dans ces aspects toujours nouveaux, que consiste pour
moi l'intérêt puissamment humain des uvres
d'art. Je voudrais que les toiles de tous les peintres
du monde fussent réunies dans une immense salle,
où nous pourrions aller lire page par page l'épopée
de la création humaine. Et le thème serait
toujours la même nature, la même réalité,
et les variations seraient les façons particulières
et originales, à l'aide desquelles les artistes
auraient rendu la grande création de Dieu. C'est
au milieu de cette immense salle que la foule doit se
placer pour juger sainement les uvres d'art; le
beau n'est plus ici une chose absolue, une commune mesure
ridicule; le beau devient la vie humaine elle-même,
l'élément humain se mêlant à
l'élément fixe de la réalité
et mettant au jour une création qui appartient
à l'humanité. [...] Aucun système,
aucune théorie ne peut contenir la vie dans ses
productions incessantes. Notre rôle, à
nous juges des uvres d'art, se borne donc à
constater les langages des tempéraments, à
étudier ces langages, à dire ce qu'il
y a en eux de nouveauté souple et énergique.
Les philosophes, s'il est nécessaire, se chargeront
de rédiger des formules. Je ne veux analyser
que des faits, et les uvres d'art sont de simples
faits. Donc, j'ai mis à part le passé,
je n'ai ni règle ni étalon dans les mains,
je me place devant les tableaux d'Edouard Manet comme
devant des faits nouveaux que je désire expliquer
et commenter. Ce qui me frappe d'abord dans ces tableaux,
c'est une justesse très délicate dans
les rapports des tons entre eux. Je m'explique. Des
fruits sont posés sur une table* et se détachent
contre un fond gris; il y a entre les fruits, selon
qu'ils sont plus ou moins rapprochés, des valeurs
de coloration formant toute une gamme de teintes. Si
vous partez d'une note plus claire que la note réelle,
vous devrez suivre une gamme toujours plus claire; et
le contraire devra avoir lieu, lorsque vous partirez
d'une note plus foncée. C'est là ce qu'on
appelle, je crois, la loi des valeurs. Je ne connais
guère, dans l'école moderne, que Corot,
Courbet et Edouard Manet qui aient constamment obéi
à cette loi en peignant des figures. Les uvres
y gagnent une netteté singulière, une
grande vérité et un grand charme d'aspect.
[
]
Edouard Manet est homme du monde, et il y a dans ses
tableaux certaines lignes exquises, certaines attitudes
grêles et jolies qui témoignent de son
amour pour les élégances des salons. C'est
là l'élément inconscient, la nature
même du peintre. Et je profite de l'occasion pour
protester contre la parenté qu'on a voulu établir
entre les tableaux d'Edouard Manet et les vers de Charles
Baudelaire. Je sais qu'une vive sympathie a rapproché
le poète et le peintre, mais je crois pouvoir
affirmer que ce dernier n'a jamais fait la sottise,
commise par tant d'autres, de vouloir mettre des idées
dans sa peinture. La courte analyse que je viens de
donner de son talent prouve avec quelle naïveté
il se place devant la nature; s'il assemble plusieurs
objets ou plusieurs figures, il est seulement guidé
dans son choix par le désir d'obtenir de belles
taches, de belles oppositions. Il est ridicule de vouloir
faire un rêveur mystique d'un artiste obéissant
à un pareil tempérament. [
] On a
dit, par moquerie, que les toiles
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