M de Thémines, Salon de 1866

I.

Le Salon d’exposition des œuvres d’artistes vivants est ouvert. Nous allons commencer notre tâche annuelle. Inutile de donner, de prime-abord, ce qu’il est convenu d’appeler «le coup d’oeil général». La synthèse ne saurait envelopper toute entière dans ses vastes plis une œuvre aussi multiple que celle qui se compose de deux ou trois mille produits d’art, si différens par le genre, le style, le sujet, l’école, le talent. Le détail est indispensable. Et cependant la première question qu’on vous adresse porte toujours sur l’ensemble du Salon. L’ensemble! Mais la réponse est inévitablement la même. Comme les années précédentes, il y a bien des défaillances, quelques efforts couronnés de succès, peu d’ouvrage hors ligne, des espérances, des promesses et une foule désolante de médiocrités, destinées à faire nombre.

Pourquoi faire nombre? se demandera-t-on. Eh! Mon Dieu! Parce qu’on croit qu’il ne faut pas décourager les débutans. Soit. Il y aurait trop dire à ce sujet. Il y aurait à prouver que souvent il vaut mieux décourager la médiocrité, surtout quand on s’y prend assez à temps pour décider le talent insuffisant ou la vocation mal comprise à changer de voie, pour faire résoudre celui qui ne deviendra jamais un bon artiste à choisir une autre carrière.

Mais comment s’en prendre au jury? S’il refuse, l’arrêt devient un arrêt de mort pour l’artiste au désespoir. Cela s’est vu, tout dernièrement encore. S’il accepte, il est en butte aux justes remontrances du critique qui lui demande pourquoi il a aidé à tapisser les salles du palais de l’Exposition d’aussi déplorables nullités. Il y en a! Et on ne peut s’empêcher de rappeler le mot brutalement réaliste du philantrope: «Que de toile gaspillée, et tant de pauvres gens qui n’ont pas de chemise!»

Tous les ans on répète aussi que le niveau de l’art s’est abaissé. Je l’entends dire depuis mon enfance. A ce compte là il devrait être au plus bas. Il n’en est rien. Ce n’est pas d’une année à l’autre que l’art peut sensiblement s’élever ou s’abaisser. Un ouvrage réussi ne le fait pas monter assez pour qu’on puisse le constater d’une façon aussi nette. Ce qu’on a pu réellement remarquer – et regretter! – c’est la tendance de la plupart des artistes à faire ce qu’on appelle «la petite peinture». Ne pouvant faire beau, on fait joli. Ce n’est pas toujours la faute des peintres; le public y est pour quelque chose. Il préfère le joli, l’achète plus volontiers; et l’artiste, qui ne vit pas de l’air du temps, se voit forcer de satisfaire le goût de l’acquéreur; il le satisfait d’autant que cela lui est plus facile.

Au lieu donc d’entonner le De profundis de l’art, et d’aligner ici des desiderata qui ne se réaliseraient pas si aisément, prenons les choses telles qu’elles sont, non comme elles pourraient et devraient être. Seulement, comme il serait matériellement impossible de parler de tout et de tous, nous suivrons la méthode des années précédentes. Il y a au Salon environ trois mille cinq cents travaux d’art, dont deux mille tableaux, c’est déjà assez d’en choisir deux cent, parmi lesquels on serait embarrassé de vingt toiles hors ligne. A quoi bon discuter les médiocres? Toutes, il est vrai, ne devraient pas être passées sous silence. Il faudrait constater les efforts heureux, signaler le talent où l’œuvre, même incomplète, le décèle. C’est ce que nous essaierons.

Mais nous ne ferons pas ce que le plus grand nombre des artistes fait de parti pris: nous ne partagerons pas leur exclusivisme. Pourquoi les amateurs de la ligne ont-ils toujours un si superbe dédain pour les coloristes, et vice versa? Pourquoi les réalistes méprisent-ils si souverainement les fantaisistes, qui, du reste, le leur rendent bien?

Quelle que soit l’école à laquelle le peintre appartienne, nous ne la discuterons pas; c’est de l’œuvre que nous nous occuperons. Il y a heureusement en peinture un guide sûr: le vrai. S’il est des artistes qui n’aiment pas à y ajouter le beau, peu importe. Quelques maîtres, même des plus célèbres, ont laissé des exemples de cet étrange sympathie pour le laid.

Encore un mot. Cette année, la disposition des tableaux nous a paru plus heureuse. Impossible de contenter tout le monde ... et les artistes. Il y en aura toujours qui se trouveront «mal placés». – N’y en a-t-il pas dans le nombre qui devraient savoir gré aux préposés de les avoir placés ainsi? Mais presque tous ceux qui gagnent à être vus à hauteur d’homme, sont à la cimaise, et presque tous à un jour favorable.

Une restriction cependant, celle que j’ai faite les années précédentes et que je ne cesserai de faire chaque année, jusqu’à ce que j’aie vue mes désirs se réaliser: pourquoi ne pas engager les artistes à mettre sur une petite tablette collée au cadre, dans le genre de celles où l’on écrit: «Hors concours», leur nom et le titre du tableau? Cette méthode est suivie partout ailleurs, et elle est si simple! Qu’on laisse le numéro d’ordre si l’on veut, quoique ce soit un point de repère fort utile; mais pourquoi ne pas inscrire, par exemple: «Bellangé – L’Escadron repoussé». On saurait ainsi tout de suite ce que le tableau représente et qui en est l’auteur.

Il sera vendu moins de livrets, objectera-on. Quand cela serait? Si l’on vend quelques milliers de catalogues de moins, il y aura quelques milliers de personnes de plus qui visiteraient le Salon. Les résultats se balanceraient.

Le peuple, qui se presse le dimanche dans les salles du palais des Champs-Elysées, ne peut acheter le livret, trop cher pour sa modeste bourse. Et bien! il regarde et ne comprend rien. Combien les noms des grands peintres seraient plus populaires, si la foule, la véritable foule pouvait lire leur nom et connaître mieux leurs œuvres! Cela coûterait-il donc beaucoup d’obliger les artistes, – comme on les force à mettre des cadres à leurs toiles, – à y ajouter, en tablette volante, je le répète, leur nom et le titre du tableau?

Cela n’empêcherait pas, d’ailleurs, ceux qui ont l’habitude d’acheter le livret, de le faire, pour y lire les mille et un détails dont il est rempli.

 

II.

MM. Dubufe, feu Bellangé, Schreyer, Brown, Briguiboul, Robert-Fleury

Nous sommes au salon carré, ou salon d’honneur, si vous préférez, affecté plus spécialement aux tableaux officiels – ce qui n’empêche pas qu’on n’y voit quelques toiles qui ne méritent pas tout à fait cet honneur, de même qu’on trouvera dans les autres salles, voire dans les deux salons carrés des bouts, des tableaux qui ne dépareraient guère la collection des privilégiés.

La première toile qui s’offre aux regards des visiteurs est celle de M. Edouard Dubufe, «l’Enfant prodigue», toile immense, et à laquelle deux grisailles à chacun des deux côtés, enfermés dans le même cadre, donnent un faux aire de triptyche. C’est un tableau de genre, enflé à dessein, s’efforçant d’avoir l’importance d’un tableau d’histoire, et ne réussissant à en prendre que les proportions ambitieuses. Ce tableau, pour lequel l’auteur a dépensé une somme considérable de talent et qui révèle une étude passionnée de Véronèse, étude poussée jusqu’à l’imitation, ce tableau, dis-je, ne perdrait rien à être réduit au dixième de sa grandeur, au contraire!

Je crois qu’on a été trop sévère pour cette œuvre. Que l’on ne lui pardonne pas ses dimensions exagérées, d’accord; mais qu’on aille jusqu’à contester à l’auteur cette facilité dont je vois ici l’abus plutôt que l’absence, qu’on ne veuille pas reconnaître son faire merveilleux qu’on ne lui refusait pas les années précédentes quand il exposait des toiles plus modestes, c’est pousser trop loin la rigueur.

Les défauts de ce tableau ne sont pas de nature à en faire oublier les qualités. La coloration, objectera-t-on, en est trop éclatante et elle se tient dans des tons d’arc-en-ciel. Soit. Il y a pourtant des figures très remarquables, – je ne parle pas du trio choréographique de gauche qui est la partie la plus faible de cette peinture. Mais je suis certain que, gravé, dans les proportions du Décaméron de Winterhalter par exemple, l’Enfant prodigue de M. Dubufe sera plus apprécié. Les grandes dimensions, comme les reproches adressés à la tonalité, disparaîtront dans l’œuvre du burin.

Pour ma part, combien je préfère les grisailles qui complètent si ingénieusement la trilogie du sujet – celle de gauche surtout, dont la figure est excellente – à toute cette grande débauche de la palette mise au service de la débauche de l’enfant prodigue!

Saluons les deux petits tableaux de bataille de ce pauvre Hippolyte Bellangé, si universellement regretté. Belle est la figure principale de l’Escadron repoussé; mais bien plus belles, à mon avis, sont ces mâles et fières figures de l’autre tableau, intitulé la Garde meurt. Le triste et sanglant épisode de ces Spartiates de notre siècle est parfaitement rendu. Tout est d’accord dans cette ravissante esquisse, les personnages, le fond, les accessoires. Le ciel même semble prendre le deuil de cette épouvantable catastrophe. Esquisse – ai-je dit, et c’est peut-être heureux – pour le tableau seulement, non certes pour l’art, – que Bellangé n’ait pu l’achever. Telle qu’elle est, on l’admire; je ne suis pas sûr qu’il en eût été de même si le peintre, dans sa préoccupation de bien faire, l’eût achevée, tourmentée, pourlécheée. Elle eût gagné en fini, mais elle eût perdu tout son cachet de spontanéité.

Puisque j’en suis aux batailles, j’exprimerai le regret de ne pouvoir adresser à M. Schreyer les mêmes éloges que l’an dernier. Ce peintre, dont la Charge d’artillerie, de 1865, avait été un pas en avant, en fait cette année un en arrière par sa Charge de cuirassiers à la Moscowa.

M. Schreyer trouve le moyen de faire des défauts dès ses qualités mêmes. Le succès de l’année dernière l’a grisé; il s’est mépris; il a cru que ce qu’on admirait en lui c’est ce qu’on lui a reproché: le mouvement, qui, lorsqu’il est si outré, tombe dans la contorsion. Il sacrifie le dessin à l’effet. L’un ne nuirait pas à l’autre. Ses chevaux sont composés à la diable. Aucun n’est sur ses jambes. Celui-ci se cabre, celui-là glisse, un troisième tombe. Ce n’est pas une charge, c’est une fuite, une déroute, une débâcle. Ces cuirassiers ont l’épée au rein. Il y a des genoux de chevaux qui ressemblent à toutes sortes de choses. Quant à la manière, on dirait plutôt une aquarelle gigantesque, un lavé sur papier torchon que de la peinture à l’huile. C’est dommage, car ce peintre a un talent réel, et il l’a prouvé en maintes occasions. Il a la fougue, la couleur, la science des effets. Seulement il en a trop; qu’il modère ses allures. Voyez plutôt ses chevaux: quand ils veulent aller ainsi à fond de train, ils s’abattent. L’an prochain, M. Schreyer prendra sa revanche. Rien ne lui est plus facile, s’il le veut.

M. John-Lewis Brown ne fera pas s’emporter ses chevaux, lui! Regardez son joli tableau, l’Ecole du cavalier (artillerie de ligne). On dirait du Meissonier, tant les figures sont délicatement finies, sans cependant que le détail nuise à l’ensemble. Cette toile est vraiment d’un bel aspect; les accessoires sont bien touchés, le petit moulin à droite, compose bien le paysage; le ciel est charmant. J’eusse désiré que le petit cheval blanc du second plan fût plus effacé. Je ne pense pas qu’il soutienne la perspective. Eloignez-vous de la toile, il viendra au premier plan, et paraîtra un cheval nain. L’autre tableau du même auteur, à la salle B., L’Auberge du grand Saint-Hubert est vraiment réussi. La lumière diffuse y a sa juste valeur. Et ici la perspective est irreprochable. M. Brown est décidément en progrès.

Je ne saurais en dire autant de M. Briguiboul, qui, l’an dernier, se montra meilleur – et de beaucoup. Son Combat de Castor et Pollux contre Idas et Lycée est (unleserlich)ment manqué. Les personnages volent, ils ne posent pas. On dirait les Titans escaladant le ciel et retombant foudroyés. La couleur en est terne, uniforme, brulée, fausse. Une étrange draperie jaune, le seul point qui attire l’oeil dans cette toile monochrome, l’attire assez désagréablement. Comment un artiste qui a si bien débuté peut-il avoir de pareilles défaillances? Ses études, pourtant, ont été consciencieuses. M. Briguiboul sait dessiner et peindre. Est-ce un parti pris que de chercher ainsi la pose tourmentée et d’éteindre sa palette? Aurait-il cédé, lui aussi, comme tant d’autres, à la manie de l’originalité à tout prix, à la rage de se faire remarquer quand même? Il n’en avait pas besoin.

Arrêtons-nous longuement devant cette belle et grande toile signée TONY ROBERT-FLEURY, le fils du nouveau directeur de l’École des Beaux Arts à Rome. C’est le Moniteur qui en a donné le sujet. On y lisait, à la date du 12 avril 1861:

«Une foule d’environ quatre mille personnes dans laquelle se trouvaient beaucoup de femmes et d’enfans, prosternés à genoux, entourait la colonne Sigismond, sur la place du Château ... Les troupes cernaient de tous côtés ... l’infanterie fit feu!»

M. Robert-Fleury fils nous a donné l’épisode le plus terrifiant de l’histoire d’une nation assassinée. Hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, sont là présentant leur poitrine aux balles des Cosaqeus. Ici le père reçoit dans ses bras son enfant foudroyé; là, une jeune fille voit tomber mort son frère ou son fiancé. Des fronts calmes et résignés comme ceux des victimes innocentes, des regards tristes et fiers comme ceux des martyrs, des types superbes! La foule sans la confusion, le massacre sans le hideux qui souvent s’y rattache.

On se prend à songer douloureusement devant ce tableau; on pense à ce crime épouvantable commis au nom de la politique. Qu’on extermine un peuple par la guerre, cela peut à la rigueur se concevoir, sinon s’excuser, Ils sont là ennemis contre ennemis, oppresseurs contre oppressés, fer contre fer; on meurt l’épée à la main. Mais fusiller ainsi des femmes à genoux, des hommes sans armes, aux yeux de l’Europe civilisée, qui assiste les bras croisés à ce massacre, c’est ce qui étonnera la postérité, c’est ce qui fait frémir tous ceux qui regardent la toile de M. Robert-Fleury! Beau par lui-même, ce tableau gagne par le choix du sujet. Le connaisseur l’admire, la foule s’y passionne.

On a insinué que les conseils, sinon le pinceau du père, ont pu être pour quelque chose dans le succès. C’est le sort de tous les fils de pères artistes. On commence toujours par soupçonner la collaboration paternelle. Qu’importe? L’avenir fera justice de ces suppositions.

Quoiqu’il en soit, ce tableau est réussi; c’est une belle œuvre, et s’il n’est pas le succès de l’Exposition, comme on l’a dit, il est à coup sûr une des plus belles toiles du Salon.

 

III.

MM. Armand Dumaresq, Reganey, Protais, Hersent, Desgoffe, Viger-Duvignau, Rousseau, Mercadé

Je passerai assez rapidement sur les tableaux de bataille. Franchement il n’y a pas de quoi s’extasier. Les peintres de ce genre se sont battus les flancs, cette année, pour trouver des sujets qui leur permissent de faire du chauvinisme à la garance. En effet, il n’y a pas eu de guerre pendant l’année qui a précédé la gestion des peintre belliqueux. Aussi n’y trouve-t-on que des souvenirs retardataires de Solferino. On en voit pour toutes les heures du jour: Solferino du matin, de l’après-midi et du soir. Il y en a même un de prima-sera, comme l’on dit chez nos alliés. Efforts louables, succès d’estime. Tableaux bien placés au palais des Champs-Elysées, et placement certain des ces tableaux dans quelque musée départemental.

Puis il y a des sujets vagues, peintures guerrières aussi, mais qui ne représentent pas une épisode de telle guerre, plutôt que de telle autre. De ce nombre est la Charge des cuirassiers, de M. Armand-Dumaresq. Elle peut être aussi bien d’Eylau que d’Iéna. C’est un ouragan, et cela ne pouvait être autrement. Ce n’est, d’ailleurs, que par des efforts prodigieux d’imagination qu’on arrête sur la toile cette masse d’hommes, d’armes et de chevaux qui s’ébranle et fond avec la rapidité de la foudre. Or, rien de plus difficile à réussir que ce qu’on ne peut peindre d’après nature. Qui a pu étudier, au point de vue de l’art pictural, une charge de cavalerie?

De ce nombre est aussi la toile intitulée Au Drapeau! Que la complaisance du jury a pu, seule, placer au grand salon, sous prétexte qu’il y est question d’aigles impériales. Mais ce ciel est en tôle peinte, et furieusement haut en couleur; mais ces soldats, Dieu me pardonne! Ont l’air d’avoir peur. Mille bombes! Des soldats français! Des vieux de la vieille! Voyez plutôt le grenadier à droite; il n’est pas à son aise. Certes, l’intention du peintre n’y est pour rien, mais le fait est là. Vite, que l’artiste reprenne ses pinceaux et qu’il change la physiognomie de ces grognards.

M. PROTAIS nous montre un jeune soldat, mourant, comme Ophelia, au milieu des fleurs. Pauvre garçon! On pleurera sur son sort, là-bas, là-bas, dans le triste chaumière, où sa mère l’Attend, où sa jeune soeur prie pour ses jours. Mais pourquoi lui pleure-t-il lui-même? Car ses yeux sont brûlés par les larmes. Sans ce filet de sang qui rougit le gazon et qui coule de je ne sais quelle blessure cachée, on croirait que ce jeune et beau militaire est étendu sur une pelouse du bois de Vincennes et qu’il a le coeur brisé, parce que la bonne du capitaine l’a trahi, pour un sapeur! M. Protais, vous qui dessinez si bien, et qui excelliez dans les sujets militaires, est-ce bien vous qui avez envoyé ce soldat au Salon? Non; mettons que vous avez fait cette peinture à la hâte, et n’en parlons plus.

Quant à M. Hersent, son Bataillon carré en Crimée est sagement fait, comme tout ce qui est signé du nom de ce peintre; seulement son tableau a le tort de rassembler trop aux tableaux précédents du même artiste. On dirait des Suissesses de Lucerne: quand on en a vu une, on les a vues toutes. Ce n’est pas par l’uniformité des sujets qu’on arrive à se créer une individualité.

C’est le défaut que je reprocherais à M. DESGOFFE, si ses Fleurs et Bijoux n’étaient pas peints avec un soin qui touche au merveilleux; les bijoux plus encore que les fleurs ou les fruits. Et c’est tout simple: les bijoux sont de la nature inerte, ils attendent complaisamment que le peintre les reproduise, dût-il employer des semaines. Les fleurs et les fruits se fanent; ils n’attendent pas, eux! On dirait alors que M. Desgoffe est obligé de les copier d’après des modèles en cire ou en marbre. C’est fait avec un art inimitable, et cependant fleurs et fruits, si beaux qu’ils soient, n’ont pas cette fraîcheur, ce velouté, ce quelque chose qui semble vivre dans la fleur fraîchement coupée, dans le fruit fraîchement cueilli. Mais l’ivoire sculpté, mais l’agathe, mais les pierreries, le cristal, le tapis frangé d’or! Quelle vérité, quel amour du fini, quelle saisissante imitation! Et pourtant, ainsi que je disais au début, ses tableaux de cette année ne sont qu’une nouvelle édition de ceux des années précédentes.

Ce que M. Desgoffe fait avec un soin si scrupuleux et une perfection si étonnante pour les fleurs, les fruits et les bijoux, M. VIGER-DUVIGNAU l’a fait pour les figures dans son Souvenir de la Malmaison, gracieux et intime souvenir! – «Un jour qu’Hortense et sa mère se plaisaient à prendre le frais dans le parc de la Malmaison, toutes les personnes qui s’y trouvaient étaient assises en cercle. Joséphine s’extasiait sur le parfum d’un bouquet qu’elle portait à sa ceinture, lorsque Napoléon, ramassant une poignée de terre sans qu’on s’en apercût, la sema sur le bouquet de sa femme. Les fleurs furent endommagés, et, en voulant les secouer, elle les effeuilla toutes.

«— Ah! Que tu es taquin, lui dit Joséphine de ce ton de doux reproche qui lui était familier, que t’ai je fait pour abimer ainsi mon bouquet?

«—Tu ne devines pas, lui dit galamment Bonaparte, que c’est afin de t’en donner un plus frais et cueilli de ma main.

Joséphine ayant partagé son nouveau bouquet, offrit une fleur à chacune des dames qui l’entouraient en leur disant: «Conservez, je vous prie, ces roses en souvenir de la main qui les a cueillies!»

Tel est le souvenir de la Malmaison, dont s’est inspiré le peintre des beautés de l’Empire. Les portraits sont frappans de ressemblance, les costumes d’une fidélité scrupuleuse; la soie et le satin ont des reflets chatoyans, les dentelles frémissent à la brise des jardins. C’est d’une élégance, d’une grâce et d’un fini adorable. Rarement miniaturiste a été aussi heureux sur l’ivoire que M. Viger l’est sur la toile; car ces tableaux sont d’immenses miniatures.

Il y a certaines figures – je devrais dire presque toutes – dont le buste, si on le découpait en rond, ferait très bien sur une de ces tabatières entourés de diamans, que les souverains offrent à leur protégés. – On m’objectera que cette peinture est plutôt patiente que mâle. Soit; mais il faut bien du talent pour disposer et finir ainsi un pareil tableau. Il y a tant de peintures à peine esquissées, lâchés et qui ont l’air d’avoir été exécutées avec la manche du pinceau sinon avec la pouce, que lorsqu’on rencontre un tableau caressé avec tant de soin, on peut s’y arrêter. Les fantaisistes qualifient cette peinture du nom de porcelaine. Porcelaine, si l’on veut, mais qui décorerait à souhait le boudoir d’une souveraine.

M. Viger, d’ailleurs, ne fait pas de simples figurines; dans la salle V, vous trouverez de lui une tête d’étude; Stella, étoile au front, perles au cou, de grandeur naturelle, qui, tout en étant peinte avec le même soin que le Souvenir de la Malmaison, prouve que l’artiste peut aborder, s’il le veut, les grandes dimensions.

Non loin du tableau de M. Viger, on voit l’un des deux paysages de ROUSSEAU; il donne envie de voir l’autre, qui doit être nécessairement meilleur. Hélas! Il ne l’est pas. Vaut-il la peine, je vous le demande, de s’appeler Théodore Rousseau pour écrire ce nom au bas de ces deux toiles? Quelle défaillance d’un grand talent!

Je lève les yeux et je vois un César Borgia s’entretenant avec Machiavel. Le sujet était attrayant. Le peintre a osé le tenter, mais il a cru pouvoir jouer avec de telles personnages, comme avec des marionettes. C’est donc là le Valentin, le grand condottieri, celui qui avait rêvé le sceptre de l’Italie, et dont la fière devise était: «Aut Caesar, aut nihil» devise à laquelle un plaisant de l’époque repondit: Utrumque fuit. Il fut en effet César, et il ne fut rien. Le voilà s’entretenant avec Machiavel. La est derrière le bâtard d’Alexandre VI, si bien que sa figure reste dans l’ombre. Sa pose est celle d’un soudard en goguette. Certaines parties du tableau révèlent le talent du peintre; aussi regrettons-nous davantage les bizarreries voulues de la composition.

J’ai besoin de reposer mes regards. Je puis le faire à l’aise sur le tableau d’un Espagnol, hier encore presque inconnu ici, aujourd’hui applaudi de tous les connaisseurs. Des connaisseurs, dis-je, car le sujet de sa toile est trop sévère et trop triste pour plaire à la foule; mais que nous importe la foule? C’est la Translation du corps de St. François d’Assise, par M. Benito MERCADÉ.

Ici pas de couleurs brillantes, une tonalité sobre, austère, une composition calme et sage, de la peinture solide, et, qui plus est, vraie. Le saint a cette raideur, cette rigidité plutôt, qui n’appartient qu’aux cadavres. Le groupe des soeurs, si difficile à faire détacher, car il ne se compose que de blanc et de noir, est fort bien étudié. On voit que l’artiste est né dans le pays de Zurbaran. Si ce tableau est une commande, je félicite l’église ou le couvent qui a eu confiance dans le talent de M. Mercadé.

 

IV.

MM Carolus Duran, Fromentin, Courbet, Bin

Un des tableaux du salon carré qui attirent le plus les regards du visiteur, malgré une tonalité sombre et triste à dessein, est celui de l’Assassiné, signé d’un nom jusqu’à présent peu connu, M. Duran, mais qu’on répète déjà avec éloge. Cette toile, en effet, est d’un beau caractère, le sujet est intéressant, les figures bien groupées, quoiqu’on désirât qu’elles se détachassent davantage les unes des autres, que l’air circulât plus libre entre elles. N’importe, tel qu’il est, c’est un ouvrage remarquable, et le voisinage du grand tableau de M. Dubufe, à la coloration vénitienne, en fait ressortir mieux la gamme sévère et intentionnellement assombrie.

Sur le même paroi, à la cimaise, vous vous arrêterez, si la foule vous le permet, devant le beaux paysage de M. Fromentin: Tribu nomade en marche vers les pâturages du Tell. Cette toile devait être belle pour elle-même d’abord, puis pour racheter ce qui a paru insuffisant dans l’autre du même auteur, qui lui fait pendant sur le mur opposé et qui s’intitule: Etang dans les oasis (Sahara). Oh! regardez-le longtemps, bien attentivement, ce beau tableau de la tribu nomade. Nous en rencontrerons difficilement de plus beaux, d’aussi beaux même, dans le Salon de cette année! L’écrivain du style si colorié, le peintre des paysages si poétiques a été on ne peut mieux inspiré.

On la voit s’agiter dans un désordre si vrai et si naturel, cette colonie qui se dirige vers le Tell; on voit s’égrener le chapelet humain de la pittoresque caravane. Le terrain est gracieusement mouvementé; les accidens des divers plans sont finement étudiés; le paysage est excellent, le ciel est beau, l’effet est superbe. Toutefois – car même dans la meilleure œuvre il y a lieu à des désiderata, – toutefois, si j’étais l’heureux acquéreur de cette toile, je prierais l’artiste de finir le groupe de gauche, si singulièrement négligé qu’on le dirait esquissé et oublié dans son coin. Peut-être lui demanderais-je aussi de mettre ça et là quelques coups de brosse francs sur le rocher ou le coteau de droite, et qui, tel qu’il est, n’est que préparé. Il est parfaitement dans le ton, je ne le nie pas, mais il manque de solidité. Courez la toile on laissant à découvert le petit espace occupé par ce coteau, devineriez-vous jamais ce que le peintre a voulu reproduire? – Si je cherche, comme vous le voyez, quelques défauts à la loupe, c’est que l’œuvre est perfectible, et que je la voudrais parfaite.

Arrivons à M. Courbet. Je savais bien qu’il finirait par où il eût pu commencer: par convenir que le réalisme est le vrai, et qu’il n’est pas le laid. Voici la Remise de chevreuils au ruisseau de Plaisirs-Fontaine (Doubs). Quel charmant aspect, quelle vérité, et comme ton et comme lumière, surtout quelle finesse de touche dans ces beaux fauves! Paul Potter n’a pas mieux fait. On voudrait passer la main sur le dos soyeux de ce gracieux et svelte chevreuil qui est à gauche. On s’arrête de crainte de l’effaroucher. On a souhaité un peu plus d’air dans ce taillis; peut-être a-t-on eu raison. Mais le peintre a évidemment fait son étude d’après nature; il a peint ce qu’il a vu. La critique peut porter sur le choix, mais si elle attaque l’exécution, elle est injuste. C’est ici que Courbet s’est montré le plus réaliste. Que voulez-vous! On ne change pas du jour au lendemain son faire, son style, sa manière. On n’abdique pas entièrement son individualité. N’importe, qu’elle soit plus ou moins épaisse, la forêt est belle, et si les chevreuils, qui doivent s’y connaître, ont choisi cet endroit, ça a été parce qu’ils savaient qu’ils y seraient à l’abri du chasseur. C’est leur remise, le livret le dit assez clairement. C’est mieux encore: c’est leur oasis.

Quant à la Femme au perroquet, du même auteur, et que vous trouverez à sa lettre, salle C, ah! C’est autre chose. Comme étude de nu, j’admire toute la partie supérieure de ce beau corps de Bacchante du quartier Breda; l’attache du cou, les seins, le torse sont fort bien modelé. La chair est ferme, le sang y circule sous l’epiderme; elle palpite, elle vit. Quant à la partie inférieure, on la dirait l’œuvre d’un autre artiste. Un reflet, trop clair et trop uniforme, court le long des cuisses et des jambes et en borde le contour. Ce reflet ne saurait être le même pour toutes le parties inférieures de cette figure. Ne dirait-on pas que ces jambes sont éclairées en dedans, comme si elles étaient diaphanes et cachaient une lumière à l’intérieur? Les cheveux sont habilement faits en tant que peinture, mais la masse est étrangement cherchée; ce n’est pas là le désordre de l’opulente chevelure dénoué d’une femme qui s’éveille. J’aime encore moins cette crinoline qui dépare le tableau sur le premier plan à gauche. On dirait la signature du grand prêtre du réalisme. Otez le nom de Courbet, ou enlevez la crinoline. Avec les deux il y a un pléonasme.

Pour en revenir en Salon carré, voyons l’Hercule frappé de démence tuant ses enfans et Mégare leur mère, par M. Bin. Cet artiste a le culte des grands sujets. Il ne sacrifie pas au goût de l’époque, sauf à faire lui-même de cruels sacrifices; car si l’Etat ne vient pas en aide aux martyrs de la grande peinture, leurs tableaux risquent trop de reprendre le chemin de l’atelier. M. Bin s’attache avant tout à dessiner scrupuleusement et ses progrès se manifestent en raison des difficultés qu’il aime à se créer. Cette fois, sa composition est plus compliquée que celles des deux années précédentes, où l’on ne voyait que deux figures. Hercule a tué d’une flèche l’un de ses enfans, qui est étendu près de sa mère désolée. Il lève le bras, armé de sa formidable massue, pour assommer l’autre, un gracieux éphèbe, aux formes androgynes. Cette dernière figure est charmante et contraste avec l’alcide si vigoureusement charpenté et si robustement musclé qui va l’écraser. Toute cette partie du tableau est incontestablement supérieure à celle de gauche. Le fond et le premier plan sont réussis. En somme, on y reconnaît de louables efforts, qu’il serait injuste de ne pas constater, et surtout de ne pas encourager. La grande peinture est malheureusement si délaissée, que c’est faire œuvre de dévouement que de l’aborder.

Et maintenant M. Bin ayant parcouru toute la gamme de la figure humaine, il s’arrêtera, croyons-nous. Il débuta, en effet, par le jeune antagoniste d’Atalante, le coureur aux pommes d’or, corps de jouvenceau, formes d’Antinous ; plus tard il lit Persée; ce n’était plus l’adolescent aux membres délicats, et ce n’était pas encore l’athlète. Il a fait maintenant l’Hercule à la puissante carrure, dont la musculature est accusée comme celle de l’Hercule en marbre de Baccio Bandinelli à Florence. Il lui est désormais impossible d’aller plus loin, à moins de peindre des Titans. Et encore, son Hercule, ne parait-il pas appartenir à cette race gigantesque?

 

V.

MM. Nazon, Antonio Gisbert, Janet-Lange, Hédouin, Glaize fils, Parquet, Aillaud, Benezet, Couwercheil, Quentin, Bauderon, Constantin

Calmes et sobres sont les deux paysages de M. Nazon, l’un représentant le crépuscule; l’autre des vignes s’enlaçant aux ormeaux et rappelant ce beau vers d’Ovide

Ulmus amat vitem, vitis non deserit ulmum.

Rien de plus simple et en même temps de plus courageux en fait de composition, que ce dernier tableau, coupé horizontalement en toute sa longeur par une ligne parallèle aux deux côtés longs du cadre. Seul le bouquet des ormeaux vient briser gracieusement cette ligne et compose d’une façon agréable le deuxième plan. Le ciel fuit dans des profondeurs inconnues. Quel joli ton et quel charmant tableau! J’aime moins, dans l’autre, ces branches nues et frêles, affectant les formes calligraphiques des ornemens dont on enjolive les échantillons du savoir-faire des maîtres d’écriture en quarante leçons. On dirait plutôt de fantastiques paraphes que de la jeune végétation; le pinceau a voulu se donner les allures capricieuses de la plume. Franchement, c’est trop peu pour un paysage ... Bah! à la campagne! Mais la teinte crépusculaire est supérieurement rendue.

M. Antonio Gisbert expose une grande toile historique dont le sujet est l’entrevue de François I avec sa fiancée, Eléonore d’Autriche, à Illescas: – Eléonore s’agenouilla devant son auguste époux et lui demanda sa main à embrasser. Mais le vaincu de Pavie, toujours galant et toujours chevalier, dans les splendeurs du Louvre comme dans la captivité de Madrid: – «Je ne vous donnerai que la bouche» lui dit-il courtoisement, la souleva et l’embrassa.

C’est le moment choisi par l’artiste. Eléonore d’Autriche tourne presque le dos au spectateur, mais on voit François I devant elle, qui met un baiser sur ses lèvres. Père de l’auguste couple, Charles-Quint les observe de son oeil scrutateur. A gauche, se groupent les dames et les courtisans, Tout à fait à droite, dans un coin, deux autres courtisans observent et devisent à vois basse. Les étendards des deux maisons marient au vent leurs blâsons. Au fond, se dessinent blanches et baignées du soleil du midi les lignes architecturales d’un édifice plein-cintre, coupées par quelques légères masses de verdure. Au balcon, en retour, d’autres groupes de curieux. N’oublions pas la supérieure d’un couvent qui est au second plan, et qui vient faire contraste, par le ton austère de son costume, avec les brillantes couleurs qui animent et font chatoyer toute cette toile si lumineusement ensoleillée.

Car c’est à dessein que le peintre espagnol y a jeté à pleine brosse les richesses de la palette vénitienne. Il me souvient que l’an dernier, au sujet de son tableau des Puritains débarquant en Amérique, on remarqua que sa peinture se tenait – et il ne pouvait en être autrement dans une gamme froide et sévère. La critique se montra fort bienveillante envers le peintre étranger, et elle fit bien. Le jury lui dércerna une médaille. Mais l’artiste parait-il, fut très sensible à ce reproche – immérité – qui se porta sur la tonalité si morne et si éteinte de son tableau. «Ah! dut-il se dire, on croit que je ne puis pas faire de la couleur. Eh bien! que le sujet y prête, et j’en mettrai plus qu’on en désire!» Est-ce bien plus qu’on en désirait qu’il en a mis? Je ne saurai l’assurer.