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parlait une langue qu'il avait faite sienne et qui désormais lui appartenait en propre. Voici comment je m'explique la naissance de tout véritable artiste, celle d'Edouard Manet, par exemple. Sentant qu'il n'arrivait à rien en copiant les maîtres, en peignant la nature vue au travers des individualités différentes de la sienne, il aura compris, tout naïvement, un beau matin, qu'il lui restait à essayer de voir la nature telle qu'elle est, sans la regarder dans les œuvres et dans les opinions des autres. Dès que cette idée lui fut venue, il prit un objet quelconque, un être ou une chose, le plaça dans un coin de son atelier, et se mit à le reproduire sur une toile, selon ses facultés de vision et de compréhension. Il fit effort pour oublier tout ce qu'il avait étudié dans les musées; il tâcha de ne plus se rappeler les conseils qu'il avait reçus, les œuvres peintes qu'il avait regardées. Il n'y eut plus là qu'une intelligence particulière, servie par des organes doués d'une certaine façon, mise en face de la nature et la traduisant à sa manière. L'artiste obtint ainsi une œuvre qui était sa chair et son sang. Certainement cette œuvre tenait à la grande famille des œuvres humaines; elle avait des sœurs parmi les milliers d'œuvres déjà créées; elle ressemblait plus ou moins à certaines d'entre elles. Mais elle était belle d'une beauté propre, je veux dire vivante d'une vie personnelle. [...] Voici quelle est l'opinion de la foule sur l'art, sur la peinture en particulier. Il y a un beau absolu, placé en dehors de l'artiste, ou, pour mieux dire, une perfection idéale vers laquelle chacun tend et que chacun atteint plus ou moins. Dès lors, il y a une commune mesure qui est ce beau lui-même; on applique cette commune mesure sur chaque œuvre produite, et selon que l'œuvre se rapproche ou s'éloigne de la commune mesure, on déclare que cette œuvre a plus ou moins de mérite. Les circonstances ont voulu qu'on choisit pour étalon le beau grec, de sorte que les jugements portés sur toutes les œuvres d'art créées par l'humanité, résultent du plus ou du moins de ressemblance de ces œuvres avec les œuvres grecques. Ainsi, voilà la large production du génie humain, toujours en enfantement, réduite à la simple éclosion du génie grec. Les artistes de ce pays ont trouvé le beau absolu, et, dès lors, tout a été dit; la commune mesure étant fixée, il ne s'agissait plus que d'imiter et de reproduire les modèles le plus exactement possible. Et il y a des gens qui vous prouvent que les artistes de la Renaissance ne furent grands que parce qu'ils furent imitateurs. Pendant plus de deux mille ans, le monde se transforme, les civilisations s'élèvent et s'écroulent, les sociétés se précipitent ou languissent, au milieu de mœurs toujours changeantes; et, d'autre part, les artistes naissent ici et là, dans les matinées pâles et froides de la Hollande, dans les soirées chaudes et voluptueuses de l'Italie et de l'Espagne. Qu'importe! le beau absolu est là, immuable, dominant les âges; on brise misérablement contre lui toute cette vie, toutes ces passions et toutes ces imaginations qui ont joui et souffert pendant plus de deux mille ans. [...] La réalité est ici l'élément fixe, et les divers tempéraments sont les éléments créateurs qui ont donné aux œuvres des caractères différents. C'est dans ces caractères différents,

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