HOME


    
    
    
    
    
    
    
        
        
 
   
   
     
     
     
    

 

IV. M. Manet
[…]
Avant de parler de ceux que tout le monde peut voir, de ceux qui étalent leur médiocrité en pleine lumière, je me fais un devoir de consacrer la plus large place possible à celui dont on a volontairement écarté les œuvres, et que l'on n'a pas jugé digne de figurer parmi quinze cents à deux mille impuissants qui ont été reçus à bras ouverts. Et je lui dis: "Consolez-vous. On vous a mis à part, et vous méritez de vivre à part. Vous ne pensez pas comme tous ces gens-là, vous peignez selon votre cœur et selon votre chair, vous êtes une personnalité qui s'affirme carrément. Vos toiles sont mal à l'aise parmi ces niaiseries et les sentimentalités du temps. Restez dans votre atelier. C'est là que je vais vous chercher et vous admirer." [...]
[...]
L'opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci: M. Manet est un jeune rapin qui s'enferme pour fumer et boire avec des galopins de son âge. Alors, lorsqu'on a vidé des tonnes de bière, le rapin décide qu'il va peindre des caricatures et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom. Il se met à l'œuvre, il fait des choses inouïes, il se tient lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve que de se moquer du public et de se faire une réputation d'homme grotesque.
[...]
On a d'un côté des succès de mode, des succès de salons et de coteries; on a des artistes qui se créent une petite spécialité, qui exploitent un des goûts passagers du public; on a des messieurs rêveurs et élégants qui, du bout de leurs pinceaux, peignent des images mauvais teint que quelques gouttes de pluie effaceraient.
D'un autre côté, au contraire, on a un homme s'attaquant directement à la nature, qui a remis en question l'art entier, qui cherche à créer de lui-même et à ne rien cacher de sa personnalité. Est-ce que vous croyez que des tableaux peints d'une main puissante et convaincue ne sont pas plus solides que de ridicules gravures d'Epinal?
[...]
Pour un observateur désintéressé, c'était un spectacle navrant que ces attroupements bêtes devant les toiles de M. Manet. J'ai entendu là bien des platitudes. Je me disais: "Serons-nous donc toujours si enfants; et nous croirons-nous donc toujours obligés de tenir boutique d'esprit? Voila des individus qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pourquoi; parce qu'ils sont blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils trouvent cela drôle, et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait d'un autre homme; parce que cet homme n'aurait pas de bosse."
[...]

<< Seite 7/16 >>