LA
GLANEUSE PARISIENNE
Vicomte
ROBERT
SALON
DE 1866 - PREMIÈRE PROMENADE
(114)
L'Exposition a ouvert ses portes le 1er mai. Depuis ce moment une joule
empressée la visite chaque jour, ce qui prouve mieux que nous
ne pourrions le faire que le goût des arts au lieu de s'amoindrir
(ainsi que le prétendent certains esprits fâcheux), pénètre
de plus en plus dans toutes les classes de la société.
Comme tout est mode depuis quelque temps, la mode en fait de peinture
exige, à ce qu'il paraît, que les journalistes crient à
la décadence de l'art. Les revues du salon commencées
dans plusieurs journaux paraissent avoir pris le parti de blâmer
la peinture en général, sauf à faire des réserves
pour quelques peintres en particulier. Le temps est à la critique
sévère, et nul ne veut se souvenir du vers de Boileau
: « La critique est aisée, et l'art est difficile. » Ce serait
pourtant le moment de l'appliquer.
Sans doute, dans les toiles exposées au salon il y en a de faibles,
peut être même de mauvaises, mais ceci se rencontre dans
toutes les expositions ; et quant aux progrès, ceux des jeunes
peintres sont tellement visibles qu'il y aurait mauvaise foi ou profonde
ignorance à les nier
(115)
Le grand salon, salon d'honneur, contient de grandes pages de bataille
et quelques beaux portraits. La foule se presse autour du dernier tableau
d'Hippolyte Bellangé. Cette page d'adieux : la Garde meurt...,
renferme toutes les qualités du maître, dessin net et saisissant,
couleur accentuée, beaucoup de vie et d'animation, tout un poëme
dans une petite toile, voilà ce que nous voyons pour la dernière
fois. Heureusement Bellangé a laissé un fils qui se montre
digne héritier de son nom et de son talent.
Sous le n° 1666, nous trouvons dans le grand salon une magnifique toile,
Varsovie le 8 avril 1861. C'est d'un jeune peintre, M. Tony Robert Fleury,
qui se place à la hauteur des plus grands maîtres.
Ce tableau est sans contredit le plus dramatique de l'exposition ; il
est l'objet de l'admiration de tous les visiteurs. Les figures sont
bien peintes, les groupes admirablement arrangés ; c'est une
composition d'un grand intérêt, une œuvre de premier ordre
sur laquelle je me réserve de revenir, en examinant les personnages
séparément.
Constatons dès aujourd'hui qu'un salon où nous trouvons
un jeune talent aussi complet suffit à rassurer sur l'avenir
de la grande peinture d'histoire.
L'Enfant prodigue de M. Edouard Dubufe tient tout un côté
du salon d'honneur. Cette toile, exécutée à la
manière des grands maîtres italiens, est resplendissante
de lumière et superbe de couleur. L'air y circule, les figures
sont belles, l'architecture traitée dune façon grandiose.
Je ne sais quels reproches messieurs les critiques pourront adresser
à l'artiste, car il y a toujours prise pour la critique, mais
il est certain qu'il faut être un peintre de premier ordre pour
concevoir et exécuter une œuvre de cette importance. Les deux
panneaux en grisaille qui se trouvent de chaque côté du
tableau sont harmonieux et contribuent beaucoup à l'effet général.
Ce n'est point dans une première visite au salon, un jour d'ouverture,
qu'on peut prendre des notes pour un compte rendu détaillé,
aussi je ne chercherai aujourd'hui qu'à donner une idée
de l'effet général. Il y a de très belles choses
à l'exposition de 1866, bien que la plus grande partie des peintres
en renom n'y ait envoyé que des œuvres de peu d'importance.
On y remarque de très beaux paysages de MM. Daubigny
père et fils, une assez grande quantité de portraits remarquables
et une foule de tableaux de genre un peu écrasés par leur
entourage, mais parmi lesquels on surprend de charmants effets.
Nous allons donc, si nos lectrices le permettent, commencer sérieusement
la revue du salon, le livret à la main en suivant l'ordre numéroté
et en indiquant les principaux tableaux et l'effet qu'ils produisent
sur le public bienveillant et amateur des arts.
SALON
DE 1866 - DEUXIÈME PROMENADE
(127)
Les deux tableaux de M. Adolphe Appian : Bords du lac du Bourget et
le village de Chanaz (Savoie), soutiennent dignement la réputation
que cet artiste a obtenue depuis quelques années ; c'est une
penture vraie, très agréable de couleur : l'exécution
soignée ne nuit point à l'effet. J'ai entendu quelques
amateurs reprocher à M Appian le fini de peinture, il me semble
que ce défaut, si peu commun aujourd'hui, doit être considéré
comme une précieuse qualité.
M. Armand Dumarescq, dont les dessins ont un mérite hors ligne,
nous a donné deux belles toiles : le portrait de M. B. et une
charge de cuirassiers à Eylau. Son talent, d'un cachet original,
reste dans les m1emes données ; on aime à le retrouver,
tel qu'il est, toutes ses productions ont un incontestable succès.
Ces m1emes éloges peuvent être adressés à
M. Balfourier, dont les compositions, étudiées avec soin,
nous plaisent beaucoup. On voit que M. Balfourier fait tous les ans
de belles et bonnes études ; ce qu'il rapporte dans son ateliers
acquiert, par le fini, de la force et de la science, sans rien perdre
des bonnes inspirations du premier travail.
Le tableau de M. Ernest Bastien : le Petit Dénicheur, est d'un
joli effet, nous encourageons l'auteur dans ces productions de genre
qu'on néglige trop souvent pour des sujets plus compliqués
et moins à la portée de tous. Ici la couleur est solide
et la composition bien étudiée, c'est un très agréable
tableau de salon.
Les deux toiles de M. Auguste Bonheur tiennent le haut bout dans la
peinture des animaliers ; on y trouve toutes les qualités d'un
talent sérieux, développé par de consciencieuses
études. M. Bonheur porte un nom qui oblige et qu'il aurait rendu
célèbre à lui seul si l'astre de la famille ne
s'etait levé le premier.
Dans la peinture religieuse que le salon de cette année a remis
à son niveau de splendeur, grâce à l'œuvre admirable
de M. Bonnat, Nous enregistrons avec plaisir le succès du tableau
de M. Bigand : Saint-Antoine dans le désert. La figure de l'enfant
agenouillé, celle du saint, sont également traitées
à la manière des grands maîtres.
(128)
On ne retrouve dans cette œuvre importante aucun des moyens d'arriver
à l'effet trop souvent employés par la nouvelle école.
L'artiste a conçu et exécuté son travail pour répondre
aux inspirations de son talent, sans s'inquiéter de l'impression
qu'il pourrait produire sur le public ; il a visé à l'harmonie,
à la simplicité, sa couleur et son dessin tiennent l'école
classique par tous ses côtés louables ; c'est la vraie
peinture d'église qu'on aime à retrouver dans les musées
et qui console le cœur et tranquillise l'esprit lorsqu'on la contemple
aux heures de la prière. Les mêmes qualités se font
remarquer dans le Bélisaire de M. Bigand, dont la composition
est simple, touchante et bien appropriée au sujet.
Parler du tableau de M. Bonnat, c'est toucher au chef-d'œuvre du salon
: Saint Vincent de Paul prenant la place d'un galérien. Admirable
sujet de charité chrétienne interprété par
un noble pinceau. M. Bonnat a reçu trop d'éloges pour
que nous puissions y ajouter par le tribut de notre juste admiration.
Une médaille d'honneur sera, sans doute, le complément
de ce succès ; si le jury, par des raisons qui ne tombent pas
sous nos sens, n'a point été unanime à la décerner,
le public n'a pas hésité, un seul instant, dans son choix,
malgré le mérite incontestable des concurrents de M. Bonnat.
La figure du saint respire une expression sublime de dévouement,
indépendamment des autres beautés de la composition :
cette figure, à elle seule, est un poëme.
En sortant de la peinture d'histoire à laquelle tout le monde
ne peut prétendre, nous voyons dans le salon de la lettre B,
quelques jolies compositions que je tiens à signaler. Sous le
n°211, une Bourriche de Pétunias, étude par M. Léon
de Bord, charmante de couleur, délicieuse d'effet. Je recommande
cette toile aux nombreux et intelligents amateurs de la peinture de
fleurs.
N° 212, une étude de fruits sous le non de M. Paul Born. Voici
encore une jolie chose, une de celles qu'il faut chercher dans la foule
et qu'on est bien aise de n'avoir point laissé passer.
C'est ainsi que j'ai trouvé aux dessins, sous le n° 2095, une
aquarelle de madame Aurelie Bruneau : Un nid, œuvre mignonne et gracieusement
interprétée par une femme de talent. J'encouragerai toujours
les femmes à traiter ces sujets, qui conviennent à la
délicatesse de leur pinceau. Les fleurs, les oiseaux, ces motifs
si gracieux et si féconds, seront toujours pour elles l'occasion
d'un succès aimable dont leur modestie pourra s'accommoder et
qui servira d'enseignement à celles qui recherchent une distraction
dans cet art charmant, le plus aimable de tous.
SALON
DE 1866 - TROISIÉME PROMENADE
(143)
Avant de quitter le salon de la lettre B. je signale encore quelques
très belles toiles de nos meilleurs artiste : Hercule tuant ses
enfants, par M. Bìn, peinture énergique et d'une belle
couleur ; le Baiser de la mère, par Brandon, sujet gracieux dont
l'exécution laisse à désirer comme vigueur ; et
enfin le magnifique portrait de Madame H. d'O... qui est l'œuvre de
Madame Henriette Browe. Cette tête a un caractère sérieux
quoiqu'elle soit jeune et d'une délicieuse ingénuité.
Les bras et les mains sont étudiés avec un grand soin
; la robe de soie noire, les violettes du corsage et tous les accessoires
sont d'une harmonie qui dénote un talent accompli.
Nous voyons encore les deux tableaux de M. Bouguereau, dont le dessin
correct rappelle les meilleurs maîtres de l'école italienne
; et une toile de M. Berchère, représentant une marche
de caravane pendent la nuit : effet remarquable de couleur, composition
d'un mérite hors ligne.
J'arrive à vous parler des œuvres de M. Courbet.
Le peintre d'Ornans est un peu sorti du genre ordinaire de ses compositions
par son tableau des Chevreuils au ruisseau de Plaisirs - Fontaine, placé
au salon d'honneur. Les belles qualités de couleur et d'effets
harmonieux abondent sur la toile de M. Courbet et lui ont valu cette
année un grand et légitime succès, non contesté
par ses opposants les plus acharnés. J'aime moins la femme au
perroquet, dont la structure un peu bouffie tombe dans le vulgaire en
dépit de la science du grand coloriste, car M. Courbet
est aujourd'hui un des princes de la palette. Sa touche ferme se révèle
par des qualités d'une hardiesse puissante ; si on critique quelque
fois ses création, tous ceux qui se connaissent en peinture sont
forcés de convenir que nul ne peint mieux que lui.
M. Chapelin nous semble moins heureux qu'à l'ordinaire dans son
exposition de cette année, sa peinture fint par ressembler à
du pastel, il a abusé des reflets bleuâtres ; en un mot
nous le trouvons bien au-dessous de lui-même ; l'année
prochaine cet habile artiste nous dédommagera, cela n'est pas
douteux.
Nous aimons la peinture aimable de M. Compte Calix, ses compositions
de cette année sont aussi moins importantes que ce qu'il nous
donne habituellement. Remarquons à ce sujet que les ateliers
de nos premiers artistes ont sur le chantier des travaux importants
réservés a l'exposition universelle, et c'est ce qui excuse
le reproche d'infériorité qu'on adresse à quelques-uns
au salon de 1866.
Le turco de M. Couverchel est une bonne étude hypique, habilement
peinte, spirituellement observée et d'un beau ton.
Les tableaux de M. Corot ont toujours
ce charme de poésie rêveuse qui entraîne vers l'idéal.
M. Corot a adopté une manière qui lui est personnelle,
ses productions ont entre elles une grande ressemblance, c'est un peu
toujours le même tableau, mais c'est l'œuvre d'un maître
aimée et respecté.
(144)
Si nous avions plus de temps à nous, il serait agréable
et utile de nous arrêter un peu devant les tableaux signés
: Ciceri, Couveley, de Curzon et Colin ; mais il faut nous hâter
et ne leur adresser qu'un salut en passant.(144) Si nous avions plus
de temps à nous, il serait agréable et utile de nous arrêter
un peu devant les tableaux signés : Ciceri, Couveley, de Curzon
et Colin ; mais il faut nous hâter et ne leur adresser qu'un salut
en passant.
La salle D, par laquelle je terminerai notre promenade renferme quelques
beaux tableaux, je ne parle pas des Daubigny
qui, ainsi que nous l'avons vu déjà, ont leur place
au salon d'honneur.
Nous voici devant les toiles de ce jeune et fécond artiste qui
a nom Gustave Doré. Une Soirée dans la campagne de Grenade.
Les personnages sont bien groupés, les poses naturelles et l'ensemble
au clair de lune est d'un effet saisissant. Le deuxième tableau,
Paysage de Savoie, se recommande par l'orage sont traités avec
cette verve, cette fougue dont le jeune maître possède
le secret.
L'intérieur de la mosquée de Mourestan et le Prieuré
du port Sainte-Marie de M. A. Dauzats
sont à la hauteur des meilleures œuvres de cet artiste consommé
: le fini des détails et l'effet général méritent
d'être examinés avec soin ; car plus on y prête d'attention,
plus on trouve à admirer dans cette peinture vigoureuse et terminée
avec une rare perfection.
Quelques noms viennent encore appeler notre attention par des toiles
gracieuses, tes sont : Un panier de fleurs de Mademoiselle Daubigny,
deux tableaux de genre de M. Yan Dargent, une bonne composition de M.
Dauphin et des natures mortes, chefs - d'œuvres peints et ciselés,
on peut le dire par le roi du genre, M. Blaise Desgoffes.