V. Les réalistes du Salon
[...]
Le grand épouvantaille, croyez-le, ce n'est pas
le réalisme, c'est le tempérament. Tout
homme qui ne ressemble pas aux autres, devient par là
même un objet de défiance. Dès que
la foule ne comprend plus, elle rit. Il faut toute une
éducation pour faire accepter le génie.
L'histoire de la littérature et de l'art est
une sorte de martyrologe qui conte les huées
dont on a couvert chacune des manifestations nouvelles
de l'esprit humain.
[...]
Vous voulez des réalistes, des tempéraments,
m'a-t-on écrit, prenez M. Ribot. Je nie que M.
Ribot ait un tempérament qui lui appartienne,
et je nie qu'il rende la nature dans sa vérité.
La vérité d'abord. Regardez cette grande
toile: Jésus est au milieu des docteurs, dans
un coin du temple; il y a de larges ombres; des lumières
s'étalent par plaques blafardes. Où est
le sang, où est la vie? Ça, de la réalité!
Mais les têtes de cet enfant et de ces hommes
sont creuses; il n'y a pas un os dans ces chairs flasques
et bouffies. Ce n'est pas parce que les types sont vulgaires,
n'est-ce pas, que vous voulez me donner ce tableau pour
une uvre réelle? J'appelle réelle,
une uvre qui vit, une uvre dont les personnages
puissent se mouvoir et parler. Ici, je ne vois que des
créatures mortes, toutes pâles et toutes
dissoutes.
Qu'importe la vérité! ai-je dit, si le
mensonge est commis par un tempérament particulier
et puissant. Alors. M. Ribot doit avoir tout ce qu'il
faut pour me plaire. Ces lumières blanchâtres,
ces ombres sales sont de simples partis pris; l'artiste
a imposé son individualité à la
nature, et il a créé de toutes pièces
ce monde blafard. Le malheur est qu'il n'a rien créé
du tout; son monde existe depuis bien longtemps. C'est
un monde espagnol à peine francisé. Non
seulement l'uvre n'est pas vraie, ne vit pas,
mais de plus c'est qu'elle n'est pas une expression
nouvelle du génie humain.
M. Ribot n'a rien ajouté à l'art. Il n'a
pas dit son mot propre, il ne nous a pas révélé
un cur et une chair. C'est ici un tempérament
inutile, une rencontre malheureuse, si l'on veut. Certes,
je préfère cette puissance fausse, cette
individualité de contrebande, aux désolantes
gentillesses dont j'aurai à parler. Mais tout
au fond de moi, j'entends une voix qui me crie: "Prends
garde! celui-là est perfide; il paraît
énergique et vrai; va jusqu'aux mlles,
tu trouveras le mensonge et le néant."
[...]
[...] J'ai voulu simplement, je le répète,
faire comprendre que je ne me parque dans aucune école,
et que je demande uniquement à l'artiste d'être
personnel et puissant.
J'ai tenu à être d'autant plus sévère
que je craignais d'avoir été mal compris.
Je n'ai aucune sympathie pour la
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