Le talent de M. Manet est fait de simplicité
et de justesse. Sans doute, devant la nature incroyable
de certains de ses confrères, il se sera décidé
à interroger la réalité, seul à
seule; il aura refusé toute la science acquise,
toute l'expérience ancienne, il aura voulu prendre
l'art au commencement, c'est-à-dire à
l'observation exacte des objets.
[...]
J'ai revu le Dîner sur l'herbe, ce chef-d'uvre
exposé au Salon des Refusés, et je défie
nos peintres en vogue de nous donner un horizon plus
large et plus empli d'air et de lumière. Oui,
vous riez encore, parce que les ciels violets de M.
Nazon vous ont gâtés. Il y a ici une nature
bien bâtie qui doit vous déplaire. Puis
nous n'avons ni la Cléopâtre en plâtre
de M. Gérôme, ni les jolies personnes roses
et blanches de M. Dubufe; nous ne trouvons malheureusement
là que des personnages de tous les jours, qui
ont le tort d'avoir des muscles et des os, comme tout
le monde. Je comprends votre désappointement
et votre gaieté, en face de cette toile; il aurait
fallu chatouiller votre regard avec des images de boîtes
à gants.
J'ai revu également l'Olympia, qui a le
défaut grave de ressembler à beaucoup
de demoiselles que vous connaissez. Puis, n'est-ce pas?
quelle étrange manie que de peindre autrement
que les autres! Si, au moins, M. Manet avait emprunté
la houppe à poudre de riz de M. Cabanel et s'il
avait un peu fardé les joues et les seins d'Olympia,
la jeune fille aurait été présentable.
[...]
Mais l'uvre que je préfère est certainement
le Joueur de fifre, toile refusée cette
année. Sur un fond gris et lumineux, se détache
le jeune musicien, en petite tenue, pantalon rouge et
bonnet de police. Il souffle dans son instrument, se
présentant de face. J'ai dit plus haut que le
talent de M. Manet était fait de justesse et
de simplicité, me souvenant surtout de l'impression
que m'a laissée cette toile. Je ne crois pas
qu'il soit possible d'obtenir un effet plus puissant
avec des moyens moins compliqués.
Le tempérament de M. Manet est un tempérament
sec, emportant le morceau. Il arrête puissamment
ses figures, il ne recule pas devant les brusqueries
de la nature; il passe du blanc au noir sans hésiter,
il rend dans leur vigueur les différents objets
se détachant les uns sur les autres. Tout son
être le porte à voir par taches, par morceaux
simples et énergiques. On peut dire de lui qu'il
se contente de chercher des tons justes et de les juxtaposer
ensuite sur une toile. Il arrive que la toile se couvre
ainsi d'une peinture solide et forte. Je retrouve dans
le tableau un homme qui a la curiosité du vrai
et qui tire de lui un monde vivant d'une vie particulière
et puissante.
[...]
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