plus fort à la décadence ceux qui en ont l'habitude. Mais ceux-là ne se rendent pas compte que la force de l'art réside dans la minorité. C'est là qu'il faut la discerner et la mesurer. Apprécions l'essor de ce petit nombre, le caractère de ses œuvres, ses progrès en quantité et en qualité; nous saurons ainsi ce que vaut l'art de notre temps.

Le mouvement actuel de l'art m'a paru s'accentuer en 1864 et 1865. L'ARTISTE a commencé dans son numéro d'avril la publication d'un salon rétrospectif, où l'on a recueilli la plupart des témoignages qui caractérisent en tous sens, en tous genres et en tous pays cette heureuse recru-descence d'énergie esthétique et de vitalité intellectuelle. L'exposition de cette année confirme pleinement toutes les espérances, dont nous pouvons saluer l'aurore d'une ère nouvelle. Quelques noms nouveaux viennent enrichir la pléiade. Ce beau mouvement de progrès n'a rien d'indécis, rien de contestable. Il est franchement déclaré en chaque artiste de valeur, et ce n'est pas seulement la main, c'est surtout l'esprit (452) qui le marque, le déploiement des facultés qui entraînent la main, le large et fin dégagement du sens esthétique, tous les ressorts de l'âme, en un mot toute l'action inspiratrice.

Mais cet essor de profonde régénération a des tendances qui sont trop souvent celles d'une décadence, et cette mauvaise direction de forces très-vives est un des plus saillants caractères de l'art actuel.

La révolution de 18&8, qui n'a pas seulement retourné le trône pour le placer sur des bases toutes démocratiques, mais qui a aussi amené dans les esprits, dans les dispositions morales et sociales, un grand et heureux déplacement vers l'équilibre, devait agir sur l'art et rencontrer dans ses œuvres une grande part de son expression. La meilleure en est la sincérité, qui seule va au fond du puits de la vérité, mais aussi peut en tirer la vase. C'est l'opération dont se sont chargés les réalistes, ayant à leur tète M. Courbet, Franc-comtois systématique, suisse aux muscles d'acier, vaillant celto-germain, qui a commencé par faire le plongeon, bien sûr de s'en tirer, sauf à y laisser les autres.

Le réalisme n'est pas une école, mais un écart, une fanfaronnade, une mode. Il vient d'une audace de sincérité mal dirigée, brutale, qui ne s'est pas bornée à arracher tout voile à la vérité, mais qui aussi lui a enlevé sa chasteté, son principe spiritualiste et divin, le saint rayonnement de son idéal. Cette profanation a eu cependant plus d'un effet salutaire, tant est fécond toujours le contact de la vérité. On a tenté une compensation par l'application des efforts aux rigueurs de l'exécution, aux valeurs de tons et de formes les

plus fermement expressives de la réalité. L'importance du réalisme a été aussi de marquer l'empreinte de notre état social, lequel se résume en cette note de statistique : « Aujourd'hui l'âge moyen du mariage est 36 ans, l'âge moyen de la mort 35. » Il a mis crûment au jour toutes les grossièretés de l'individualité déterminées par cette crise sociale, toutes les déformations de la femme avilie et la suppression de son influence, tellement essentielle à l'art qu'il lui doit son origine, son souffle de vie, son type radical de la forme, ses idéalités, toutes ses élévations, toutes ses délicatesses.

Mais si notre période artistique, déjà grande par l'essor, a fatalement égaré les énergiques individualités qui l'expriment, elle a aussi bien secondé les aspirations pures. C'est surtout en province que les représentants de l'art délicat ont trouvé le milieu favorable à leur expansion. Le plus remarquable d'entre eux, M. Jules Breton, qui n'expose pas cette année, laissant le public sur l'impression des Faneuses, de la Lecture, de toutes ses œuvres précédentes consacrées à révéler, dans (453) toute sa primitive et antique vérité, la noblesse esthétique de la paysanne, M. Jules Breton, est né, s'est élevé et demeure à Courrières, bourg de la Flandre française. Nous devons citer après lui un Flamand-Belge, moins remarqué mais digne de l'être, M. Bource, qui ne prend pas ses types dans les champs, mais aux bords de la mer; lui non plus n'expose pas cette année, mais on peut voir, dans l'Artiste du 15 avril, un compte rendu détaillé de ses œuvres aux salons de 1864 et 1865. A cette noble école toute spontanée, qui ne se communique ni son influence ni ses enseignements, appartiennent MM. Eugène Leroux et Marchall, médaillés en 1864, et dont les tableaux, l'Accouchée du premier, et la Foire aux servantes à Bouxviller, du second, tiennent aujourd'hui leur rang parmi les meilleurs du Luxembourg. Tous deux ont à l'exposition de cette année de nouvelles œuvres, bien remplies de ce souffle vif et pur, qui a porté leurs vocations dans les régions élevées de la vérité et y anime leurs progrès.

Le mouvement manifeste de l'art vers la nature, auquel contribue peut-être un secret besoin d'échapper aux influences sociales, a grossi l'école paysagiste et élevé son niveau. Là se déploie, plus largement que partout ailleurs, le progrès annuel, qui se limite trop généralement encore à la représentation de l'aspect matériel, et n'arrive pas à l'interprétation de l'esprit. La grosse branche de l'arbre, l'histoire, produit aussi des fruits nouveaux, des germes féconds, d'heureuses transformations, mais en moindre abondance. Il lui faut une culture plus complexe et malheureusement trop négligée par la plupart des artistes, même ceux qui s'y dévouent, je ne dis pas ceux qui y dominent.

Je constate d'abord la conversion de M. COURBET, la consécration de son robuste talent. aux délicatesses du grand art, aux interprétations élevées de la nature et de la vérité, heureux symptôme qui porte avec lui un grand et salutaire exemple. C'est par la nature que s'est opéré ce miracle, s'il y a miracle en ces soudaines inspirations qui élèvent tout à coup de puissantes facultés à leur niveau normal. Rappelons-nous longtemps ce tableau, cette retraite sylvestre entre de grands rochers que tapissent çà et là de jeunes buissons verdoyants, ce ruisseau naissant à fleur de sol sur un lit de rocailles, entre un vieux hêtre bifurqué, à l'écorce tendrement argentée, et un jeune chène à l'écorce sombre et vivace, dont les branches vont dans l'espace s'unir par leurs extrémités, former un abri solidaire et répandre de toutes parts l'efflorescence de leur premier feuillage. Le printemps, qui fait de toute feuille une fleur de lumière

verte, et le premier soleil du matin, tem-péré par les obstacles, animent cette localité mystérieuse et enchan-teresse. (454) Le charme se complète par la présence admirablement disposée de deux couples de chevreuils. L'un tond au premier plan la jeune pousse au pied du hêtre. Il est vivant de mouvement, de grâce, de modelé, de tonalité. Il tire de haut en bas avec de jolies flexions de cou, la jeune feuille qui résiste. Son attitude est légère et le blanc couronnement postérieur est d'une grande importance dans les harmonies de l'œuvre. La chevrette est couchée près de là. L'autre couple est plus loin, le chevreuil s'agenouille au milieu du ruisseau, la chevrette y boit au sortir d'un buisson. La diminution en perspective de ces gracieux animaux est exagérée, et la perspective même fait défaut à toutes les profondeurs de la localité. Il y a des crudités dans les verts, surtout dans les parties du feuillage frappées par la lumière. Ensuite M. Courbet ne dispose pas de la ligne à son gré. Ou le voit aux raideurs des contours, surtout en ceux des chevreuils.

Cette imperfection, que l'etude eût fait disparaître Si le réalisme l'avait permis, est plus sensible dans la Femme au perroquet. Non-seulement la sculpture de cette femme donnerait un désappareillement de formes très-gauche de toutes parts. La jambe sur laquelle elle est couchée ne tient pas au corps. Il lui est interdit de pouvoir changer cette attitude contorsionnée. Elle y est fixée comme une morte par la roideur du contour, et cependant elle est vivante par le modelé intime et par un coloris presque corrégien. La distribution et l'état tonique des accessoires offrent un ensemble discordant, un tableau manqué. Cependant cette femme, malgré l'arrière-mauvais goût des intentions, est une étude qui échappe tout à fait aux incohérences du réalisme et qui a ses très-sérieuses beautés, quelques splendeurs des maîtres. On ne se transforme pas en un jour. Il est probable que cette académie a précédé les vivifiantes inspirations de Plaisir-Fontaine.

M. RIBOT persiste à poursuivre l'art dans le réalisme, son jeune Christ au milieu des docteurs est un tableau qui, par toutes les valeurs, sauf une, la convenance, aspire au voisinage des vieux maîtres. Lignes, touches, formes, effets, couleur, tonalité, vitalité, progression expressive et bien contenue de la lumière, harmonie et opposition, toutes les conditions sont réunies en cette toile d'une exécution supérieure, hormis la vérité. Le réalisme y tue la réalité. La puissance y est, mais le beau n'y est pas. Elle ne suffit pas.- Il faut, pour faire naître le beau, la puissance harmonique. Ce qu'il y a de plus beau qu'une armée en bataille, ce sont deux armées en bataille; mais la bataille est horrible. Qu'est-ce donc que la puissance harmonique en l'homme? C'est la raison, sens infailliblement affirmatif de la cause, de (455) la loi, de la mesure, de la valeur, du rapport, de la convenance; sens de l'infini, sens de Dieu, instinct directeur de la volonté, des facultés et des organes; puissance suprême de l'âme, principe de l'intuition, foyer d'inspiration. Sans elle aucune force humaine n'aboutit ni ne se contient, et l'illumination intérieure, qui est le génie, s'obscurcit. Exemple: la dernière œuvre de Victor Hugo, les Travailleurs de la mer. Quel rayonnement dans certaines directions de son horizon? Que de nuances lumineusement fines dans les régions intimes? Mais éclat et teintes du soleil couchant parmi un amoncellement de nuages. Au lever d'un talent comme celui de M. Ribot, il est pénible de voir ses premiers rayonnements éclairer une œuvre de parti pris systématique, qui se borne tout au plus à être spirituelle au lieu de vouloir être rationnelle, qui prend son point de départ à des hardiesses de fau-taisie puérile au

lien de se puiser au véritable foyer de l'inspiration, à la raison, qui aime aussi les hardiesses, mais dans le sens de la vérité. Il n'est pas dans la nature que ce talent, si ferme qu'il soit, puisse se soutenir en cette voie. Il rencontrera bientôt ce dilemme : tomber ou se transformer. Mais il se transformera, et cela ne peut tarder. Pourquoi persisterait-il à violer les lois essentielles de l'art qu'il peut porter si haut, les convenances, la raison d'être du sujet donné, les intentions justes et inspiratrices, tous les principes fondamentaux de sa valeur et de sa portée?

Oui, l'œuvre de Jésus au milieu des docteurs a cédé à la conception de l'artiste, elle a été domptée à fond, mais domptée à faux. L'œuvre crie. Elle crie au nom de la cause qui a produit un autre effet que son effet normal, de la conception qui a enfanté des types tout à fait étrangers au premier concept. Elle crie au nom des convenances historiques qui, un sujet historique étant donné, le voulait conforme à l'histoire. Elle crie au nom de la loi morale qui commande le respect à toute légende sacrée encore à l'état de doctrine, à toute source de foi encore vive. Elle n'admettait pas pour docteurs de vieux cuistres sordides et pour jeune Christ un petit vagabond quelconque. Cette scène capitale, où s'annonçait pour la première fois celui qui devait régénérer le monde, a les allures d'une comédie triviale. Ce sont précisément ces incohérences, ce défaut de simplicité, cet abaissement du grand, toutes ces incompatibilités avec les fins de l'art qui caractérisent et condamnent le réalisme. Cette œuvre est aux antipodes de la naïveté, qui d'abord provoque le sourire mais le respect et l'attendrissement dans les tableaux religieux de Rembrandt et de Téniers. Dictée par un parti pris qui entend s'imposer, (456) elle n'aboutit qu'à une impertinence, indigne de la puissante dépense de talent mise à son service. Si M. Ribot n'a voulu que prouver sa force, il y a réussi, car il lui en a fallu dix fois plus que pour produire une production normale; l'admiration va à l'artiste, mais elle se détourne de l'œuvre. Ce n'est pas là la fin de l'art, dont la loi dominante consiste tout simplement à donner une bonne direction aux forces qu'on lui consacre.

M. Ribot est doué d'une distinction native que fait entrevoir son Flûteur, la ligne, la savante disposition de ses tons, la franche et libre harmonie entre le personnage et sa forme, son mouvement, sa couleur. Mais cette ligne pourquoi la dégingander ainsi, cette coloration pourquoi la salir ainsi, et toute cette distinction pourquoi la débrailler, l'encanailler ainsi? O véritable artiste, laissez donc se déployer votre personnalité réelle incompatible avec le réalisme!

M. BONNAT est doué, lui aussi, d'une riche puissance artistique. Mais il n'a pas, au même degré que M. Ribot, la force, qui n'est pas la même chose. Car la force est d'essence toute physique, et la puissance d'essence toute psychique. Mais, à défaut, il est doué du sens harmonique le plus délicat, et cette délicatesse lui cause peut-être une langueur qui empêche l'expansion de ses forces. La tristesse, qui enveloppe la plupart de ses petites figures, trahit en lui cette disposition; mais il la dompte vaillamment, et ses progrès sont de remarquables essors. Il avait exposé, l'année dernière, une étude de grandeur naturelle sous le nom d'Œdipe et Antigone. L'étude était bonne, quoiqu'un peu molle. Mais cette année, de la grande toile est sorti un tableau brillant de vigueur et plein de beautés: Saint Vincent de Paul prenant la place d'un galérien. L'œuvre est digne de cet admirable sujet. Elle a été traitée sincèrement, de la vraie sincérité qui se concilie avec le respect de soi-même. C'est là un saint Vincent de Paul révélé, bien vrai, profondément

touchant dans l'acte le plus sublime de sa vie. Aux plis de sa robe austère, l'artiste a joint le contraste du nu que lui offraient le galérien qu'il délivre et qu'il embrasse, et ceux qui lui attachent les fers aux pieds. La ligne de composition est fort belle dans l'accolade que donne Vincent de Paul au galérien, et le mouvement de celui-ci est admirable d'expression, expressions du père délivré, pour aller voir, je crois, un enfant mourant, d'un chrétien régénéré par l'ascendant d'une irrésistible charité, de l'homme tout entier renouvelé par la reconnaissance. Cette ligne de composition s'amplifie à la base par l'intervention des deux forçats qui attachent le boulet à la jambe de saint Vincent de Paul. Les attitudes de ces deux sinistres opérateurs sont librement (457) conformes aux traditions des grandes écoles. Le modelé de leur corps est frappé d'une touche exacte et magistrale. Les deux person-nages accessoires, le gardien et le gouverneur, ne répondent pas à la valeur expressive et tonique des autres. L'écorchure sanguinolente de la jambe du forçat délivré est emphatique; une empreinte bleuâtre suffisait à l'effet voulu, qui était de faire valoir le sacrifice du saint abbé. Mais les figures des forçats qui regardent la scène à travers les barreaux de leur cachot, et l'aspect de la mer au loin entre les bâtiments lugubres et fortement ombrés du bagne complètent ingénieusement et largement ce remarquable tableau, digne du succès croissant qui l'entoure à l'Exposition.

Le petit tableau des Paysans napolitains a' la porte du palais Farnèse nous permet de mesurer, par une comparaison plus directe, avec celui du Baiser de saint Pierre, qui a révélé M. Bonnat en 1864, la croissance de forces accomplie en ces deux années, croissance qui est en tout artiste le signe de sa vitalité, de sa sincère vocation et de sa réelle puissance. La composition, l'intérêt sympathique et pittoresque de cette œuvre, sa tenue de coloration, sa force tonique, harmonieuse et douce, l'esprit et la mélancolie qui caractérisent tout le groupe et chaque personnage à ce banc de pierre, contre les murs sombres de ce vieux palais romain, les deux amoureux qui causent appuyés sur une borne, l'enfant couché à leurs pieds, les pauvres femmes méditantes et tristes, le paysan qui occupe tout de son long la plus grande partie du banc, la jeune fille assise par terre, ce ne sont plus là les élé-ments d'une promesse, mais d'un talent vif, fin et fort qui annonce désormais des chefs-d'œuvre.

M. ROYBET est un nom que cette Exposition a, dès le premier jour, fait répéter par toutes les bouches; célébrité immédiate bien méritée par une seule œuvre, empreinte d'une originalité de bon aloi, d'une valeur hors ligne et de toutes les fermetés qui garantissent l'ave-nir. Un seul personnage, un fou de profession, un Fou de cour du temps de Henri III, tenant en laisse deux dogues, sauvegarde de toutes ses licences, cette simple donnée a suffi pour poser M. Roybet au rang de nos maîtres contemporains. Tout le caractère de ce fou contient la plus fine et la plus sérieuse portée historique. Son attitude triviale et provoquante, saisie au moment où il lance un lazzi, est d'une parfaite élégance de lignes. Sa figure, armée d'un idiotisme de commande, a cette désarticulation et ces rides qui sont l'empreinte d'une profession vile et d'une gaieté perpétuelle qui laisse la compassion ou le dégoût derrière le rire. Et les chiens ! il n'y en a pas de mieux venus, plus (458) vigoureusement, ni mieux disposés à l'exposition. Le rouge vif du costume est partout sévèrement contenu et dirigé dans les ombres comme dans les lumières. Cette modulation du ton sur une seule couleur est le jeu d'un coloriste délicat, fort et profond, qui sait faire de la vraie lumière avec son pinceau. Ces valeurs toniques, celle du dessin et cette portée d'intérêt

constituent des conquêtes solidement assises, un corps de qualités dont les mille racines tiennent à un sol ferme et fécond. La critique n'a qu'à enregistrer la venue d'un grand talent. Les défauts qu'elle peut avoir à reprendre sont tout à fait secondaires et accidentels, une différence de valeur entre la colo-ration des chairs et celle du vêtement, au désavantage des chairs, et un mouvement forcé de la main qui s'appuie sur la cuisse.

Quand j'ai rencontré les tableaux de M. JULES DIDIER, j'ai cru re-connaître, à l'aspect du premier, un descendant direct de Paul Potter. Mais la composition toute française du second, affirmant la même in-dividualité, m'a fixé sur l'origine de l'artiste, né, en effet, à Paris. Les deux personnages italiens de ce labour m'ont complété la notoriété de son caractère, et je définirais M. JULES DIDIER un élève franco-italien de Paul Potter, noyau dont l'avenir confirmera la fécondité. Chacun de ces tableaux est d'une facture sincère et vigoureuse, en laquelle la science et la poésie conduisent solidairement la main. L'impression de la nature, son interprétation, son inspiration nourrissent l'âme et le pinceau du peintre, préoccupé avant tout de la vérité, arrivant à la profondeur de l'expression et à la sonorité harmonique à force de jus-tesse, aux grandeurs matérielles et immatérielles à force de science et de conscience. La perspective joue un grand rôle dans ces paysages. Elle m'y a révélé toute son importance expressive. Elle ne rend pas seu-lement l'étendue, mais tout ce qu'elle contient d'impressions, de sens, de portée et de caractère. Elle fuit progressivement, ascendante sur le plan horizontal du premier tableau qui représente les Bords du lac Trasimène, un pâturage, le lac, et au loin une ligne de montagnes. Un superbe bœuf tourne le cou vers l'honzon, et ses cornes y dominent dans le ciel le relief des monts abaissés par l'éloignement. Ce bœuf est d'une beauté supérieure d'effet, de force, de placidité majestueuse; et une beauté saillante dans un tableau ne vient pas seule; elle affirme celle de tout le reste. Toutes les valeurs de la perspective, du terrain, de l'eau et du ciel, sont accentuées, distribuées, formulées, découpées par la position de ce bœuf et puis, à droite, par celle d'une autre cou-ple de bœufs couchés sous l'ombrage d'un arbre, à gauche, par un petit cheval qui pâture. Dans le ciel lumineux s'éparpillent les petits (459) nuages du matin. Sur le sol règne ce degré d'ombre qu'y forme la foule serrée et mobile des herbes, et une crevasse, du plus important effet, y révèle un petit ruisseau qui augmente à l'entour la croissance de la végétation. La chaleur de la coloration semble rester un peu voilée par le besoin de la contenir et la sagesse qui la modère. J'ai loué la perspective, mais je dois y constater des sacrifices à l'effet poétique, où je trouve mon compte, où d'autres pourront ne pas trouver le leur. Ces augmentations ou diminutions sensibles, surtout chez les animaux en scène, n'impliquent pas défaut de science à mes yeux, bien au con-traire.

Un mot seulement de l'autre tableau, plus simple encore que le pré-cédent, quoiqu'il contienne tout un troupeau de bœufs et deux per-sonnages. Cette plus grande simplicité est donnée par le paysage, qui se compose là seulement d'un fragment de coteau très-incliné et du ciel. Tout le troupeau de bœufs, attelés deux par deux, précède la charrue, sans doute pour préparer le terrain rebelle. Ils décrivent une courbe ascendante sur le sol, diminuent progressivement par la perspective, et les premiers vont plonger dans les vapeurs lumineuses du ciel. Les muscles de ceux qui tirent le soc sont tendus par un grand effort. Le pittoresque laboureur, debout sur le plateau de la charrue, tourne la tête vers le

propriétaire, qui, à cheval, est venu se rensei-gner et donner des ordres sur le travail. La sobriété du paysage laisse l'attention concentrée sur cet aspect plein de caractère, sur ce beau mouvement, calme, fort, majestueux, de la bande de bœufs dociles, en travail sous les ordres de l'homme et la splendeur du ciel.

Le troupeau de bœuls sous bois, de M. AUGUSTE BONHEUR, est aussi un épanouissement grandiose et doux. Les paysagistes, mieux que tous autres, l'apprécieront, eux qui savent combien la nature est diffi-cile à transporter sur une grande toile. L'œuvre, sagement conduite, rend tous les effets, toutes les impressions que l'artiste lui avait de-mandés : le sentiment de bien-être qu'éprouvent à la fraîcheur de ces arbres les bonnes vaches éparses, les unes couchées, d'autres debout se léchant, la masse se groupant dans la profondeur; l'état de la lumière tamisée et verdie dans les dessous par le feuillage, illuminant les surfaces, jouant sur le dos des bestiaux, sur le terrain couvert de mousses et modelé par la solitude; l'état de l'atmosphère matinale en automne, voilant la perspective d'une brume légère qui enveloppe les arbres déjà dépouillés, si délicate qu'elle vaporise la lumière et ne l'éteint pas. Maintenant on peut trouver que cette lumière est un peu trop absente du fond pour son intensité sur les premiers plans; qu'elle (460) est aussi trop sensiblement verdâtre et rappelle un peu, très-peu il est vrai, l'effet d'un feu de Bengale, que la verdure du chêne de gauche est trop vivace pour le jaunissement complet du chêne de gauche et le dépouillement absolu des autres arbres; que les détails, les vermicu-lations de ces arbres, leur ton et leur modelé n'ont pas été poussés tout à fait assez avant; que la grasse corpulence des vaches masque trop leurs os, et que l'estompage brumeux du fond détourne une cer-taine somme de difficultés très-habilement, mais un peu aux dépens de la nature. Ces défectuosités couvrent l'aspect général d'une certaine mollesse; mais sa séduction harmonique et brillante couvre bien plus encore ces défectuosités.

M. DAUBIGNY FILS accentue son individualité par un large et hardi essor. Il échappe à la discipline du maître, son père, qui ne s'en plain-dra pas; car il y trouvera, vivante et religieusement respectée, son influence dans les nouvelles allures de celui qu'il a fait naître deux fois, en le faisant naître artiste. De grandes oppositions, peut-être un peu trop tourmentées, de lumière et d'ombre intenses dans le ciel, sur le sol, parmi les arbres où nichent des chaumières, ou bien à l'entrée d’un chemin creux, où des bohémiens ont dételé leur voiture, telle est la manière vigoureuse, franche; nette, dont M. Daubigny fils traduit, au sein de la nature, des impressions profondément recueillies. Ce n'est plus le style sobre et austère de son père, c'est le sien propre, c'est celui de la jeunesse et déjà un grand style.

M. TONY ROBERT-FLEURY FILS, par un grand tableau d'histoire, an-nonce aussi que les fils de nos plus éminents artistes ne dégénèrent pas au contraire. Il a choisi la fusillade de Varsovie. Le caractère de l'épisode est juste, vrai, profondément senti. L'impression de la foule est d'une vigoureuse distinction. Le choix des victimes, tout en conser-vant la vraisemblance du hasard, ajoute au ressort de douloureuse in-dignation qui s'échappe de cette représentation éloquente. Plusieurs personnages ont une beauté remarquable d'attitude et d'expression. Ainsi les deux moines, dont l'un meurt tenant la croix, et l'autre, qui la prend à sa place, le soutient de son autre bras; le cadavre à mi-corps de gauche, la jeune fille épouvantée qui se baisse et sert de support à d'autres victimes féminines; les trois jeunes gens qui restent à genoux, impassibles devant la fusillade, douloureusement émus du vide que le meurtre vient

de faire tout à coup autour d'eux... La colo-ration de cette belle œuvre, bien contenue dans la donnée, a, dans sa large et triste harmonie, le frais éclat de la jeunesse. Peut-être, cepen-dant, demandait-elle à être moins sagement conduite, à être finalement (461) emportée par une main plus fougueuse, à jaillir indignée elle-même sous une touche plus heurtée. Ne faut-il pas toucher la toile comme le piano, au gré des effets expressifs qu'on veut lui faire rendre?

Un fils, qui se dégage bien aussi de son père, et qui en prend à son aise, c'est M. JEAN-CHARLES MEISSONIER. Il a été tout droit à ce qui pouvait le plus trancher la différence entre lui et son illustre maître, à la couleur. Si je me souviens bien des deux portraits réciproques du père et du fils, le père est brun, le fils est roux ou blond d'une nuance prononcée et lumineuse, prédestination du sang aux expansions de la couleur. M. Jean-Charles continue le genre de son père, mais pas du tout sa manière. Il conserve ses surfaces physionomiques, mais n'atteint pas les profondeurs. Il y met toutefois entre le caractère, l'ex-pression, la tête et toute l'attitude corporelle, le plus juste et le plus intelligent accord. Mais il compense par les valeurs du coloris les valeurs psychologiques dont l'âge seul peut enrichir, l'intuition. C'est la vie qui déborde de ce jeune pinceau viril et qui, richement déployée dans le tableau du Thé, sobrement contenu dans celui de Lessen et Ro-sine, anime non-seulement les personnages; mais d'un côté, le riche salon, son pittoresque ameublement, ses tentures des Gobelins dans l'ombre, la table, la nappe, les gâteaux, la théière, tous les accessoires, et de l'autre le palier d'escalier, les portes entr'ouvertes et les inté-rieurs révélés. Ce libre talent vous saisit par ce charme de vie que contient un dessin net et rigoureux, qui éclate en une couleur juste, jeune, tonique, harmonieuse, et par un ascendant de vérité virilement accentuée.

Par M. EUGÈNE LEROUX, individualité déjà antérieurement bien dé-clarée et consacrée par le succès, nous inaugurons l'indication précise de la tendance qui porte l'art à l'interprétation élevée et fidèle de la nature. Il a, lui, ce doigté qui touche la toile au gré de l'expression. C'est son âme qui conduit sa main, prend la couleur sur la palette, et l'applique sur toute la surface qu'il veut animer. En effet, on y trouve partout le jeu de sa personnalité sympathique; elle apparaît dans les parties les plus noires et les éclaire souvent seule. Et cepen-dant nul peintre ne s'oublie mieux lui-même.

La même salle contient d'autres types remarquables de cette peinture populaire.

D'abord une jeune servante indiscrète, qui suspend le balayage de l'atelier pour lire une lettre adressée à M. LAUGÉE, comme nous le voyons sur l'enveloppe. Par les délicatesses expressives, l'excellence de la ligne et de la perspective, la vérité harmonique des couleurs, ce (462) tableau est peut-être le chef-d'œuvre de M. LAUGÉE. Il est un des meilleurs du salon, où les bons sont meilleurs que jamais.

C'est un Hollandais, M. JACOBS ERSAËLS, qui donne, dans cette même salle, un autre exemple remarquable du culte esthétique à l'égard de la vérité rustique et populaire. Il l'illumine de cette lumière que les fines et vives organisations des artistes hollandais ne cessent d'absorber et de peindre depuis Rembrandt. Son grand tableau de deux enfants qui font manœuvrer un petit bateau dans une jattée d'eau oubliée par la mer au milieu du sable de la plage, est une véritable fleur, dont ce petit garçon et cette petite fille occupent le centre et dont le sable, le ciel et la mer forment dans l'étendue la corolle nuancée à l'infini. Tel est bien

précisément l'effet très-juste et très-agréable de ce tableau. L'autre, concentré dans l'intérieur d'un orphelinat, révèle la vie intime de ces jeunes filles qu'on rencontre dans les rues d'Amsterdam, exprimant par l'assurance modeste de leur démarche la sécurité qu'elles doivent à la paternelle protection de tout un peuple. Elles sont trois qui travaillent silencieuses, dans le faisceau de jour émis par une de ces grandes fenêtres à guillotine trop avares encore de la lumière toujours voilée à l'extérieur. Une mélancolie douce, déli-catement rendue par l'attitude simple et isolée de ces jeunes filles et par les teintes limpides du clair-obscur, caractérise cet intérieur d'or-phelinat, où d'un côté une grande armoire et de l'autre le pupitre d'une bible toujours ouverte, indique l'aisance confortable et les soins religieux ménagés autour de ces existences auxquelles la sollicitude nationale s'efforce de compenser celle de la famille absente. On ne peut s'arrêter devant ce tableau si simplement composé sans s'y recueillir sous une impression croissante d'attendrissement.

Les Allemands plus que nous encore recherchent ce genre de scènes intimes. M. HEILBUTH est Allemand, mais il est de tous les pays comme Molière : quoi de plus simplement et de comiquement profond que son antichambre? Je mentionne un groupe de joueurs dans une taverne voûtée sur de gros piliers, toute petite toile très-fine de M. SEITZ, le joli cortège tout ensoleillé d'enfants sous les arbres, conduisant sur son âne, musique en tête, la petite reine de la fête de mai, œuvre gaiement sympathique de M. SALLENTIN, la petite fille pauvre endor-mie près de son fagot dans le bois, et la leçon mutuelle d'écriture entre deux charmantes petites filles, de M. ANKER. Je suis obligé d'en passer d'autres pour arriver à une œuvre importante de l'Exposition, la Ménagerie ambulante, de M. MEYERHEIM.

C'est un morceau de vieux maître, solide et franc. La lumière tami-sée (463) par la toile de la baraque y détache bien les figures dans la limpi-dité de l'ombre. Ces figures sont vivantes. Le démonstrateur sur le tréteau est bien le personnage qui se rencontre sur toutes les foires de l'Europe. Il n'a pas de maillot, pas de paillettes, il est vêtu comme un simple mortel, d'un gilet rouge et en manches de chemise. Mais le serpent enroulé autour de son corps, dont il tient familièrement le cou dans sa main, le rend très-imposant. Les spectateurs que la curiosité pousse en avant et que la crainte retient en arrière forment une masse d'un excellent comique, bien accentuée par le vieillard à longue redin-gote tout à la lecture du programme, par l'enfant qui se jette dans les bras de sa gentille sœur à l'aspect du pélican ouvrant un large bec vers le serpent comme s'il voulait l'avaler, etc., etc. Chaque personnage de ce groupe curieux est d'un vif intérêt psychologique. Tout autour de la tente règne la ménagerie, le chameau qui passe sa longue encolure, le lion qui dort dans sa cage, les singes, les perroquets atta-chés aux solives de la tente. Une ouverture ménagée dans le haut de la baraque laisse arriver le jour et attire dans un beau ciel profond et bleu les yeux qui rencontrent au passage le tuyau de poêle de l'habita-tion roulante. Ce ciel fait illusion. Rien de négligé, aucune recherche d'esprit, aucune nuance de comique forcé. Tout est vérité, de cette vérité qui éclaire et élève la réalité. Voilà de l'art.

Cette vérité la voici encore, mais moins ferme de dessin et de colo-ris, dans les œuvres suivantes de nos propres compatriotes : Le Repas des funérailles en Alsace, de M. VAUTHIER, où un grand charme d'art s'ajoute à l'impression douloureuse du sujet; le Groupe d'enfants qui semble saisi sur nature dans un coin du Luxembourg, et la Toilette, lutte

de la persuasion et de la persistance maternelle avec l'enfant qui résiste au contact de l'eau froide, par M. LOKCHON, qui néglige trop sa facture pour atteindre au niveau éminent qu'annonçait sa Leçon de lecture en 1864. Mentionnons encore les musiciens de la rue, pauvres enfants endormis sur un banc et flairés par un chien, de M. EUGÈNE FEYEN; la Marchande de crêpes, un jour de marché à Quimperlé, de M. TRAYER; la Vieille et les Servantes, de M. MEYNIER; le Pot-au-feu et la petite Amie, petits tableaux distingués par leur naturel, de M. MOULINOT; une bluette d'une originalité très-vive de M. HAMMAN; le Bâton de vieillesse et Grand-Père et Petite-Fille, de M. SOYER, trop soyeux (rapprochement involon-taire entre le mot propre et le nom propre); la Nichéz, de M. PERRAULT, qui n'est pas un peintre d'imagination, mais un charmant coloriste. On peut voir en lui un Chaplin appliquant les saveurs lumineuses de son pinceau et de sa bonhomie à la nature. Ajoutons encore parmi les (464) œuvres de genre que nous avons distinguées, celles de MM. CONTY, de CONINK, Max CLAUDE, Édouard CASTRES, CORNET, Adolphe LELEUX, Armand LELEUX et sa femme, Charles MOREAU, BERTHON, BOINET, AUFRAY, CERNOUX, SAINT-PIERRE, TISSOT, SCHLÆRES, TISSIER, Félix ROY, LAINE, FRÈRE, HÉRICOURT, Eugène LAGIER, COUDER, etc., etc.

Ces œuvres égalent par les valeurs expressives, mais non par l'exé-cution, la plupart des œuvres allemandes que nous avons citées. En voici une, appartenant au même genre, qui ne le cède en rien à la concurrence d'outre-Rhin.

Le Printemps, de M. CHARLES MARCHAL, jeune maître d'avant-garde dans la voie la plus élevée du pittoresque naturel. Une fenêtre est ouverte, une fenêtre déjà tout encadrée de fleurs, et le printemps envahit la chambre rustique d'une jeune fille; il envahit aussi son cœur. Elle est debout et prend son grand chapeau de paille sur une table, contre laquelle l'émotion la force à s'appuyer. L'émotion trouble aussi et colore le visage de la blonde Alsacienne, enflamme et humecte son regard qu'elle plonge au loin, dehors, dans la splendeur printanière qui illumine la campagne. Elle n'est pas riche, elle n'est pas jolie, mais elle a dans tout son être le charme du sentiment, nourri, exalté, enivré par une séve généreuse; en cette jeune paysanne, l'influence de la nature doit être souveraine et décisive. Aux premiers chants des oiseaux, aux premiers épanouissements des fleurs, aux premières ardeurs du soleil, elle offre tous les éléments d'harmonie et de sym-pathie vitales. On voit qu'elle leur doit les délicates ampleurs de sa croissance. Type charmant et vrai qui porte en lui l'explication du combat auquel elle est livrée. Nous voyons par la pensée cette chambre déserte, mais elle a laissé quelque chose de son âme et de sa vitalité dans l'air, sur tout ce qu'elle a touché, dans le rayon de soleil qui a ouvert son cœur et triomphé de son irrésolution. Nous la suivons émue, tremblante, mais enivrée et précipitant de plus en plus ses pas, volant au rendez-vous. Ce n'est cette fois qu'une seule jeune fille, ce n'est qu'une chambre rustique, ce n'est qu'une fenêtre ouverte. Mais ces éléments si simples suffisent pour donner la mesure d'un haut progrès, radical, essentiel, dans le talent de M. Marchal, à savoir l'union désormais bien intime entre la poésie et la nature. La facture s'est affermie, allégée, simplifiée.

Les Trois jeunes Aragonaises, de M. ANTIGNA, qui, derrière le rideau, écoutent la sérénade, sont d'un charme saisissant par le naturel, la grâce et la légèreté de leurs attitudes. Pourquoi ne peint-il pas comme il compose?

(465) Je ne puis faire rentrer que dans cet ordre du pittoresque naturel le tableau dramatique et magistral de M. LUMINAIS, les Pilleurs de mer Ce sont des types en effet. Les

trois hommes Sont à moitié nus, tout prêts à s'élancer sur leur proie, et une vieille lemme est avec eux. Ils sont appuyés derrière le rocher contre lequel la tempête vient briser et faire jaillir les flots. Le vent disperse leurs cheveux. Ils attendent le moment favorable pour achever l'œuvre du naufrage; ils attendent sans doute que les naufragés se soient éloignés dans leur barque ou engloutis. L'un d'eux prépare déjà le câble. La puissance d'exécution égale en cette œuvre la puissance d’expression qui anime les attitudes et les physionomies de ces bandits, de ces vautours humains de l'Océan La mer est si bien enlevée par le pinceau que l'oeil la voit rouler à l'horizon et éclater sur le rocher sans rien sentir du travail de l'ar-tiste.

M. HUGUES MERLE nous donne cette année deux œuvres tout à fait belles, et tout à fait différentes par le sujet, la composition, le style et la manière. C'est une âme tout entière, l'âme d'une mère désespé- rée qu'il a mise dans le regard d'invocation porté vers le ciel par cette pauvre femme, qui tient un enfant ses bras, un autre par la main et cet autre d'une mauvaise humeur navrante, car elle est celle de la faim. Ce n'est plus dès lors une mendiante cette femme qui prie ainsi, cachée derrière une muraille. L'élan parti du fond de son cœur et de ses entrailles illumine ses traits. Les lignes de son visage levé vers Dieu atteignent une distinction, une beauté supérieures. Cette femme qui mendiait, nous ne pouvons plus voir en elle que l'ange gar-dien de ses enfants. L'éloquence de cette leçon de chanté arrive au cœur par le chemin de la vérité. - Son tableau de Marguerite essayant les bijoux triomphe des Allemands par leurs propres armes, c'est-à-dire par leur propre style. Cette manière n'est pas une recherche mais une convenance profonde avec la légende. De cette facture décou-pée et finement serrée, s'échappe un éclat et une fraîcheur de coloris qui ajoute à la poésie brillante de cette belle Marguerite et sombre de ses tentateurs.

M. BOUGUEREAU, qui a de lointaines affinités avec M. Hugues Merle, est, lui aussi, en progrès. Il semble le suivre, mais à distance, et la distance se rapprocherait, si, lui aussi, demandait ses progrès a la nature au lieu de les enfermer dans les conventions académiques. - Sa couleur prend de l'éclat et sa forme de l'ampleur, mais restent maniérées et sans caractère précis. Ses deux Italiennes pourraient être aussi bien des Circassiennes ou de belles Normandes; il n'y aurait que (466) le costume à changer. Elles portent chacune un enfant. Elles pour-raient être des vierges portant l'enfant Jésus. Évidemmént le petit saint Jean manque au groupe qu'accompagne une chèvre.

Si M. Bouguereau veut voir des Italiennes dans la nature et dans la lumière, il lui suffira de consulter le tableau de M. SAIN, les Fouilles de Pompéi. Mais s'il 'anime bien sculpturalement ses belles porteuses,

M. Sain laisse trop ses terrains, sa mer, son ciel et son Vésuve â l'état d'indications, lesquelles sont, il faut le dire, d'une entente pleinement artistique.

Un singulier rapport de grandeur, de cadre, de personnages, de ton, d'heure, de ciel, se rencontre entre le tableau précédent et celui de M. FEYEN-PERRIN, Femmes de l’île le de Batz attendant la chaloupe de passage. Ce rapport assez fréquent à nos expositions ne témoigne-t-il pas qu'une cause commune préside aux productions artistiques d'une époque? De la Ronde antique. où dansaient avec une verve lubrique des femmes nues toutes modernes, à la Grève où une femme nue étendue sur le rivage séchait son dos au soleil, à la Leçon d'anatomie, d'une crânerie réaliste, à l'Élégie qui a été si justement récompensée l'année dernière pour ses valeurs de caractère, de poésie et d'exécution, enfin à ce groupe de

femmes rustiques, il y a mieux qu'une variété de sujets; on peut mesurer une progression constante de force, d'aisance et d'élévation. Mais si entre ces différents genres, ce peintre si souple avait à choisir, le tableau de cette année me semblerait le type le plus favorable aux développements de son talent. Belle lumière, vive, profonde et gaie, belles correspondances entre elle et la perspective, les rochers et l'état de la mer, beaux reliefs des personnages, attitudes pittoresques et naturelles, et puis expressions diverses, justes, vives, intéressantes d'impatience, de tris-tesse, de gaieté, de mélancolie, d'indifférence ou de rêverie, entre les femmes de ce groupe qui, tout entier, tourne le dos au soleil et s'éclaire par l'ombre translucide du contre-jour. C'est décidément vers la nature que tendent la plupart, des vocations, en son sein qu'elles se complaisent, se diversifient, se raniment et puisent l'originalité vraie avec des forces plus vives.

Un fait important à enregistrer dans l'histoire présente de l'art est la naissance d'une nouvelle école en Europe, l'école espagnole. Plusieurs œuvres très-distinguées l'annoncent à cette Exposition. Elles appartiennent au pittoresque naturel et au petit tableau de genre. Elles ont pour titres La Sortie de la Mairie, Mœurs des fétes espa-gno1es à Valence, très-naturellement et très-vivement rendues par (467) M. FERNANDEZ; ses chevaux sont excellents; l'Entrée des Toredos et la Première épée de ZAMACOIS; le Cabaret de M. RUYPEREZ, dont les figures posent un peu trop, mais sont comme gravées au pinceau. La lecture de M. Léon ESCOSSURA, élève de M. Gérome, procède de Meissonier. - A cette école appartient aussi Mme Marie ANSELMA, qui par un ferme et plein progrès, dans la Petite fille qui porte une jatte de lait et son autre tableau, montre l'énergie vitale de son talent, voué à la représentation des types pris à la nature.

Cette propension générale et l'initiation à la nature, déterminée par Jules Breton, Jules Dupré, Blin, Roussean, Corot, Troyon et Daubi-gny, ont amené cet épanouissement du paysage qui est un des heureux signes de notre temps, mais qui attend encore, à l'exemple de ces maîtres, le rayonnement et la fécondation du foyer spiritualiste. Le paysage puisera un jour à cette source de toute inspiration une expansion nou-velle, toute sa variété, toutes ses grâces, toutes ses formes, toutes ses expressions, tout son caractère, toutes ses intimités. Mais dès aujour-d'hui une vaillante et robuste sincérité préside à la révélation des grands aspects extérieurs et des valeurs pittoresques. L'esprit de vé-rité anime et caractérise toutes les vigueurs, toutes les délicatesses de l'interprétation actuelle. Il ajoute chaque année plus de lumière, plus de coloration et plus d'intensité harmonique aux tableaux découpés dans le vêtement de la nature, la terre, l'eau et le ciel. Mais dans le cours des eaux, dans les changements du ciel, le frissonnement du feuillage, le souffle du vent, le travail de la végétation qui couvre et abrite le sol depuis sa base jusqu'aux plus solennelles hauteurs, dans le port et les caractères des animaux et dans leurs rapports entre eux, il n'y a pas seulement vie et mouvement, mais action et esprit. Il n'y a pas seulement dans les accords, les solidarités, les harmonies de la nature une magnifique orchestration, il y a toujours mélodie, chant, expressions, langages variés à l'infini et accentués à tous nos sens. Voilà ce que selon sa religieuse mission tend à pénétrer et à manifester l'œuvre du paysage. Aussi faut-il beaucoup compter avec l'âge des paysagistes, et leur rendre cette justice que chaque année concentre. leurs forces dans une voie plus élevée et étend leurs horizons.

Le mouvement vers la nature se détourne-t-il de la figure humaine? L'Exposition ne donne pas en portraits et en études de tête le même nombre d'œuvre marquantes que les années, précédentes. Mais celles qui font relief ont une saveur esthétique qui n'est pas ordinaire. Ainsi j'ai entendu près de moi observer très-justement que le portrait de femme en buste, de M. JALABERT, avait un parfum de Raphaël. -

(468) Ceux de M. le comte et de Mme la comtesse Mimerel, par M. JACQUAND, sont des types de réalité exacte, finement interprétés, sévèrement rendus. - M. CELLIER a eu bien tort d'éclairer d'un effet de lune assez faux la grâce et la force de la vie, qu'il a d'ailleurs parfaitement exprimées, dans le portrait de Mme Delamarre de Boudeville. La mélancolie du clair de lune peut aller à l'âme de M. CELLIER, mais non au ressort de volonté et d'esprit qui avivent ces traits jeunes et fins, incisifs comme l'acier. Il leur faudrait le marbre, ne fût-ce que pour ajouter son doux éclat à la lumière qu'ils les révélerait. - Le portrait de Mme R. H. -, par M. FAURE, est une remarquable interprétation de caractère, mais ne faut-il pas quelque chose de plus encore à la lim-pidité de cette belle tête blonde et ne faudrait-il pas déroidir un peu ce cou que les habitudes pensives inclinent, chez l'original, niais en lui laissant, j'en suis bien sûr, toute sa flexibilité? - Mme Alfred M. - par M. CHARLES CHAPLIN, est la grâce elle-même en pleine aurore, c'est la peinture aux doigts de roses. – Les portraits de MM. BON-NEGRACE et LEHMANN sont les œuvres d'artistes austères qui se donnent pour mission de fixer et d'éclairer la vérité. Mais combien la vérité devient gracieuse et souple sous le pinceau de M. Bonnegrâce, quand c'est la femme qu'il doit exprimer! Ou en voudrait beaucoup d'exemples comme le charmant portrait de Mme Ernestine Grisi. M. GIACOMOTTI a empreint de sa conscience, de son savoir - et de son style, acquis aux grandes écoles, le portrait de Madame. Mais il y manque le souffle qui allége ces graves et essentielles qualités. Ce souffle est précisément ce qui fait une fleur incomparable du por-trait de Mme H. de O., par Mme HENRIETTE BROWN. Personne qui, au moment de franchir la porte près de laquelle on l'a placé ne soit saisi dès l'abord en l'apercevant, par une force lumineusement sympa-thique. Mme Henriette Brown est le Corot du portrait.

Ce que son pinceau va chercher dans les contours, la forme, tout l'aspect extérieur; ce qu'il rend d'une manière juste, pré-cise et puissamment délicate, c'est la spiritualité, et il faut convenir qu'elle choisit bien ses modèles. Aucun maître n'a peint comme elle le regard et n'a rendu ce qui, dans la vie, dans les sens, dans la forme et le mouvement, est le rayonnement de l'esprit. Don privilégié d'intuition métaphysique qui est peut-être une secrète émanation de notre temps recueillie par la noble initiée, et qui fait d'elle, mieux qu'une simple grande artiste, une prêtresse de l'art. Mais il manque toujours quelque chose à la perfection humaine et même féminine; ce qui manque à Mme Henriette Brown, elle l'acquerrait par une copie (469) du Titien et une copie du Dominiquin. J'abuse de ma liberté de critique en recommandant ainsi à une artiste de cette portée de copier quelque chose. Mais mon excuse est mon idée qu'il tant copier, non quand on commence, mais quand on est fort.

L'académie d'homme est généralement expressive et bien étudiée. Mais l'art bien portant aux champs, vrai, délicat et profond dans les réali-tés intimes de la vie populaire ou bourgeoise, éminemment intelligent des bêtes, chiens, chevaux, bœufs, moutons, n'a plus ni yeux, ni main, ni inspiration, ni chasteté devant la nudité de la femme.

Mais où est la femme - la femme nue? Rubens y faisait rayonner la vie, Raphaël l'idéal, Corrège la souplesse et la

lumière, le Titien la réalité tonique et voluptueuse, le Guide la force, le Dominiquin la poésie, l'Albane la grâce et la gaieté. Ces exemples n'éclairent pas les aca-démistes actuels. Sous quelle fatalité le foyer inspirateur s'est il éteint en eux devant la femme? Je l'ai dit plus haut, cette fatalité est la dis-solution sociale qui a pour raison ce chiffre : âge moyen du mariage trente-six ans ! et pour effets l'exploitation réciproque de l'homme et de la femme, l'absence de solidarité réciproque, le dégoût réciproque ! Cette révélation annuelle de la femme dans ses laideurs, dépourvue de sa pudeur, de ses grâces, de ses forces, de sa vitalité, constitue la plus attristante, la plus inquiétante des manifestations.

J'ai cherché les œuvres qui se sont soustraites cette année à cette déplorable loi de dissolution plastique. J'ai trouvé : le Titien et son modèle, de M. KARL MULLER; le Panneau décoratif, de M. GENDRON; les Secrets de l’amour, de M. JORDAN; une Nymphe désarmant l'amour, de M. DE POMMAYRAC; une Négresse, de M. FAURE; Daphnis et Chloé, de M. VIBERT; le Sommeil de la nymphe, de M. SAINT-PIERRE; la Putiphar, de M. SCHOPIN; le Réve, de M. CHAPLIN; la Femme menacée par des loups, de M. CRESPELLE, d'un beau modelé sculptural; Armide et Renaud, de M. GENTY, la Libation, d'ANTONY SERRES. Qu'est-ce que cette Cléopâtre au ventre plat, à la jambe cerclée, aux pieds sans attaches, tout entière sans articulations, sans carnation, sans vie, automate en bois des îles, ayant pour tout vête-ment un collier, des bandelettes sur les seins, une ceinture, et quatre bannières de gaze flottantes, simple appareil qui découpe impudique-ment les formes de la poupée, invention toute de fantaisie, faussement antique? Cléopâtre s'est fait apporter dans un tapis chez César qui ne voulait pas la voir; elle vient de se mettre debout et se soutient émue sur l'épaule de l'esclave noir qui a déroulé l'enveloppe. Son mouvement de tête vers César contient à la fois du trouble et de la décision. Son at-titude (470) a, une certaine beauté 'd'élégance provoquante, souveraine et interdite. Celle du colosse nègre à genoux qui lui sert de support est vigoureuse de physionomie, mais son épaule est monstrueuse. Le des-sin, la couleur, le modelé, la vie, la lumière manquent à ces deux figures cependant bien indiquées. M. GÉROME a voulu mener l'art antique' dans les errements du réalisme, et voilà dans quels' errements le réalisme a mené son talent.

Le petit tableau rappelle qu'il y a en lui un peintre vivace et un dessinateur rigoureux. Il est chez lui dans le domaine du vrai pitto-resque. Mais quel sujet! »Porte de la mosquée El-Assaney, au Caire, où furent exposées les têtes des beys irmmolés par Salek-Kachéf. « Et les têtes sont là ! Les trois principales en haut de la porte, le reste, une ving-taine, sur le seuil ! Le bourreau est assis près d'elles, sur le même seuil, et la sentinelle debout, de l'autre côté, cause avec lui. Ce soldat, son costume, son armure, son casque, sa grande robe jaune, tout son caractère et son expression pittoresque concentrent l'attention. Car l'attention se détourne des têtes coupées et le bourreau est banal. Mais elle franchit cette porte, ces têtes, ces personnages, ces ombres, ce cauchemar sinistre, pour aller au soleil qui illumine la colonnade in-térieure de la mosquée. Il se développe en tout homme prédestiné aux grands exercices des facultés morales une amertume, une âcreté de fruit vert qu'adoucit la maturité, si elle vient. Le milieu et le moment où l'on vit active, re-tarde ou empêche cette maturité. Il faut une grande énergie pour dé-gager sa personnalité tout entière des influences contraires. La nature et la société sont pour la volonté un champ de bataille, où elle doit conquérir le concours et la solidarité nécessaires aux

développements de l'action, de la puissance, de la liberté. Cette énergie est celle qui fait les grands hommes, artistes ou autres. M. Gérome porte en lui de quoi donner un grand exemple. Bien servi par les flots grossis du succès et par le vent de la fortune, il doit cet exemple à ses disciples, à ses con-temporains et à lui-même.

M. GUSTAVE BOULANGER poursuit une marche progressive très-ferme, mais très-gênée. Ses entraves sont les préoccupations de l'originalité et de l'effet spirituel (ne pas entendre spiritualiste). Son tableau historique : Catherine 1re chez Méhémet-Beltadji, discutant le traité du Pruth, n'a pas precisément caractère et valeur historiques. Catherine debout, et Méhémet assis, font les gestes de deux personnages qui discutent un marché, non un traité. Changez les costumes, et vous aurez deux propriétaires qui débattent entre eux le prix de quelques (471) hectares de terre. te besoin de familiarité, qui dicte trop exclusive-ment le style de M. Gustave Boulanger, se pervertit en vùlgarité; elle atteint notamment son excès dans l'attitude du secrétaire. Le cortége des deux souverains est intéressant. L'espèce de sauvage tatouê et mitré qui est derrière Méhémet-Ali est pittoresque, expressif, bien peint. Mais la main qu'il porte au manche de son long poignard, très--près de Catherine, semble se préparer à trancher la discussion par un coup imprévu. Son air sombre prête à cette illusion, et l'on n'est pas sans inquiétude devant la sérénité insolente de la blonde Catherine.

La Marchande de fleurs à Pompéi est un joli tableau néo-antique, où les petites femmes, dont M. Boulanger a le type dans le cervelet, dé-gagent et marient très-élégamment entre elles le jeu de leurs formes charmantes. Celle qui laisse tomber le haut de son léger vêtement, et se penche pour essayer un collier de roses, révèle une poitrine éblouis-sante de jeunesse et de fraîcheur, qui vaut à elle seule 3, si le reste du tableau vaut 4. Cependant celle qui lie derrière sa tête une couronne est d'une véritable beauté ; mais la couleur générale demeure dans les gammes ternes, sans doute au profit de la belle poitrine, mais aux dépens de l'œuvre entière qui, par sa mesure, exigeait des 'valeurs complètes de tonalité.

L'inspiration plus pure des derniers temps n'agit pas seulement sur les peintres qui s'adressent à la nature, mais aussi sur ceux qui ne veulent pas lâcher le fil de la tradition antique, tout en évitant de le tendre et de s'y enchaîner trop fort. Ils acceptent plus sincèrement que leurs devanciers l'association entre le passé et le présent, l'union féconde de la libre allure et de l'autorité consacrée. Ce ne sont plus les indisciplinés d'une révolution, mais déjà ses ordonnateurs par voie de synthèse. Aussi ne se confondent-ils pas par l'imitation réciproque. Ils ont chacun leur caractère, et bien tranché. - Les deux individualités qui, représentent éminemment cette nouvelle et belle manifestation de l'art, sont MM. ÉMILE LÉVY et GUSTAVE MOREAU. Leurs œuvres de cette année sont empreintes dans le sujet même et l'expression de la pureté qui caractérise une élévation d'idéal; et le progrès intime, profond, que contiennent ces œuvres se mesure à la portée de leurs tendances.

Des deux tableaux de M. ÉMILE LÉVY, le meilleur est de beaucoup celui qui a pour titre l'Idylle : c'est celui-là surtout qui confirma, l'ob-servation précédente. La composition de l'autre ne me paraît pas avoir été assez méditée. Du bas en haut, elle forme un zigzag évidemment involontaire. Mais le corps d'Orphée est d'un modelé si fin, et son (472) œil va si bien s'éteignant dans la mort, que les bacchantes, devenues ses bourreaux, malgré les discordances

de leurs lignes et les vulgarités violentes de leurs attitudes, apparaissent seulement comme des con-trastes à la distinction de ce calme mortel.

Mais une admiration sympathique et constante vous attache à l'Idylle. Cet adolescent, qui porte sa jeune amie pour lui faire franchir le torrent, et cette jeune fille, fleur nouvelle éclose, qui s'accroche à son cou, se confondent en une seule forme, toute empreinte d'amour et d'innocence. Il a fallu toute notre éducation scénique à cette portée expressive. Mais le contour le plus pur de la statuaire antique encadre ce sentiment tout moderne. Comme la jeune enfant pèse bien sur le bras de son ami, et comme il la soulève bien ! Elle retire et contracte le pied, peut-être un peu trop tôt; mais, c'est le signe de l’impressionnabilité qui redouble à ce moment sa crainte, et la fait se presser plus fort contre la poitrine de son protecteur. Sa tête s'abandonne spontanément sur celle du jeune homme, qui enveloppe d'une étreinte délicate sa jeune bien-aimée. Il est atteint d'un enivrement si intime, d'une si profonde jouissance, que son cœur et ses traits se contractent sous l'oppression; premier élan, première étreinte d'une passion in-consciente d'elle-même, et qui se résoudra en larmes, en prières et en baisers, aussitôt le ruisseau franchi. Le printemps verdit les flancs de la' montagne qu'ils viennent de descendre. Seulement la perspective ne l'élève ni ne l'éloigne assez. Le jour est bien matinal, mais un peu obscur. La robe bleue, si chastement, si naturellement rassemblée et drapée, se détache un peu crûment des verts, mais nous n'en sommes pas moins au sein de la nature, interprétée par la puissance spiritualiste de l'intuition moderne, et au sein de l'antiquité, où une initiation supérieure a transporté cette scène charmante. Si la coloration n'a pas atteint toute sa force et toute son harmonie, la touche est exquise, et la forme a toutes les valeurs possibles de vérité, de distinction, d'accord et d'expression.

M. GUSTAVE MOBEAU est un haut talent, qui n'a pas encore tout l'essor de son individualité, lente croissance qui assure avec l'âge la stabilité du complet épanouissement. Il s'est limité jusqu'à présent à réaliser en lui la triple synthèse de Delacroix, son maître, de la tra-dition antique et de la naïveté primitive de l'art. Je veux être, s'est-il dit, Delacroix, Phidias et Mantegna, et ce qu'il a voulu être, il l'est. Grande, forte, belle coercition systématique, mais trinité féconde, d'où s'échappe l'âme personnelle de celui qui a eu une telle volonté. Respect donc à M. Gustave Moreau, et s'il s'égare en certaines parties, (473) il est grand en principe. Laissez faire le temps, laissez faire sa spon-tanéité qui brisera le frein et le lancera tout à coup, maître de lui, en plein champ de la nature.

Combien est solennelle et pure d'expression antique cette jeune fille qui vient de recueillir la tête et la lyre d'Orphée ! Combien est profond dans son calme le sentiment douloureux de sa tête inclinée vers celle du grand charmeur lyrique; et cette tête d'Orphée posée sur la lyre muette, ainsi levée vers la jeune fille, quelle suavité encore crispée en ses traits pâlis et contractés par la mort ! Les teintes de la robe, des écharpes, de tout le costume où le peintre a prodigué, les plus fins tré-sors de sa palette, sont d'une rare délicatesse harmonique. Mais cette robe ne gagnerait-elle pas, même en couleur, par les teintes et demi-teintes des ombres, à suivre le dessin et le modelé corrects d'un véri-table corps? - M. Moreau veut être naïf; mais la naïveté en art ne consiste qu'à vouloir candidement bien faire. Il multiplie les diffi-cultés à chercher cette naïveté ailleurs et à prétendre l'exprimer par voies de

gaucheries très-étudiées. Il limite ainsi sa réelle expression et son expansion possible; il se prépare un tissu de défauts à défaire, quand il s'apercevra qu'il s'est trompé. - Son ciel, voilé de nuages un peu couleur de chair et roses est d'un effet à la fois tendre et lu-gubre. Mais son rocher, sur le haut duquel de petits bonshommes appellent des quatre points cardinaux, est tout à fait un rocher de théâtre, assez fréquemment rencontré dans les pièces féeriques. D'ailleurs, les œuvres exposées de M. Gustave Moreau ont toutes jusqu'à présent le caractère décoratif. Est-ce exprès? n'est-ce pas plutôt une consé-quence de l'instinct qui préside au développement de son talent, et qui le retient dans ce style secondaire jusqu'au moment où sa manière sera bien absolument sienne, et non plus celle de Delacroix, combinée avec l'antiquité et le moyen âge. Alors il nous donnera le tableau véri-table, comme tous les maîtres, et nous révélera le véritable Gus-tave Moreau, réalisant la simple synthèse du dessin et de la couleur. Son Diomède en proie à ses chevaux, qui le font sauter en le dévorant, est une violence magnifiquement colorée et ornementée de monuments à la Hubert Robert; - beau contraste à la Jeune fille. Mais pourquoi M. Gustave Moreau, peintre de régénérescence; repaît-il sans cesse son esprit et sa palette de ces scènes de mort et de drame, qui sont les recherches des arts en décadence? Sancta simplicitas, voilà la devise du grand art, l'empreinte de toute grande chose.

Il faut étudier le Combat de Castor et Pollux, peinture vigoureuse de M. MARCEL BRIGUIBOUL.

(474) Deux peintres unissent encore a un degré remarquable le souvenir de l'antiquité au sentiment moderne, MM. GEORGE VIRENT et EHRMANN. Le premier en son tableau de Daphnis et Chloé, naïf élargissement de la manière classique; le second en son tableau tout allemand, où les trois Parques sont représentées dans le ciel, noble idéalité spiritualiste qui attache un sentiment d'espérance à l'œuvre des Euménides, mais qui aurait demandé peut-être un peu moins de précision, une sorte de symbolisation vaporeuse.

Ce mystique brouillard couvre Pompéi visité par les Muses, de M. HAMON, qui, je crois, a précédé d'un jour le mouvement néo-antique. Ce brouillard voile aussi d'assez importants défauts de proportion entre ces belles muses désolées, les unes assises parmi les ruines, les autres dans l'éther, je ne dis pas l'air. Le corps très-majestueux de la plus grande a dix fois Sa tête, assise ; elle l'aurait au moins douze debout. Près d'elle se trouve couchée une toute pauvre petite muse, dont l'a-moindrissement ne s'explique lit nullement par la perspective. Mais le brouillard répand sur cette fantaisie une telle harmonie que ces irré-gularités échappent. La mélancolie de ces muses désespérées dans la brume vous gagne on ne sait pourquoi. Elle ne vient pas d'un effet sympathique bien déterminé; on se dit d'abord : pauvre Pompéi ! et puis bientôt : pauvres Pompéiens ! Mais dès lors les muses n'ont plus rien a faire et tout le tableau s'envole.

Un peintre, dont la distinction native a traversé, sans s'altérer, notre période révolutionnaire, M. FROMENTIN, donne cette année deux tableaux, dont l'un reste encore à peindre (l'Oasis), dont l'autre, malgré son charme, n'est pas une de Ses œuvres capitales. Le Passage d'un gué par une tribu arabe en marche vers les pâturages du Tell, malgré son étendue de perspective bien découpée par la montagne, malgré l'élégance des groupes en marche et des petits chevaux montés par les cheiks, malgré les révélations de mœurs et tout l'intérêt pitto-resque attaché à cette vaste scène d'émigration, enfin malgré l'ai-sance fine et large de la touche générale, est loin de valoir le Bîtvouac au lever du jour, la Chasse au faucon, les Voleurs de nuit, etc. Mais il vaut mieux que le

Simounn. Enfin, c'est une œuvre intermédiaire chargée de négligences, qui a suffi à entretenir la main du peintre et ne marque pas un progrès. Le ciel n'est pas même celui d'Afrique. Il est couvert de ces nuages qui le rapprochent de nos climats; ce n'est pas dans le Tell qu'émigre cette tribu arabe, mais en Normandie.

Artiste de premier ordre par la franchise et la vérité pittoresque du mouvement, artiste bien français par la spontanéité et l'abandon (475) négligé de l'allure, M. EUGÉNE GIRAUD a longtemps retenu d'ans sa main la pureté du dessin et les valeurs vitales du coloris. Comparez sa Danseuse au Caire, présentement exposée, â ses Danseuses espagnoles du Luxembourg, et vous mesurerez la distance franchie par un essor qui s'est déployé surtout dans ces dernières années. Fidèle à sa ma-nière, à son style, à son caractère et à sa race, il n’a fait qu'y dou-bler sa valeur. Quelle moelleuse souplesse dans ce déhanchement qui constitue la danse orientale! Comme le dessin articule bien le mouve-ment des muscles. Comme la lumière, les ombres, la couleur et la vie jouent finement sur ces d'airs noires d'une fermeté marmoréenne, ré-vélées à travers la gaze transparente que soulève l'air doucement agité. La soie, si exactement orientale de la robe et du corsage, frissonne et bruit. La tête d'un beau galbe s'incline, calme encore, mais peu à peu domptée par les sensations voluptueuses. La lumière, découpée sur le mur par une fenêtre ogivale, encadre d'un effet poétiquement original cette almée, qui restera je crois en peinture comme le type supérieur de son espèce. Le tableau du Pierrot allumant son cigare à la lanterne d'un égouttier est un effet de constraste entre les lueurs, les ombres d'une nuit parisienne, entre la gaieté du carnaval et l'austérité du travail nocturne, donnée spirituelle qui a son charme poétique et que le peintre a animée de toute sa verve.

M. LOUIS BOULANGER, par son tableau Vive la joie! orgie de truands, puisée à Notre-Dame de Paris, et surtout par son Concert picaresque, dégage en une remarquable modification de style toute la souplesse et toute la jeunesse de son talent, déjà célèbre en 1835.

La Garde meurt, de M. HIPPOLYTE BELLANGÉ, est la dernière empreinte d'un grand progrès, que le peintre épique de la petite toile militaire vient de laisser en mourant. Les fumées de la poudre obscurcissent les feux du couchant, et les derniers grenadiers à leurs rangs dessinés sur le sol par l'entassement des cadavres, jettent, sublimes de fureur en-thousiaste et douloureuse, le cri héroïque : la garde meurt! - Ce peintre national, en laissant la patrie terrestre pour l'autre, lègue sa mission à son fils qui se montre encore une fois bien digne de la con-tinuer par ses deux tableaux de mœurs militaires au camp, la Partie de loto et la Veille de l'arrivée de l'Empereur, animés d'une gaie vérité. Le plus remarquable dé ceux qui consacrent leur pinceau aux sou-venirs de notre épopée militaire est un Allemand, né dans la capitale même de la Confédération germanique, à, Francfort-sur-le-Mein. - M. ADOLPHE SCHREYER est l'héritier le plus direct d'Horace Vernet, aux qualités principales duquel il ajoute sa poésie germanique, surtout dans (476) ses ciels, ses horizons et ses lointains. L'enthousiasme éclaire la vérité et se mêle au grand entrain de ses mouvements militaires. La Charge des cuirassiers de la Moskowa sort du ravin où elle était plongée, et reçoit en même temps le feu de l'ennemi. Des chevaux se dressent, d'autres tombent, des soldats sont frappés et meurent. On voit au vi-sage des autres que l'engagement décisif approche. L'officier com-mande un mouvement oblique qui s'exécute. Il est superbe en-levant son cheval gris d'un coup d'éperon et ponant au loin, derrière lui, dans le ciel, l'ordre auquel il ajoute

l'exemple de son calme hé-roïque; il est d'un relief sculptural. Les casques miroitent dans la perspective, descendent le pli de terrain d'où le premier rang de l'esca-dron se relève. Une grande vigueur d'action et de trait caractérise ce beau tableau; mais la couleur a laissé roses les chevaux bais, jaunes les chevaux alezans, et le sentiment a trop humanisé l'expression de leurs regards. Le Solférino, de M. TABAR, est une œuvre large, délicate,

poétique, mouvementée, bien unie dans sa masse, illuminée des éclairs du ca-non. - Elle annonce un peintre des plus dignes de l'épopée française. - A côté, se distingue bien nettement par le relief d'un dessin cor-rect, délicat et ferme le Napoléon sur le Bellérophon de M. CABASSON, qui entend bien tout ce qui est ligne, groupe, attitudes, expressions, perspective, mais qui n'est pas assez initié aux lois harmoniques des tons en couleur.

MM. BEAUMÉ, ABMAND DUMARESQ, LOUIS BROWN, BEAUGÉ, JANET. LANGE-LANGE, PROTAIS, RIGOT, CLAIRIN, nous prouvent que la branche mili-taire est celle de la peinture historique qui a le plus de vie. Cepen-dant les autres branches trouvent dans la valeur des noms qui les cultivent, une compensation à la qualité. A ceux qui nous ont arrêtés, nous devons ajouter ceux de MM. KIENLIN, auteur d'une Marie Stuart marchant au supplice, et de M. HAGELSTEIN, auteur des Huguenots; de M. MERCADÉ, Espagnol à ajouter à la mention de son école, et qui expose un très-grand tableau, empreint d'un caractère particulier, recueilli aux données de la nature, Translation du corps de saint François d'Assise. - Le Charles Quint de M. Comte se détache bien du groupe historique par le relief des qualités fines, justes, intuitives, mais selon une manière archaïque qui vieillit l'art de trois siècles, sans profit pour la vérité. L'Agar dans le désert, de M. HUGREL; est la plus belle page biblique de l'exposition.

Le souffle du temps, si fécond partout ailleurs, n'est pas favorable à la peinture religieuse. Au XVIe siècle en Italie, au XVIIe en France, la (477) source des chefs-d'œuvre a, été la foi et la femme. Au XIXe, les chefs-d'œuvre inspirés par l'esprit catholique deviennent de plus en plus rares, et les plus purs interprètes de la forme féminine vont cher-cher leurs modèles dans la campagne: M. Jules Breton en Flandre, M. Eugène Leroux en Bretagne, M. Marchal en Alsace. Deux œuvres féminines nous ont seules paru émanées d'un intime sentiment reli-gieux : le Christ au jardin des Oliviers, de Mlle FAYOLLE ; la Sainte Famille, de Mlle DE CHATILLON. M. LAZERGES a consacré une élégante imagination dramatique, un sens délicat du caractère et de la forme à l'Évanouissement de la Vierge chez Ponce-Pilate. Les Saiuts Anges de M. CAMBON s'élèvent au niveau du sujet par un mouvement bien expres-sif de leur mission, qui est de porter à Dieu les prières des hommes. L'exécution sobre et savante de l'artiste convient au genre religieux. La Mère au tombeau, de M. CHAUTARD, est empreinte de distinction dans la ligne, dans l'effet, le drame et le sentiment. D'une composition expressive, la Scène du Christ et des dix lépreux, de M. GLAISE FILS, semble se passer sur un théâtre. Une simplicité élevée et un profond naturel se détachent entre autres mérites, du tableau espagnol de M. BENITO MARCO, la Translation du corps de saint François d'Assise. Les Funérailles du Christ, de M. JOBBÉ DUVAL, ne sont qu'une indication, mais neuve et saine.

La salle des dessins, pastels et aquarelles est le domaine où règne M.GUSTAVE DORÉ, sinon en maître, du moins parmi les maîtres. L'effet, le relief, la puissance de ses deux compositions vous arrêtent au passage. D'un côté la légion des anges rebelles arrive en tourbil-lonnant sous le souffle de la colère divine, au terme de leur chute. Ils tombent à la place que leur marque l'éclair, harassés de leur immense

parcours sans que leurs ailes puissent encore soutenir leur fureur. Au sommet du rocher, le premier tombé se relève déjà, et porte vers le ciel la menace de la vengeance éternelle. La naïveté biblique s'unit en ce beau dessin à l'expression musculaire de la force, à toute l'accen-tuation aisée, simple, énergique et spontanée du drame par la forme, qui semble au bout de ce crayon magistral être venue d'un jet de la pensée. La foudre encore répond aux derniers efforts des Titans désespérés, enveloppant comme un groupe de cariatides, les rocs qu'ils lui opposent.

L'œil trouve un repos digne de cette grande poésie légendaire, à s’arrêter sur les vingt-quatre fusains de M. BELLER, qui le transportent en pleine Auvergne, avec cette brillante spontanéité d'une science incarnée qui semble tout mettre d'un coup sur le papier, étendue, (478) articulation, unité, solidité, légèreté, poésie, vérité de la nature. Les deux grandes études au fusain de M. APPIAN ne vont qu'à l'impression, point de départ et but de l'art, qui réclame pour intermédiaire la science. Elles nous révèlent l'intervalle que M. Appian tend à combler par la couleur, et quel maître nous préparent ses progrès. Ceux qui veulent voir la pureté et la portée de l'art réduit à ses éléments les plus simples, n'ont qu'à consulter les beaux croquis d'AMAURY DUVAL et de PAUL FLANDRIN. Ceux qui veulent entrevoir le caractère plus in-time les tendances et les futurs dégagements de M. GUSTAVE MOREAU, n’ont qu'à observer sa Péri, projet pour émail, poétique ornement du moyen âge, écrit par un grand artiste grec, et l'Hésiode visité par la Muse, laquelle semble le génie même de la poésie antique, véritable dessin de maître qui a failli rester correct sous les surprises de l'ins-piration. Du rêve où le dilate M. Gustave Moreau, le regard tombe sous l'étreinte d'une facture serrée qui voudrait ne rien lâcher de l'in-fini, contenu dans les plans d'ombre et de lumière, parmi les eaux et les rocs, les sommets, les grands troncs et les taillis d'un dessous de bois. Ce remarquable dessin de M. SCHIRSCHKIN conserve cependant toutes les larges impressions du premier jet. M. ALLONGÉ nous fait respirer une large bouffée d'air sur le Pont du Claye.

Ces deux dessins d'un beau style, font à droite et à gauche cortége aux aquarelles de Mme la princesse MATHILDE. Son Altesse Impériale n'entend pas seulement honorer l'art par la fidèle présence de ses œuvres aux expositions; elle marche et monte avec lui la rampe sévère du progrès; elle sait où est le beau et nous prouve cette année qu'elle s'était bien trouvée jusqu'à présent dans les voies de sa révélation. Sa couleur s'est à la fois affermie, éclairée et apaisée, le modelé amplifié et simplifié. Ses œuvres attirent très-sympathiquement par leur 'relief et leur harmonie. Aucun artiste ne révèle au salon les plus chastes beautés de la femme comme l'étude du profil perdu. Le bras, l'épaule; l'attache sous-maxillaire et la nuque sont en effet des éléments essentiels de la beauté féminine. Le vêtement an-tique qui les découpe est d'un goût parfait, la chevelure d'un blond doré aux reflets bruns que noue un lien d'or et de perles, est d'un ton superbe.

L'autre étude, d'un type méridional très-caractérisé, repose assise dans une forte belle ligne d'ensemble, se tenant les bras de deux mains déli-cates, sévèrement étudiées, et bien souple de tout le corps. Le vête-ment oriental réalise entre les deux extrêmes tuniques, le noir du cor-sage et le blanc des manches, l'harmonie des maîtres, par l'intermédiaire (479) du vaste cœur d'or ciselé à jour, qui plastronne une partie de la poitrine, de la calotte rouge qui coiffe la chevelure noire aux reflets bleus, et des ombres sur les chairs aux tous mats et chauds, Ce n'est pas seulement le

concours d'une Altesse, c'est l'exemple' magistral d'un artiste que prête aux arts Mme la princesse Mathilde.

La tournée aux salles de dessins et d'aquarelles n'est pas perdue. On peut y faire d'importantes découvertes. Là notamment se révèle la portée de plusieurs talents que voile encore la couleur à l'huile. On peut voir au Porteur d'eau et au Cabaret espagnol, de M. VIBERT, quel naïf et profond esprit de vérité, quelle fine observation, quelle rigueur de dessin, quelles largeurs de coloris, renferme ce talent destiné à une haute expansion. Dans le Printemps et l'Automne, de M. HERST, éclatent des qualités de premier ordre. D'une intime et parfaite jus-tesse, il me semble que sa tonalité parle' trop haut. Il ne suffît pas d'être au diapason de ta nature; il importe d'observer encore toutes les mesures par lesquelles elle nous charme et participe sympathiquement à tous les états joyeux ou tristes de notre âme. M. Herst rend très-bien la vie, mais le terme des grands progrès est d'exprimer l'esprit de la vie. Quelle maestria délicate et féminine dans le ton et le modelé de la Jeune grecque et de la Jeune paysan ne, de Mme HERBELIN. La Batterie d'artillerie passant un gué de M. PILS, est prise au cœur de la vérité et de la nature. Pas un mouvement de tête d'homme et de cheval, de bras, de jambe, de trait, de roue au bord de la berge, qui ne soit juste, précis, fin; et combien cette composition est large et simple, d'une science qui ne se sent pas dans les diminutions de grandeur, de relier et de teintes selon les plans. Les figures de M. VIDAL, ses anges et la grande belle jeune femme qui pourrait se mêler à eux, sont d'une grande suavité sculpturale. L'harmonie et la vérité accompagnent la simplicité austère et rêveuse des belles aquarelles italiennes de M. TOURNY.

Le saint Goard et l'Amsterdam, de M. Justin OUVRIÉ, sont des aqua-relles très-habiles d'où ne s'échappe pas la poésie, mais où réside la plus consciencieuse exactitude locale. Plus d'élégance et de finesse s'ajoutent aux mêmes soins chez M. WYLD, A l'aquarelle comme à l'huile les vaches, de M. de La Rochenoire sont saines et vigoureuses. Une large manière de composition et de touche vous retient devant les men-diants cordouans et les contrebandiers de M. Zo. Mais la couleur trop lavée et le laisser-aller du dessin font naître de cette séduction, le vœu que M. Zo complète en lui un grand artiste. Tel deviendra M. VEY-RASSAT. Sa touche est pleine de vraie lumière, mais aussi de rudesse. Lui conseiller de s'appliquer aux côtés fins et délicats de son art, dont (480) il a les rigueurs et les plénitudes, ce n'est lui conseiller rien traire à sa nature. L'union de la finesse avec la force se les vues de Mme Nathaniel de ROTHSCHILD. Je fais mon Mme OUDET de sa copie de Sigalon, trop facile, mais bravement de couleurs; et je salue en passant une verte espérance qui fleurit les bords d'un torrent, le Torrent de Mlle LOUISE ROCHAT.

II

La sculpture est un critérium austère et sûr de ce que vaut l'art d'un pays et d'une époque. Si vous voulez connaître son degré de vitalité, c'est peut-être aux statues qu'il faut tâter le pouls. Le marbre tremble devant moi, écrivait Puget à Richelieu. Cette fière et virile parole contenait l’expression du souffle collectif qui a nom Descartes, Corneille, Pascal, Bossuet, Molière, Poussin, Claude Lorrain, Lesueur, Racine, Fénelon et puis Voltaire, Montesquieu, Jean Jacques, bref XVIIe siècle, XVIIIe siècle et Révolution. Aujourd'hui nous avons des sculpteurs en qui se développe une sévère énergie, en qui croît t la puissance de donner à la matière non-seulement la forme mais la vie. Nul témoignage

n'est plus signicatif du grand courant qui finira plus par s'appeler révolution, espérons-le, mais qui toujours ,grossissant sous le nom de progrès. Ce qui m'a saisi, il y a deux ans, devant le bronze de M. CRAUK, cette belle Viçtoire qui partait pour le ciel en serrant le drapeau français contre son cœur, c'est l'électricité vitale qui s'en dégageait. La lionne, le lion et les coqs de M. Caïn bien les attitudes, les mouvements, les expressions ,de la vie. Le Thésée enfant, de M. FALGUIÈRE, œuvre vraiment antique, respirait souffle nouveau en faisant le premier essai de ses forces. Une charmante, trop peu remarquée, de M. NICOLAS GUILLEMIN, une jeune négresse jouant avec un jouet de Paris, n'avait pas un membre, muscle, une ligne qui ne fussent animés. Et le Jeune Florentin à la mandoline, de M. PAUL DUBOIS, n'a-t-il eu pour attirer, avec l'unanimité la récompense suprême, toutes les sympathies du public que sa sionomie originale et tout son caractère empreint d'intuition resque ? Non, la vie planait en son recueillement, pressait l’instrument contre sa poitrine, y posait les doigts, cambrait ses reins, sur une jambe, l'allégeait sur l'autre, inclinait sa tête, ouvrait sa bouche, entrait par ses narines dilatées, et la pensée mélodique absorbait (481) le regard, extasiait tous les traits déjà viciés de ce jeune bohème italien.

Les manifestations de ce grand fait ne manquent pas à cette exposition. Voyez le fronton de M. CARPEAUX : la France portant' la lumière dans le monde et protégeant l'agriculture et la science. Le sujet principal subit nécessairement l'influence de la ligne, de l'espace, de toutes les conditions architecturales où il était enfermé. En outre, à la noblesse un peu abstraite du sujet il devait emprunter une apparente froideur. La France assise sur l'aigle qui déploie ses ailes pour partir est belle de mouvement, levant la torche lumineuse d'une main, ten-dant l'autre pour protéger, belle d'expression inspirée, vaillante & bonne, d'un type corporel, bien français par les fines rondeurs de la forme, où la grâce s'allie bien à la force. La flamme de la torche penche et les draperies flottent en arrière sous le vent, souffle d'enthousiasme qui va emporter l'aigle robuste. Les ailes symétriques couvrent en partant le savant couché à gauche et posant le compas sur une mappe-monde, l'agriculture couchée à droite sur la cuisse du bœuf qui pose réciproquement la tête sur la sienne. Si la ligne l'avait permis, j'aurais préféré de beaucoup voir le bœuf lever la tête en arrière. De ce qui était symétrie, l'artiste a fait harmonie, et le sujet se définit nettement dans un ensemble bien rempli sans être chargé, régulier sans raideur, à la fois calme, mouvementé et grand. Toutes les gênes ont été résolues au profit du sentiment, de l'enthousiasine reconnaissant et recueilli, que devait éveiller le jeu expressif de toute les lignes dans le cadre imposé. Mais si votre regard descend sur la frise où de petits génies herculéens portent des palmes, il y reste enchaîné par l'énergie de leurs mouvements, et plus bas encore voilà qu'une femme écarte gaiement un buisson de fleurs et y révèle un groupe d'enfants qui dansent. La Renaissance n'a rien fait de mieux que ce groupe; et aucune époque n'a plus vivement animé en pierre les grâces d'une femme, et les harmonies d'une composition ornementale.

La statue du Prince Impérial appuyé d'une main au cou de son chien, respire dans un jeu de lignes fin, souple, élégant, svelte, une noblesse et une distinction telles, que malgré la simplicité familière de l'attitude, on reconnaîtrait en lui l'enfant destiné à régner. La belle expression du fidèle Néro détermine très habilement le caractère de l'œuvre.

Le beau bas-relief qui complète si gaiement à sa base le

fronton de M. Carpeaux est encore à l'état d'ébauche. Mais il est une œuvre achevée, l'Angelica, de M. CARRIER-BELLEUSE, où la vie s'épanouit en fleur dans tout le modelé superficiel de l'épiderme, où elle rayonne, palpite (482) et souffre dans tous les effets d'ombre et de lumière, dans tous les jeux des articulations et des muscles. La mer monte; Angélique, chaînée au rocher, saisit sa chevelure à deux mains et se désespérée. Elle vient de mettre un pied sur une saillie du roc abandonne l'autre jambe. Elle sait qu'elle ne peut monter bien que la mer montera plus haut qu'elle, que l'engloutissement est table, et tout son mouvement est bien une révolte de la vie contre cette fatalité, de la vie jeune qui se débat dans un suprême effort, où tordent toutes ses forces et toutes ses grâces où éclate sa dernière splendeur. Quelle mesure, quel calme l'artiste a su conserver à cette attitude, à ces expressifs contours, à cette tête rejetée sur, le bras, à cette Poitrine dont les muscles se contractent dont les seins jeunes et souples s'affaisent et s'écartent doucement, sur laquelle la lumière repose douloureusement ! Et quel sentiment de solitude règne dans tout l'ensemble ! Mais la puissance de l'artiste ne se borne pas là à l'expression de l'âme et de la vie; une combinaison savante et sévère a, disposé le mouvement de manière à ce que de toutes parts la forme se révélât toujours nouvelle, ample, élégante, expressive. Certaines fautes de goût et quelques menues imperfections, les doigts des pieds par exemple, peuvent donner prise à la critique. Mais l'œuvre entière porte l'admiration si haut qu'il lui faut les négliger. Le type de force que cette femme représente et tout le caractère de ce chef-d'œuvre, appellent et soutiennent la comparaison du Puget. Le marbre a tremblé devant Carrier-Belleuse, et il a rendu tout ce que lui demandait l'énergique déploiement de sa résolution. On peut voir de lui au vitrage du maga-sin des onyx, sur le boulevard des Italiens, une Psyché versant l'huile dans la lampe fatale. La grâce exclusive de cette œuvre charmante relève, sans l'imiter, de Germain Pilon. On connaît de lui encore cette belle Vérité du Luxembourg, qui lève, d'un geste enthousiaste et hardi son miroir en l'air. Là c'est l'idée qui domine, l'idée où se reflète l'horizon, où brille la lumière de notre temps. M. Carrier-Belleuse n'est ni Germain Pilon ni Puget; mais, artiste éminemment français, individualité bien spontanée et très-prononcée de son époque, il touche par les affinités de race et de génie à ses grands prédécesseurs des autres temps. La vérité dont il a fait une proclamation si éloquente en marbre, est le mobile essentiel de sa volonté et de son inspiration.

Le premier jour de l'exposition quelqu'un me désigna M. Gustave, Doré assis négligemment sur le grand divan du salon carré. Quand je, descendis dans le couloir des sculptures, je retrouvai M. Gustave Doré (483) mais moins commodément installé. Sa tête seule avec un morceau d'épaule reposait sur un des supports rougeâtres qui élèvent au-dessus du sol le peuple immobile de cette retraite élyséenne. Et cependant il semblait encore appuyé sur le coude. C'était son buste en terre cuite de M. Carrier-Belleuse. Mais c'était lui, bien lui, au point de faire illusion à qui venait de le voir. Il avait exactement le même teint, en dépit de la terre rouge, les cheveux placés de la même manière par les hasards d'une main qui pense, la même petite moustache mouillée sur des lèvres minces, la même contraction des traits qui semblent ne pas encore être remis d'une colère récente. Non-seulement M. Carrier-Belleuse conservait fidèlement la réalité, mais l'expliquait profondément. Cette contraction des traits, n'était que le tourment d'une grande force constamment exercée; l'apparente colère qui avait fatigué le teint et les muscles du visage n'était que l'effet de la puissance en

véhément exercice tendant et détendant tous les ressorts. Le lendemain même un ami de M. Gustave Doré me dit qu'il était fort comme un Hercule, agile comme Mercure, qu'il avait produit 58,000 dessins, et qu'il était bon comme le bon pain.

Je crois que jamais exposition n'a contenu autant de témoignages de ce courant vital qui se communique du sculpteur à ses œuvres. L'Enfant moiîté sur une tortue, de M. DELAPLANCHE, s'élève dans l'air svelte, souple, jeune, s'accrochant d'un pied, appuyant une jambe tendue, se tenant Je l'autre sur la surface glissante de l'écaille, reprenant son équilibre à chaque instant compromis et frappant à tour de bras d'un jonc sans effet sur sa victime. Il penche en riant sa tête vers elle. On devine le mouvement qui a précédé et celui qui suivra, tant concourent à l'unité toutes les actions partielles de ce corps qui fléchit, de la tête qui regarde ou bien qui se lève, du bras qui rétablit l'équilibre, de la jambe qui pose, de celle qui retient. Cependant je dois dire que le courant vital qui a déterminé la composition paraît s'être arrêté en chemin. Je crois que l'entrave a été un peu de manière.

Il y a de si intimes rapports entre l'adolescent à la tortue et le Jeune équilibriste de M. JULES BLANCHARD que la critique de l'un pourrait être à peu près celle de l'autre. Seulement je ne suis demandé, si je disposais d'une médaille, auquel des deux je la donnerals, et j'ai senti le jeune équilibriste peser dans la balance. D'abord son action de faire tourner un plateau sur une baguette est plus dans la nature; s'il se mêle encore un peu de manière à la vérité spirituelle do l’attitude, cette manière est plus dans son rôle. Le modèle, loin de s'y borner aux indications, y est plutôt poussé au point de vieillir un peu toute la (484) partie antérieure et ployée du corps, qui reste parfaitement jeune de toutes autres parts. La vie joue plus librement sur l'épiderme dans les articulations plus souples. L'examen augmente de plus en plus la dose de charme. La forme naît de l'alliance sans alliage du sentiment antique et de l'esprit moderne. Bref, un style pur et un cachet élevé de distinction, une exécution sévère consacrée à une donnée naturelle et gaie, m'entraînent à donner à ce jeune équilibriste un brevet du supériorité sans réserve.

Le Jeune danseur au tan'bour de basque, de M. SANSON, est une œuvre très-fine de grâce, sobre de mouvements, harmonieuse de lignes, forte de savoir et d'exécution. Il s'en tire bien, se pose bien, le mouvement de ses bras et de sa tête indique bien la mesure de sa danse. La tension des muscles dans la jambe qui pose, la distension en celle qui se relève sont délicatement et savamment écrites. L'arrangement, le sentiment et l'exécution sont les valeurs essentielles de cette œuvre distinguée. La vie y émane du sentiment. Mais que ne s'échappe-t-elle de l'école?

Ainsi fait la Napolitaine en bronze de M. FALGUIÈRE. La vie y détermine franchement la souplesse et les finesses de l'attitude. Le point de vue éminement pittoresque de cette œuvre est secondaire en sculpture. Son Omphale n'a pas l'élévation de caractère voulu pour le nu, mais tout son jeu de lignes est d'une originalité distinguée.

Le Valet de chiens, de M. JACQUEMART, est tout vivant, en pleine nature, en pleine réalité, souple, l'attitude expressivement attentive. Il atteint par la forme du bras qui porte la main à l'oreille et par celle du bras qui retient le fouet toutes les amplitudes, toutes les valeurs de la statuaire. Cela signe l'artiste qui entend et atteint les hautes portées de l'art. Les chiens d'une parfaite vérité, l'un debout, l'autre assis, viennent de percevoir le bruit éloigné de la chasse et motivent le mouvement du valet. Ils

ne sont pas assez faits et sont restés à l'état d'indication où la science apparaît trop. Si le style de cet ensemble s'élève bien à la statuaire, son genre est celui de la statuette, et je crois que l'œuvre gagnera beaucoup à y être réduite. Ses grandeurs mêmes y apparaîtront mieux et sa vivante vérité aurait tous ses reliefs dans son vrai domaine. Un principe est que la statuaire ne peut être isolée d'une idéalité architecturale. Il lui faut, soit le temple, soit le palais, soit la villa, soit le jardin, l'enveloppe et l'accompagnement d'un cadre linéaire voulu, selon un sentiment déterminé. Le style architectural, bien qu'en progrès aujourd'hui, manque aux données de notre statuaire. Mais le sculpteur peut concevoir l'idée du milieu, des convenances et des harmonies architecturales nécessaires à son œuvre.

(485) M. CAIN n'y manque jamais, et l'on voit l'étendue et le caractère de la salle où doit être placé son beau trophée de Chasse au héron.

Nous trouvons encore empreints de vitalité bien caractérisée l'Enfant qui se drape, de M. MAGE; le Petit Faune, qui secoue, furieux et pleurant, un serpent engagé entre les deux doigts de son pied de chèvre, de M. LAVIGNE ; le charmant Savoyard faisant danser sa mar-motte, de M. DEMAILLE ; le Petit Indien réexposé, en bronze, de M. NADAUD; le Fauconnier, de M. MARCEL BRIGUIBOUL ; l'Amour et Ândromède, de LEPERC; la Danseuse grecque, de COURTET; le Pécheur d'écrevisses, dé MAX CLAUDET.

Quelques œuvres d'un ordre de beauté très-élevé suffiraient à rendre cette exposition de sculpture mémorable. Le Cavalier romain, de M. FREMIET, si simple, si grand, si vraiment antique par le caractère et à la fois moderne par les valeurs pittoresques. On le voit sur le champ de bataille, au repos, regardant à distance l'action, discipliné, aguerri, et noble par l'inclinaison du corps, le calme de ses traits qu'ont accentué de nombreuses campagnes. Sa lance sous le bras achève et définit bien l'ampleur' de l'ensemble. Le cheval n'est il pas un peu haut sur jambes?

La nymphe Clytie, de M. CHAPU, qui meurt en suivant dans le ciel la course du Soleil dont elle était amoureuse, est d'une suavité de formes, d'une pureté de lignes, d'un charme poétique, d'une volupté suprême et discrète qui enchaînent l'admiration la plus légitime et la plus sérieuse. La transmission en marbre fixera à cette œuvre de dis-tinction éminente, la durée et aussi le modèle dont elle est digne. La Femme adultère, de M. CAMBOS, saisie au moment où elle va rece-voir la première pierre, protégeant de ses bras liés ensemble sa tête et levant les yeux en suppliante, a une grande et ferme beauté de tournure bien dramatique et bien sculpturale.

Le Persée, de M. WEECK, n'est pas une œuvre classique, mais large. ment, vigoureusement et pleinement antique. Je ne connais pas d'ex-pression amoureuse plus intime, plus élégante et plus sculpturale que le Baiser de Daphnis a' Naïs, de M. LOISON. Je regrette qu'un peu de mollesse enveloppe le pasteur Aristée pleurant ses' abeilles, de M. CAILLÉ car l'expression, le caractère antique, la distinction et le jeu de la forme vont supérieurement au charme.

Les œuvres vraiment religieuses sont rares en sculpture comme en peinture. La Sainte h'amille, de M. LAURENT DARAGON, par l'ampleur, la grâce, la franchise et l'onction, réalise pleinement la vérité et la portée du caractère chrétien. (486) Parmi les œuvres qui contiennent les plus sérieuses garanties d'a-venir, nous avons remarqué la Jeanne d'Arc, trop jeune, mais d'un style expressif très-pur et très-élevé, et d'un caractère local nettement dé-fini, de M. CLÈRE. La Marchande de violettes, de M. ÉTIENNE LEROUX, dont le bouquet

vraiment pompéien révèle une certaine maturité. Le Lion, de M. SANTA-COLOMA, un peu immobilisé, mais solidement mus-clé, et, à défaut de souplesse , exprimant bien la noblesse et la force. La Psyché, de M. LAVERGNE, très-purement, mais trop sagement, trop modestement antique. M. Lavergne a un sens de la beauté très-délicat, recueilli, chaste, contenu. Qu'il se souvienne seulement qu'il est Français, et que les Français ne sont pas Grecs. Les accen-tuations expressives et caractéristiques, les manifestations de la vie, la dramatisation, sont des éléments par lesquels il nous faut compenser les distinctions natives de la Grèce. Cependant M. Lavergne me prouve que nous en avons notre part.

Son maître le plus direct serait peut-être M. CRAUK, grand artiste pour lequel le fronton de Sèvres n'est qu'une œuvre secondaire, mais qui a fait éclore une véritable fleur hellénique en ce buste de Mme L. de Malakoff, bien français aussi par l'intuition physionomique et le fin essor de vitalité.

Comme le caractère de l'Anglais, de l'homme de bien, du penseur pratique, apparaissent clairement sous le modelé délicat et profond, l'attitude digne, distinguée et excellente, le front et la bouche exquise, éloquente de ce buste de Richard Cobden, chef-d'œuvre de M. OLIVIA L'autre, celui de femme, a des ampleurs révélatrices de largesse in-tellectuelle, une enveloppe vague et fine d'une harmonie musicale et une couleur, telle qu'apparaît la tonalité précise des cheveux blonds et souples.

Nous couronnons cette énumération trop limitée, mais peut-être suf-fisante, par les deux bustes de MARCELLO : Mairie-Antoinette a Versailles, l774, et au Temple, 1793. Un peu d'enfantillage féminin dans l'arrangement et l'empanachement de Marie-Antoinette met en relief la sainte

naïveté qui est l'es-sence et le parfum de l'art véritable et grand. Cette Marie-Antoinette régnante tourne la tête d'un air superbe et adresse autour d'elle un regard hautain et un sourire protecteur qui n'ont rien de bien sympa-thique.Malgré les finesses de la carnation, elle paraît plus vieille que la Marie-Antoinette du Temple. - Celle-ci est le chef-d'œuvre Je l'ar-tiste et un des chef-d'œuvre de l'exposition. Elle reste reine encore sous ce modeste bonnet, et une volonté souveraine maîtrise l'amertume (487) qui, du fond de son âme, se mêle à toutes les distinctions, à toutes les grâces de ses traits. La naïveté de l'artiste a laissé son empreinte par-tout, mais notamment sur le pli qui relève sa bouche charmante. Les vêtements simples de la captive ont plus de vraie élégance que les riches toilettes et les draperies du manteau royal. Ils habillent et ré-vèlent mieux la majesté de la poitrine, qui a toutes les ampleurs de la grâce et du beau. La duchesse Colona est au suprême degré douée de ce qu'on appelle le tempérament du sculpteur, qui de la tenue ma-thématique et rigoureuse laisse échapper la vie; aux délicates distinc-tions, aux élévations privilégiées de la femme elle unit la candeur et la virilité du grand art.

Nr. 4, 1. Juli, S. 125-139

III

Ce n'est pas seulement le nombre des paysagistes qui particularise leur importance. C'est aussi leur mission, laquelle a une portée sacer-dotale. Le pinceau du paysagiste est l'organe de l'âme humaine au sein de la nature. Il ne lui suffit pas de répéter l'action de la lumière qui éclaire et colore ses formes extérieures et l'étendue où elles se déploient. Il doit rendre aussi la vie dont tout est l'œuvre,

et plus que la vie, surtout le principe, l'esprit dont la vie n'est que l'émana-tion, l'intermédiaire, la force agissante. Il est donc l'interprète de la Divinité, son interprète par la forme, la couleur et les effets de la lu-mière, choses visibles, choses palpables, au langage desquelles il ne prêtera jamais assez de force, de délicatesse, de profondeur et de net-teté. Mais pour qu'il imprime ces choses et leur sens, il faut d'abord que le peintre en ait l'impressionnabilité. La culture seule peut déve-lopper en l'homme les facultés accessibles aux expressions infinies de la nature, et lui permettre d'embrasser l'unité en laquelle partout elle se résume. Cette unité n'est pas seulement harmonique, elle est aussi mélodique. Elle se traduit par un chant saisissable aux yeux comme à l'ouïe, à tous nos sens, à notre cerveau, à notre âme, à laquelle il dit sans cesse : aime, crois, espère!

De l'intimité locale où il se place, le paysagiste a le ciel pour éten-dre l'expression harmonique et mélodique qu'il a concentrée dans les bases de son œuvre. Il a les nuages qui, légers ou condensés. tendres ou menaçants, transportent toujours dans leurs plis d'ombre et de lumière (126) la fécondation de la vie. Il a l'heure du jour soit dans la splen-deur de son milieu, soit dans la solennité de son lever, soit quand la lumière, terminant son travail, spiritualise tout sur la terre par une extinction progressive, et appelle au ciel par le jeu de ses magnificences le regard recueilli de l'homme.

Trois grands poëtes dominent toute notre école paysagiste : Rous-seau, Jules Dupré et Corot. Beaucoup de talents les suivent ayant à leur tête Daubigny et Troyon. Celui de ces trois maîtres qui s'est le plus absorbé, le plus oublié lui-même à la pure représentation de la nature, de ses grandeurs et de ses délicatesses intimes, à l'extraction de sa quintessence, est Théodore Rousseau; son talent même semble s'épuiser aujourd'hui à poursuivre par le pointillement la menue mon-naie de l'infini. L'apparence de ses œuvres à cette exposition est celle d'une grande puissance fatiguée. Aussi ne nous y arrêterons-nous pas. Le retour à sa manière large nous donnera l'occasion de ju-ger ce maître en pleine possession de ses forces retrempées dans cet exercice de contexture à la fois puéril et formidable. Jules Dupré est le grand dramatisateur spiritualiste de la nature. Son paysage est la scène où se déploie l'action dont il est le person-nage caché, superbe par la grandeur de l'émotion, sublime par l'éléva-tion de la pensée. Sa personnalité s'est développée en ce constant et magnifique épanchement. Mais cette belle âme est avant tout une conscience, laquelle a engendré la science la plus solide et la plus profonde des réalités naturelles et des moyens de les rendre. De cette fidélité suprême et de son spiritualisme incarné, est résulté une conti-nuité de croissance robuste comme celle du chêne pour lequel semblent faits le nuage et le sol, mais qui va se confondant de plus en plus avec le ciel et avec tout ce qui l'entoure. Le développement de son ta-lent et de sa manière peut se traduire ainsi : d'abord il a parlé à la nature, et aujourd'hui la nature lui répond. Malheureusement il prive le public de ce beau spectacle, et nous regrettons à tous égards le parti pris qui éloigne son admirable exemple des grandes expositions. Il ne peut lui être permis de se soustraire à l'attention du public, à l'étude de ses nombreux confrères, et à la trinité de types qui reste incomplète par la seule présence de Théodore Rousseau et de Corot. Arrêtons-nous à ce dernier qu'on cherche trop aujourd'hui à contester et pas assez à comprendre.

Par un privilège d'organisation, un don providentiel, COROT a

eu dès l'abord tout spontanément l'initiation à l'esprit de la nature, au principe de ses manifestations expressives, à la raison de ce qui est (127) caractère, consistance, force, grandeur, grâce, légèreté, lumière, ombre. Tout de suite, d'un essor sympathique son âme a adhéré à ces éléments de l'harmonie universelle, et a jeté sur la toile les sen-timents intimes, joies ou tristesses, qu'ils exaltaient et faisaient chan-ter en lui. Cette voie étant ouverte, il a persisté et cela inces-samment. Cette persistance d'une même donnée et d'une même ma-nière est un fait remarquable. Il n'a pas cherché. Chaque paysage de Corot est une inspiration. De là, sous une certaine uniformité appa-rente, une variété radicale, absolue, évidente. Aveugle qui ne la voit pas. Ce n'est pas uniformité qu’il faut dire, c'est identité de l'âme, des deux âmes en présence et en colloque, celle de la nature et la sienne. Mais le dialogue n'est jamais le même et les différences entre tous les états de la nature qu'il a interprétés se comptent par le nombre de ses tableaux. Entre chacun de ses ciels, il y a un abîme, et, comme dans la création, une révolution. Chaque année, chaque saison, chaque jour exerce sur l'impressionnabilité et la visualité de Corot une in-fluence nouvelle. Le ciel est son élément, le chemin ouvert vers le Créateur, le champ de ses expressions et de ses intimités. Il s'y élance, il s'y étend, il le pénètre avec une puissance que vous ne sentez pas, car elle est un souffle, mais qui vous transporte au sein de l'infini, et vous révèle la sympathie qui des hauteurs célestes enveloppe l'âme humaine et toute la nature.

Voyez quelles différences dans les deux paysages de cette année, et si vous suivez Corot, quelles différences avec le passé, et combien il a suivi ce développement en portée et en accentuation qui chez lui a la continuité d'une loi. Ces deux paysages sont en été, l'un à la fin du printemps, l'autre au commencement de l'automne, périodes de transi-tion familières à Corot, qui adopte le printemps plus souvent que l'au-tomne, et non, je crois, jamais l'hiver.

Le premier paysage, le printanier, que le livret appelle la Solitude, souvenir du Limousin, forme le couronnement d'un étang par un sol de gazons fleuris et par deux grandes masses d'arbres. L'heure, aussi transitoire, est celle qui précède le coucher du soleil. L'éclat du jour commence à s'apaiser et les ombres a s'épaissir - Le caractère est la solennité déterminée par l'entrevasement des deux massifs, par un grand hêtre qui dirige dans le ciel ses branches vers l'une et l'autre parties boisées. La lueur du ciel, la disposition de ses nuages et de ses reflets dans l'étang ajoutent à cette solennité une tendre et imposante mélancolie. Corot a toujours eu besoin de personnifier l'expression. Dans ce paysage, c'est une femme assise au pied du hêtre, au bord (128) de l'étang, s'appuyant d'une main sur le sol et la tête tournée vers le lointain lumineux qui est l'interprète de son âme. Son élégant aspect dans l'ombre vous saisit d'une étreinte sympathique, qui de cette base centrale va se dilatant dans tout le ciel du cadre et au delà. - Le caractère de l'autre tableau est la grandeur splendide et gaie. Il est intitulé : Le Soir. Le dernier éclat du soleil dore l'horizon derrière des monts lointains, au delà d'un bras de mer, et ces reflets dorés vont dans l'étendue du ciel se perdre en nuances d'une délicatesse infinie. L'ombre envahit le premier plan de rochers qui s'ouvrent, dont l'un, celui de droite, haut jusqu'au-dessus du cadre, porte à sa base quatre arbres effleurés par la dernière caresse du soleil. Entre ces arbres se lève dans la distance un temple grec. Quelques personnages antiques célèbrent dans l'ombre la fin d'une fête, et un groupe d'enfants nus dansent une ronde sur le gazon marqué par les dernières empreintes de la

lumière, déjà sensiblement plus faible que celle du plan supérieur. Tout est beau, fort, grandiose et délicat en cette œuvre puissamment expressive. Mais elle a une beauté supérieure : c'est l'arbre sur le ciel, dont le tronc s'élève dans les plus grandes intensités de la lumière, et dont le feuillage découpe de sa dentelure et accentue de ses oppositions les extinctions expressives et graduées qui, avec son sommet, arrivent à l'ombre d'un nuage. Un petit buisson lointain est penché sur le bord de la mer comme un échelon, une transition vers l'infini; et non loin, le temple d'une importance majeure détermine l'impression religieuse de cette grandeur, de cette splendeur, de cette gaieté. Une différence qui peut faire apprécier jusqu'où vont la délicatesse et l'intimité du peintre dans ses largeurs d'exécution, c'est celle d'un brouillard léger, perceptible dans l'atmosphère des deux paysages, différence imposée par l'heure, la saison, le climat, et fidèle à la nature.

Je n'ai pas besoin d'insister autant sur M. DAUBIGNY, dont la pein-ture réunit l'unanimité des suffrages. Son Effet de matin sur l'Oise reste un grand type d'ampleur, de franchise, de sagesse, en un mot d'art, qui sait où il veut aller, calcule toutes ses parties et maîtrise l'essor de ses forces pour les faire concourir à ses fins. Mais on y sent une froideur qui n'est pas celle du matin, qui vient d'un ralentissement de l'action à l'œuvre, plus apparent encore dans l'ébauche de la vue prise à Bonneville.

Avec les belles hymnes de Corot, et avant même la Retraite de chevreuils, de Courbet, les Bords du lac Trasymène, de Didier, et le Dormoir d'Auguste Bonheur, le plus beau paysage est l'Arguenon à marée basse, de Blin, viril amant de la nature qui embrasse sa grandeur, étreint (129) ses résistances, pénètre ses grâces et fait jaillir de sa touche juste, vi-goureuse, sévère, la vie qui éclate dans la lumière, se cache dans l'om-bre, s'épand avec le vent, arrive avec le flot. Cette peinture est le triomphe d'un lutteur énergique qui marque son empreinte là où il passe. Mais le recueillement et le charme musical du poëte n'y cou-ronnent pas de leur effet sympathique l'admiration qu'impose le large effort de l'art.

Ce charme est la valeur où M. Jean Achard a limité l'étude de son ravin. Il s'ajoute à l'étang de M. Émile Breton que tourmente encore l'inquiétude de la vocation, mais qui a su bien exprimer la sève et la fraîcheur du printemps.

M. NAZON est dans la crise d'une grande croissance. Elle se mani-feste dans ses œuvres de chaque année, et notamment de celle-ci, par de véritables conquêtes en élégance, en formes, en tenue d'ensemble et en coloration. Il dépasse peut-être le but et tend à sortir de la na-ture par l'originalité et à force d'intensité dans les effets lumineux. Il semble trop peindre pour les expositions. Les témoignages de sa vail-lante énergie n'en sont pas moins dignes d'admiration. Il est arrivé à la pleine possession de ses forces. Il n'a plus désormais qu'à les calmer et à les mettre d'accord en les spiritualisant.

M. APPIAN, fidèle aux mêmes escarpements, aux mêmes crudités de ton et aux mêmes précisions de dessin, qui semblent couper au cou-teau les arêtes de l'eau sur le sol et du sol sur le ciel, présente cepen-dant un des progrès les plus accentués de cette année par la décision de son allure et la vive plénitude de sa coloration.

M. GUSTAVE CASTAN annonce un véritable déploiement par ses œuvres fort larges de composition, d'expression et d'exécution, et bien vives et bien justes de coloration, surtout par sa Lisière de forêt.

M. HERST, dont l'éducation s'est faite sons les climats du Nord, s'en prend brusquement au Midi : une Bastide en ruines

aux environs de Marseille, et Port de Mers-el-Kébir (en Algérie). Il y apporte ses éminentes qualités, la franchise, la décision et la distinction. - Il ren-contre de nouvelles conditions de relief, de limpidité et de reflets, et tout avec un succès qui est en l'artiste un témoignage non-seulement de force et de souplesse, mais de race. D'ailleurs cette nature méri-dionale convient peut-être mieux à son tempérament, qui le porte à établir ses harmonies dans des tonalités trop cherchées et trop élevées. La fine et transparente intensité des ombres méridionales et l'éclat juste des reflets donnés par la mer de sa Bastide en ruines, la savante hardiesse, l'impression poétique de la lumière, la précision fondue (130) dans l'harmonie du vaste ensemble qu'embrasse son Mers-el-Kébir, nous laissent étonné de ne pas voir sous ces œuvres le mot hors concours, le mot exempt ou tout au moins le mot médaille.

Un paysage d'Italie, la Vallée du Poussin, nous révèle un jeune peintre d'avenir, M. ARMAND BERNARD. Ce frais ravin, ce vert plateau, cette ligne de monts lointains bleuis par le ciel et baignés dans la va-peur, ces nuages fuyants dans l'azur limpide, et ces arbres d'une to-nalité vivace et sombre, bien en relief sur la profondeur du ciel, la teinte blonde, impalpable, qui enveloppe le tout, attestent, sous une touche large, pleine et légère, le sentiment élevé de la nature et de la vérité, la rigueur de conscience et la sainte bonhomie qui constituent le fond essentiel des grands talents.

Le Rhône à Arles, de M. GIRARDON, a mieux qu'une grande étendue de perspective, on y respire un charme vrai au sein d'une atmosphère à la fois vaporeuse et lumineuse, où des voiles bien placées découpent élégamment et sympathiquement l'espace. L'autre, le Souvenir des Martigues, se déploie en plein ciel bleu. Sur le premier plan les mai-sons, comme les voiles dans la perspective d'une limpidité à peine alté-rée par la brume du lointain, se détachent chacune avec son relief rela-tif. Aucune crudidé, de la sérénité, de la solennité, tels sont les signes principaux qui nous permettent de saluer en rade un vrai peintre.

Non moins remarquables sont les marines de M. MASURE, un des peintres que cette exposition met au grand jour. Fréjus et Mer des en-virons d'Antibes sont des œuvres sévères, délicates, nettes, coloriées, où règne un sentiment antique, et cette vigueur mâle qui est l'âme des grands progrès.

Il est à l'Exposition une œuvre puissamment harmonique, poétique-ment étrange et vraie, qui semble nous reporter aux premiers âges de notre globe, la Mer Morte, de M. BELLY. En rendre compte est im-possible; il faut la voir, la considérer longtemps, en conserver l'im-pression; il y a là un type de la nature à son état exceptionnel et primitif qui a été scrupuleusement observé, et il faut avoir dans son pinceau des ressources privilégiées pour arriver à mettre tant de force, de délicatesse et de justesse en des tons inconnus. Il faut avoir dans les ailes un fier ressort pour mesurer le temps par de tels progrès.

Je ne sais à quelles régions appartient Neptune et ses Phoques, de M. PENGUILLY, mais la mer y est superbe, le ciel pleint d'éclat, les ro-chers d'une vérité un peu trop dure, où manquent quelques varechs qui eussent été nécessaires à établir l'harmonie de tout le tableau avec les phoques. Neptune seul est faux dans cette belle œuvre.

(131) M. ZIEM, un pied à Venise et l'autre à Stamboul, y trouve lé même soleil, toujours malade de la jaunisse, enfiévré et fondant les cités qu'il éclaire. - Le soleil de M. BREST est mieux portant, mais il éclate comme un coup de canon du Kief de Roumélie-Essor, sur le Bosphore. Il agit beaucoup plus tranquillement sur le grand canal de Venise, et

y fait plus intimement œuvre de vie.

La Vue de Kemmer (Turquie d'Asie), par M. de TOURNEMINE, est une œuvre des plus distinguées et des plus élégamment peintes. - M. GUIAUD a rencontré à Palma une belle étape à ses progrès. Une lu-mière excellente et l'esprit de vérité animent cette ville qui sort de la mer sur un rocher et qui élève au ciel sa magnifique cathédrale. J'ai vu M. Gustave Doré s'y arrêter, et en faire remarquer le mérite à un ami. La Fontaine Babel-Oued, à Alger, de M. DELAMAIN, a tournure de maître. Le Souvenir d'Alger, de M. ÉMERIG TAMAGNON, est aussi franc, aussi fort et plus fin. La Rue à Boulak de M. Pinel de Granchamp, entre en comparaison avec ces œuvres et les domine par l'élégance.

M. BERCHÈRE est un gras, fin et harmonieux coloriste, qui semble avoir été nourri avec du lait. Le Ralliement des caravanes à la halte de nuit, Ouady-el-Had (Haute-Nubie), est d'un grand effet poétique. Les Murailles de Jérusalem, près de l'ancien camp des Croisés, nous mettent devant les yeux un paysage de Syrie plein d'ampleur, de vie, de sentiment et de vérité. Il n'y manque qu'une touche plus virile pour être tout à fait l'œuvre d'un maître.

Quel beau progrès accomplit M. ALBERT PASINI ! La vraie poésie préside au déploiement de ses forces, à la conception et à l'exécution de ses œuvres. Ses ciels sont de la plus sérieuse valeur. Ils éclairent des scènes qui saisissent l'âme par l'intérêt à la fois dramatique et pittoresque. Les prisonniers de guerre, conduits par les cavaliers per-sans, restent comme personnages à l'état d'ébauche, qui mériterait d'être menée à point. Mais la splendeur du soleil couchant dans ces plaines d'Ispahan est le grand souvenir qui a concentré le travail du peintre, et qui attache notre attention à un spectacle magnifique d'am-pleur et de charme Le courrier endormi dans les solitudes de la Perse, qui porte au pied une mèche dont la consomption doit lui mesurer le temps du sommeil, dort d'une manière un peu trop théâtrale pour un personnage qui n'a rien d'historique ni de romanesque. Mais le ciel d'une nuit limpide qui le couvre au milieu des steppes, a une expression profonde et pénétrante qu'il doit à sa vérité tonique, à ses ampleurs tout aériennes. Ces belles œuvres portent en elles l'empreinte d'une sentimentalité et d'une élégante mollesse italiennes. (132) M. Yan Dargent anime d'une lumière vraie, modérée et poétique un Paysage breton fragmenté de grandeur naturelle, terrain de bruyè-res, vieux hêtres, vieux chênes, jeunes arbres solidement peints, entre lesquels la mer s'étend au loin et sur lesquels le ciel matinal suspend des nuages lumineux, mais peut-être pas assez fluides. - M. Dussaussoy élève une église dans un beau ciel doré que reflète un bras de rivière où va s'embarquer le curé avec un enfant de chœur, promesse franche, hardie et juste. - Autant de franchise, de limpidité lumi-neuse d'expression avec plus de largeur et d'harmonie dans les Sou-venirs de la Creuse de M. Léon Desjardins. - M. Chintreuil, le grand ami du brouillard, illumine hardiment un grand cadre d'un soleil levant très-poétique, mais où se révèle la nécessité d'études plus profondes d'après nature. –Si l'énergie, la vérité, la composition, le mou-vement et l'intensité juste de la lumière suffisaient à qualifier un grand peintre, il ne faudrait pas marchander ce titre à M. Veyrussat; mais que lui manque-t-il encore? la science et la souplesse. - Le Moulin de M. de Koch, la vérité de l'eau mousseuse qui s'échappe et court sur ses aubes, son bouquet de grands arbres dans le ciel orageux, ses coups de lumière sur la verdure, la paix, la fraîcheur, la grandeur, la franchise de toute cette localité charmante indiquent en ce peintre consciencieux que la facilité pourrait, à force de progrès, devenir du génie. - La Lisière

de bois de M. Dumas-Descombes n'est qu'une ébauche poussée et rete-nue au point où le charme est obtenu. - L'Étang de M. Donzel n'est qu'un rêve lumineux du pinceau. - Le Dessous de forêt de M. Delrieux, étude consciencieuse, d'un effet vif et juste, révèle un vrai talent envoie de croissance. -M. Desbrosses est hardi, juste et fin dans l'étendue du ciel; mais quelques duretés dans les masses de verdure arrêtent trop l'impression de rêverie que l'œuvre tout entière paraît avoir voulu développer. - Cette impression, M. de Flahaut l'asseoit davantage, mais avec moins de force, de science et plus d'étrangeté; - et M. de Foucancourt la concentre puissamment dans un grand effet de lumière. - M. de Pratère reculera-t-il, avancera-t-il? Il faut l'attendre encore. - Le Bois en coupe de M. Dévé promet beaucoup. - Encore un degré de justesse, et M. Gustave Doré sera aussi grand peintre qu'il est grand dessinateur. Toute la coloration de sa Vue alpestre a été sacrifiée à l'eau du torrent qui est fort belle. Je ne sais quoi de discordant con-trarie l'effet du concert espagnol sur un beau ciel du couchant. Les rêveuses done me paraissent un peu conventionnelles, admirablement placées, les musiciens excellents de réalité, trop réels même pour les grandes ombres qu'ils charment. - La Mer juste et d'un grand effet de (133) M. Fréret accentue un grand artiste. - Je suis tenté de rappeler à M. Paul Flandin que nous ne sommes plus en 1836, dernière daté du paysage historique. - Voilà la vraie majesté de la bonne nature et des grands arbres qui remplissent comme ils le doivent le rôle souverain d'abri au-dessus d'un troupeau de vaches, dans l'œuvre vraiment forte et dis-tinguée de M. Gosselin. - La Plaine de Cannes, de M. Groseilliez, me frappe par un aspect de justesse et de grandeur dans la simplicité. - Ample, doux, souple, M. de Troploff tend à la force. - M. Grillet prend le bon chemin, celui de la conscience, avec laquelle marche en ses œuvres un sens élevé de la nature. - Je trouve les paysages de M. Har-pignies ternes et cotonneux. - M. Paul Huet n'a pas assez ajouté de sa propre poésie à celle que lui offrait la bois de La Haye. - L'Effet de nuit de M. Busson est grandiose et pittoresque. - Le soleil cou-chant, dans la grande perspective découpée par des pommiers au pre-mier plan de M. Knyff, est d'une splendeur délicate et vraie. - M. Mar-tinus semble avoir évoqué l'esprit de Walter Scott pour peindre la forêt où il fait passer des moines mendiants et leurs mules chargées de provisions richement et gaiement coloriées. - Le grand effet de lune de M. Saal éclate doucement et argente la limpidité des eaux, rend plus mystérieuses les profondeurs de la forêt. - La poésie de son Lapon isolé devant son attelage mourant dans un désert de neiges, affirme en lui un beau progrès, qu'il poursuit dans le Nord, comme M. Pasini, avec lequel on peut le comparer, dans le Midi. - C'est une vraie et franche lumière qui éclaire la vie et la santé bien musclée des belles vaches de M. de La Rochenoire. - M. Schenck anime d'une lumière plus poétique ses beaux moutons couchés et dispersés sur la montagne. Son Paysage de - la plaine, où une horde de biches sort timidement d'un taillis et consulte au loin l'horizon désolé par la neige, captive l'âme par le grandiose de l'aspect, la finesse du modelé géné-ral, la puissance délicate de l'expression. - M. Otto Vibert n'atteint pas au même degré de beauté sympathique; mais un élargissement de composition et une rigueur plus absolue d'exécution témoignent de progrès fermement poursuivis auxquels je souhaiterais le souffle ou l'influence de M. Schenck. - M. Brissot de Warville, talent très-individuel, très-souple, très-élégant et un peu superficiel, n'est-il pas notre Otto Vibert français? - Le Troupeau de bœufs hongrois de M. Otto Van Thoren est bien dans la nature par la dispersion de son

mouvement, mais affadi par la prédominance du gris. Son tableau de Bandits poursuivis par des pandours dans une grande plaine, au clair de lune, avec un incendie lointain qui projette ses reflets sur les (134) personnages de l'action, contient l'ampleur, le caractère pittoresque et l'élégance dramatique à ce degré qui est progrès dans la conception plus que dans l'exécution. - Les Bords du Léman, de M. de Meuron, n'ont pas cette virilité spiritualiste qui m'avait fait voir en lui un Alfred de Musset peintre, épuré par le contact intime de la nature; mais ils expriment, parleur finesse pleine de lumière et de charme, l'élément féminin qui complète et explique les distinctions de son talent. Ses Pâtres bergamasques nous annoncent qu'il se dispose à peindre la figure et les types humains. Tant mieux! nous aurons un Jules Breton de plus. - M. Journault, allure franche et précise. -Mademoiselle Phélippas, avec une telle franchise, il faut faire parler la nature; avec une telle délicatesse, il faut rendre à l'automne toutes les tendresses de sa solennité mélancolique.

Je ferme cette énumération déjà longue mais très-insuffisante, puis-qu'il y manque MM. Anastasi, Emar, de Ruddars et tant d'autres, par M. Jean-Luc Multedo, dont le tableau, brillant de vigueur et de vie, ré-veille, inspirée des souvenirs. Ce tableau représente la forêt de Valdoniello, où j'ai bivouaqué une nuit dans un rocher, entre deux marchands de tabac, la tête sur leurs sacs et les pieds devant un feu qui pour bûches avait deux arbres entiers. Près de nous une charmante cas-cade, à jet continu, me priva de sommeil toute la nuit; mais, comme partout où jaillit une source aux flancs de ces montagnes granitiques, la localité était fort belle, peuplée de superbes chênes blancs, fan-tastiques. Le lever du soleil enflamma et colora au loin la mer. Je traversai cette funèbre forêt de pins séculaires pendant que les nuages glacés du matin y faisaient leurs évolutions comme des fantômes, et je descendis dans le Niolo, citadelle et grenier de la Corse, tout entouré d'abîmes. C'était le 8 septembre 1853, jour de la fête de santa Regina, la patronne du pays, et j'y reçus la bénédiction avec l'affluence considérable qu'y avait amenée la foire aux bestiaux. La nuit suivante je me trouvai sur une mule, engagé dans la vallée du Golo, précipice énorme entre deux escarpements à pic. Le sentier avait été taillé à coups de pioche pendant la guerre de l'indépendance des Corses, de manière à n'être praticable que par ces montagnards. La lune nous éclairait, les deux guides, la mule et moi. Tout à coup elle fut mas-quée par l'autre escarpement. La mule refusa d'avancer. Je lui fis sen-tir mes talons; elle rua comme une mule sait ruer, à ruades multi-pliées, qui finirent par rompre les sangles de su selle, et je tombai avec armes et bagages en plein dans le précipice. La main d'un ange, sous forme d'un morceau de roc, m'arrêta au passage. Mes guides me dirent (135) que ma mère avait prié pour moi le matin. Telle est la croyance de ce pays où la mère a un grand pouvoir, quand il arrive à quelqu'un d'échapper miraculeusement à un accident capital. Je dois encore mon ex-voto à santa Regina. Je louis bien du lit que je trouvai à Corte. Le lendemain soir j'étais reçu à Bastia par M. Joseph Multedo, frère de M. Jean-Luc, qui révèle à l'Exposition son beau talent. M. Joseph Mul-tedo est un poëte célèbre en Italie. Lui, sa femme, noble créole d'ori-gine anglaise, su fille, alors dévouée à l'éducation de jeune frère, mu-sicienne remarquable, poëte comme son père, mais aussi comme toutes les jeunes filles de la Corse, et dont les vers français ont laissé en moi l'impression d'un limpide murmure où l'île de Corse se reflète toute entière, composaient la plus charmante famille et un foyer d'art bien précieux au bord de cette île

alpestre et pri-mitive. Ici, comme témoignage de mon impartialité, je dirai à M. Jean-Lue que les personnages du tableau retirent trop à la forêt de Valdoniello son caractère de solitude sur les hauteurs, fréquentées par les nuages. Les fleurs, les fruits et les natures mortes, source où les peintres peuvent puiser, pour les répandre partout, la couleur et la forme, ma-nifestent directement sur tous les murs de l'Exposition une de ses plus notables valeurs.

Les merveilles de M. DESGOFFES méritent, par l'élégance de leur composition et par la vérité de leur éclat et de leur finesse extraor-dinaire, l'admiration qui les entoure. Mais l'œil exercé aux beautés de l'art souffre un peu de n'y pas trouver l'unité et l'harmonie entre toutes les couleurs réunies. Il trouve aussi trop de consistance minérale ou métallique aux fruits et aux fleurs.

M. PHILIPPE ROUSSEAU expose, avec un singe photographe qui déride le public, trois pots de chrysantème qui ont l'expression la plus inatten-due et la plus heureuse de la poésie des fleurs. Ce que reproduit leur collectif épanouissement, c'est bien, dans toute sa majesté, sa bonté, su grâce et sa vérité, le sourire de Dieu.

Le bouquet de M. JEAN BENNER est une œuvre hors ligne de gran-deur, de charme poétique, d'éclat de vie et de vérité. Mentionnons, à part la brillante composition de M. Édouard Muller, celle de Mlle Ca-therine d'Aure, révélation d'un beau talent; les ébauches magistrales de M. Monginot et de Mlle Euphémie Muraton, et puis les œuvres em-preintes de la délicatesse, de la force, de la vérité et du sentiment, enfin des qualités principales que ce genre exige, de MM. Maissier, Lachèvre, Lécuyer, Escalliez, Guiffard, Desportes, de Beaujeu, Léon (136) Rousseau, Schouttesten, Arinquier, Pippard, David de Noter, Morlot, de Mmes Maria Roustan, Marie Brosset, Cécile Daubigny.

Le choix d'œuvres qui vient d'être indiqué, serait seul assez nombreux pour marquer de distinction toute une époque, et il n'est qu'une addition spéciale au noyau de valeur que nous avons étudié dans l'article principal sur le salon. Loin d'avoir trop prodigué les titres, nous avons bien plutôt à regretter de n'en avoir pas assez nommé. La justice seule nous dicte ce regret. A son seul point de vue, nous avons fait de notre mieux. Mais il nous faudra encore beaucoup de temps et beaucoup de place pour combler la lacune laissée par les omissions les plus légitimes à réparer. La coopération seule de toute la critique peut suffire à cette tâche. Parmi ceux que nous pourrions citer comme exemples de nos omissions involontaires, nous trouvons en première ligue deux peintres d'histoire, MM. Bénédict Masson et Regnaud. Le premier, dans une seule esquisse de peinture murale, exécutée aux Invalides, a représenté le Siècle de Charlemagne. Nous aimons mieux nous réserver d'étudier l'œuvre entière de cet artiste à l'Hôtel des Invalides que de donner ici une idée insuffisante de ce fragment, composition isolément vaste, qui nous a paru empreinte d'une sérieuse intuition historique. La destruction dePompeï, de M. Regnaud, est un tableau dramatique, élégant, vrai, aisé, ferme de composition et de touche qui accuse un artiste très-complet de tête et de main.

Nous devons ajouter à ceux dont nous avons salué la bienvenue, M. Clément, véritable descendant du Poussin, qui semble avoir hérité de sa composition et recueilli le caractère de ses attitudes et de ses formes; à la fois antique et individuellement moderne, non comme lui dans le drame historique, mais dans l'ordre du pur pittoresque. Ce chariot, chargé d'une famille égyptienne et traîné par un bœuf, est un type pris à la nature, mais passé au creuset le plus sérieux de l'art. La simplicité, qui revêt ses profondes

qualités, n'y arrête peut-être pas le regard superficiel, mais y rappelle celui de l'amateur, qui trouve au dessin une précision de plus en plus révélatrice, à la couleur sobre une tonalité de plus en plus juste et vitale, à la composition de plus en plus de vérité, d'élégance, d'ampleur, de force et d'harmonie.

Avec M. Clément, qui donne ce bel exemple de fidélité aux grandes traditions, il importe de ne pas oublier MM. Durand et Monet, qui viennent se placer au premier rang des réalistes, mais pour le déserter bientôt, espérons-le. Dans le tableau du premier, l'Assassiné, le réalisme compromet l'union d'un excellent dessin et d'une excellente (137) couleur en donnant l'apparence de commissionnaires parisiens à tout le groupe qui entoure la victime.

A l'instar de M. Manet, qui fait tout un tableau pour un morceau de loques, M. Monet fait un portrait pour une robe de soie verte à raies noires. Le mantelet de velours, trop étouffé à dessein pour le faire valoir, vaut en effet moins que la jupe de cette robe. Le chapeau ne vaut pas le mantelet et la tête ne vaut pas le chapeau. A mesure qu'il monte, le pinceau réaliste se néglige. Le tout habille une tournure, une désinvolture, un chic, mais non un corps. Les jambes sont trop courtes et même l'envergure crinolinée de la grande jupe à queue semble plutôt environner un sac que des jambes. Le discernement du peintre semble avoir sacrifié la femme, qu'il a même eu tort de nommer. La robe seule a captivé son œil et le type très-négligeable a séduit sa fanfaronnade réaliste. Eh bien, je dirais tout simplement à M. Monet que cette robe est de l'étoffe de quelque peintre, beaucoup plus digne d'aller puiser les réalités aux sources de Rubens, du Titien et du Corrège qu'à celles de M. Manet. S'il veut apprécier combien les milieux et les idées où se repaît le réalisme sont peu nourrissants pour l'art, qu'il examine. La cuisine et la cuisinière de M. Vollon, cette année, et qu'il les compare à la même cuisine et à la même cuisinière du même auteur, l'année dernière. Son Singe à l'accordéon, dont on lui a fait compliment, rachète-t-il ce discordant relâchement d'un peintre qui, au réalisme près, nous annonçait un Mieris, plus large même et plus franc. Je n'ai pu trouver en ce singe qu'une grimace et un cri.

Il ne m'est pas permis de rappeler ce portrait de M. Monet sans avouer que j'ai oublié ceux de M. Hêbert : ce jeune garçon de bonne famille, en pied et boudeur, et ce buste souriant de petite fille. Vingt fois je les ai recommandés à ma mémoire, et au moment de les recommander à l'admiration publique, la rebelle les a laissés échapper. Comment ce phénomène a-t-il eu lieu? C'est, je crois, la délicatesse exquise mais maladive de ce pinceau nostalgique qui n'a pas prise sur mon tempérament. Toutefois le modelé de ces charmants enfants est d'un relier délicieusement illuminé; ce sont des lueurs sculptées. Il y là un progrès de force qui amènera, je l'espère, enfin la vie au bout du pinceau de M. Hébert: car l'âme y est. - Les portraits de MM. Henner et de Braquemond se distingueraient même dans les galeries du Louvre. - Ceux de M. Vilh, Prussien un peu trop Vénitien, accuse bien le caractère par de belles lignes et un franc modelé. -Celui de M. W., par M. Genty, relève du grand art par l'excellence caractéristique des lignes, le coloris vivant des chairs, la fine transparance (138) des ombres dans les habits noirs, la distinction, la vérité et la simplicité. Il en est d'autres, mais place à quelques vaillants noms de femmes, à la suite de Mme Henriette Browne : Mlles Angèle Dubos et Edmée Gérard, œuvres empreintes de cette virilité que notre époque transmet souvent à la femme, manifestée par un peu de raideur dans l'Italienne de la première, et par certaines hardiesses de coloris dans la ferme étude de la

seconde. Mlle Plainemaison, vigueur, charme, avenir. - Mlle Riesener, révélation de l'électricité vitale, qui anime l'intelligence, la volonté et le cœur de son superbe modèle. - Aux pastels, Mmes Angrand Campenon et Léonie Roulin, qui par la vérité, la mesure, la justesse et la correction soutiennent la compagnie des Galbrund, des Brochard et autres maîtres.

Le meilleur moyen de combler les principales lacunes de notre examen me parait être d'énoncer, mais sans commentaires, les noms des artistes qui ont obtenu la médaille. Il en est peu qui aient échappé à notre nomenclature. A la sculpture: MM. Cambos, Blanchard; de la Planche, Chapu, Capellaro, Conny, Etienne Leroux, Gauthier, Feugères des Fortster, Perey fils, Denaille, Sanson, Carrier-Belleuse. - A la peinture : MM. Tony Robert-Fleury, Mercadé, Léon Glaize, Henner, Eugène Feyen, Giacomotti, John Lewis Brown, Gide, Jules Didier, Max-Claude-Emile Lebreton, Harpignies, Anker, Berthon, Vauthier, Tissot, Sain, Roybet, Lecomte-Dunouy, Marchal, Lévy, Braquemond, Nazon.

La critique court trop vite à travers les œuvres pour bien tenir toujours les balances de la justice; j'aurais dû m'arrêter pour étudier cette' page contemporaine de M. Ange Tissier, l'Achèvement du Louvre, où l'empereur approuve les plans présentés par M. Visconti. M. Ange Tissier est un vrai peintre par la science comme par l'expression.

La critique regarde un peu trop du tonneau des réalités les très-gracieuses et très-romanesques peintures de Faustin Besson. On est injuste pour lui comme pour Charles Chaplin, parce qu'ils perpétuent tous les deux le secret de la tradition française.

Alophe se souvient, dans sa photographie du boulevard des Capucines, qu'il a été un peintre un peu féminin mais charmant. Voyez son portrait : l'artiste a persisté. Le Retour des Vendanges, de Léon Bailly, est un gai et vif tableau d'un artiste savant, aujourd'hui peintre de genre, demain peintre d'histoire. Armand Cambon reste fidèle à la grande peinture dans ses Saints Anges portant à Dieu les prières des hommes. Tous les genres sont bons : voici l'histoire vue par l'autre côté de la lorgnette, - Souvenir de la Malmaison, - page charmante et vraie de M. Viger. Charmant et vrai aussi est ce paysage de M. Tancrède (139) Abraham. Je m'arrête en souriant devant l'Enfant au chien, de M. Eugène Lagier, très-gracieuse image, portrait qui fait tableau.

M. Julien Girardin a rapporté d'Algérie le Pays de la soif, que vient d'acheter le musée d'Épinal. M. Jules Schitz me fait entendre très-harmonieusement le battoir des Lavandières. -

Je veux exprimer mon regret à ceux qui ne sont pas venus cette année au Salon : à Jules Breton, à Paul Baudry, à Gleyre, a Maréchal, a Meissonier; et parmi ceux qui donnent leur note dans le concert, MM. Midoux, Boucoiran, Roux, Wallet, Boyer, Charpentier, Matet, Courdouan et Durand-Brager.

Pourquoi M. Franz Verbas, qui a peint de fort belles fresques au Palais Pompéien, n'a-t-il pas envoyé à l'exposition une des savantes études de son atelier? Pourquoi M. Paul Lecreux, qui avait les mains pleines de promesses, ne les réalise-t-il pas? Et M. Grobon, qui crée des fleurs comme un vrai mois de mai? Et M. Boilly, digne fils de son père? Et Mme Lacroix? Et Mlle Strubberg?

Et si je descendais au Campo-Santo de la sculpture, là aussi je donnerais un salut aux absents, à Clésinger comme à Jouffroy, deux representants d'écoles opposées, qui tous les deux font resplendir le marbre des lumières de la vie.

CHARLES BEAURIN.