Deutsche Version
MON SALON
I. LE JURY .
Le Salon de 1866 n'ouvrira que le ler mai, et ce jour-là
seulement il me sera permis de juger mes justiciables.
Mais, avant de juger les artistes admis, il me semble bon de
juger les juges. Vous savez qu'en France nous sommes pleins de prudence;
nous ne hasardons point un pas sans un passeport dûment signé
et contresigné, et, lorsque nous permettons à un homme
de faire la culbute en public, il faut auparavant qu'il ait été
examiné tout au long par des hommes autorisés.
Donc, comme les libres manifestations de l'art pourraient occasionner
des malheurs imprévus et irréparables, on place, à
la porte du sanctuaire, un corps de garde, une sorte d'octroi de l'idéal,
chargé de sonder les paquets et d'expulser toute marchandise
frauduleuse qu tenterait de s'introduire dans le temple.
Qu'on me permette une comparaison, un peu hasardée peut-être.
Imaginez que le Salon est un immense ragoût artistique, qui nous
est servi tous les ans. Chaque peintre, chaque sculpteur envoie son
morceau. Or, comme nous avons l'estomac délicat, on a cru prudent
de nommer toute une troupe de cuisiniers pour accommoder ces victuailles
de goûts et d'aspects si divers. On a craint les indigestions,
et on a dit aux gardiens de la santé publique :
« Voici les éléments d'un mets excellent
; ménagez le poivre, car le poivre échauffe ;
mettez de l'eau dans le vin, car la France est une grande nation
qui ne peut perdre la tête. »
Il me semble, dès lors, que les cuisiniers jouent le
grand rôle. Puisqu'on nous assaisonne notre admiration et qu'on
nous mâche nos opinions, nous avons le droit de nous occuper avant
tout de ces hommes complaisants qui veulent bien veiller à ce
que nous ne nous gorgions pas comme des gloutons d'une nourriture de
mauvaise qualité. Quand vous mangez un beefsteack, est-ce que
vous vous inquiétez du boeuf ? Vous ne songez qu'à remercier
ou à maudire le marmiton qui vous le sert trop ou pas assez saignant.
Il est donc bien entendu que le Salon n'est pas l'expression
entière et complète de l'art français en l'an de
grâce 1866, mais qu'il est à coup sûr une sorte de
ragoût préparé et fricassé par vingt-huit
cuisiniers nommés tout exprès pour cette besogne délicate.
Un salon, de nos jours, n'est pas l'oeuvre des artistes, il est
l'oeuvre d'un jury. Donc, je m'occupe avant tout du jury, l'auteur de
ces longues salles froides et blafardes dans lesquelles s'étalent,
sous la lumière crue, toutes les médiocrités timides
et toutes les réputations volées.
Naguère, c'était l'Académie des Beaux-Arts
qui passait le tablier blanc et qui mettait la main à la pâte.
A cette époque, le Salon était un mets gris et solide,
toujours le même. On savait à l'avance quel courage il
fallait apporter pour avaler ces morceaux classiques, tout ronds, sans
un malheureux petit angle, et qui vous étouffaient lentement
et sûrement.
La vieille Académie, cuisinière de fondation, avait
ses recettes à elle, dont elle ne s'écartait jamais ;
elle fricotait avec un calme et une conviction inébranlables
; elle s'arrangeait de façon, quels que fussent les tempéraments
et les époques, à servir le même plat au public.
Le bon
public, qui étouffait, finit par se plaindre . Il demanda grâce
et voulut qu'on lui servît des mets plus relevés, plus
légers, plus appétissants au goût et à la
vue.
Vous vous rappellez les lamentations de cette vieille cuisinière
d'Académie. On lui enlevait la casserole dans laquelle elle avait
fait sauter deux ou trois générations d'artistes. On la
laissa geindre et on confia la queue de la poêle à d'autres
gâte-sauce.
C'est ici qu'éclate le sens pratique que nous avons de
la liberté et de la justice. Les artistes se plaignant de la
coterie académique, il fut décidé qu'ils choisiraient
leur jury eux-mêmes. Dès lors, ils n'auraient plus à
se fâcher, s'ils se donnaient des juges sévères
et personnels. Telle fut la décision prise.
Mais vous vous imaginez peut-être que tous les peintres
et tous les sculpteurs, tous les graveurs et tous les architectes furent
appelés à voter. On voit bien que vous aimez votre pays
d'un amour aveugle. Hélas ! La vérité est triste,
mais je dois avouer que ceux-là seuls nomment le jury, qui justement
n'ont pas besoin du jury. Vous et moi, qui avons dans notre poche une
ou deux médailles, il nous est permis d'aller élire un
tel ou un tel, dont nous nous soucions peu d'ailleurs, car il n'a pas
le droit de regarder nos toiles, reçues à l'avance.
Mais ce pauvre hère, jeté à la porte du Salon
pendant cinq ou six années consécutives, n'a pas même
la permission de choisir ses juges, et est obligé de subir ceux
que nous lui imposons par indifférence ou par camaraderie.
Je désire insister sur ce point. Le jury n'est pas nommé
par le suffrage universel, mais par un vote restreint auquel peuvent
seulement prendre part les artistes exemptés de tout jugement,
à la suite de certaines récompenses. Quelles sont donc
les garanties pour ceux qui n'ont pas de médailles à montrer
? Comment ! On crée un jury ayant charge d'examiner et d'accepter
les oeuvres des jeunes artistes, et on fait nommer ce jury par ceux
qui n'en ont plus besoin ! Ceux qu'il faut appeler au vote, ce sont
les inconnus, les travailleurs cachés, pour qu'ils puissent tenter
de constituer un tribunal qui les comprendra et qui les admettra enfin
aux regards de la foule.
C'est toujours une misérable histoire, je vous assure,
que l'histoire d'un vote. L'art n'a rien à faire ici ; nous sommes
en pleine misère et en pleine sottise humaines. Vous devinez
déjà ce qui arrive et ce qui arrivera chaque année.
Tantôt ce sera la coterie de ce monsieur, et tantôt la coterie
de cet autre monsieur, qui réussiront. Nous n'avons plus un corps
stable, comme l'Académie ; nous avons un grand nombre d'artistes
qui peuvent être réunis de mille façons, de manière
à former des tribunaux féroces, ayant les opinions les
plus contraires et les plus implacables.
Une année, le Salon sera tout en vert ; une autre année,
tout en bleu ; et dans trois ans, nous le verrons peut-être tout
en rose. Le public, qui n'est pas à l'office, qui n'assiste pas
à la cuisson, acceptera ces divers Salons, comme les expressions
exactes des moments artistiques. Il ne saura pas que c'est uniquement
tel peintre qui a fait l'Exposition entière ; il ira là
de bonne foi et avalera la bouchée, croyant s'ingurgiter tout
l'art de l'année.
Il faut rétablir énergiquement les choses dans
leur réalité. Il faut dire à ces juges, qui vont
au Palais de l'Industrie défendre parfois une idée mesquine
et personnelle, que les Expositions ont été créées
pour donner largement de la publicité aux travailleurs sérieux.
Tous les contribuables paient, et les questions d'écoles et de
systèmes ne doivent pas ouvrir la porte pour les uns et la fermer
pour les autres.
Je ne sais comment ces juges comprennent leur mission. Ils se
moquent de la vérité et de la justice, vraiment. Pour
moi, un Salon n'est jamais que la constatation du mouvement artistique
; la France entière, ceux qui voient blanc et ceux qui voient
noir, envoient leurs toiles pour dire au public . « Nous en sommes
là, l'esprit marche et nous marchons ; voici les vérités
que nous croyons avoir acquises depuis un an. » Or, il est
des hommes qu'on place entre les artistes et le public. De leur autorité
toute puissante, ils ne montrent que le tiers, que le quart de la vérité
; ils amputent l'art et n'en présentent à la foule que
le cadavre mutilé.
Qu'ils le sachent, ils ne sont là que pour rejeter la médiocrité
et la nullité. Il leur est défendu de toucher aux choses
vivantes et individuelles. Qu'ils refusent, s'ils le veulent - ils en
ont d'ailleurs la mission, - les académies des pensionnaires,
les élèves abâtardis de maîtres bâtards,
mais, par grâce, qu'ils acceptent avec respect les artistes libres,
ceux qui vivent en dehors, qui cherchent ailleurs et plus loin les réalités
âpres et fortes de la nature.
Voulez-vous savoir comment on a procédé à
l'élection du jury de cette année ? Un cercle de peintres,
m'a-t-on dit, a rédigé une liste qu'on a fait imprimer
et circuler dans les ateliers des ar-tistes votants. La liste a passé
tout entière.
Je vous le demande, où est l'intérêt de l'art
parmi ces intérêts personnels ? Quelles garanties a-t-on
données aux jeunes travailleurs ? On semble avoir tout fait pour
eux, on déclare qu'ils se montrent bien difficiles, s'ils ne
sont pas contents. C'est une plaisanterie, n'est-ce pas ? Mais la question
est sérieuse, et il serait temps de prendre un parti.
Je préfère qu'on reprenne cette bonne vieille cuisinière
d' Académie. Avec elle, on n'est pas sujet aux surprises ; elle
est constante dans ses haines et dans ses amitiés. Maintenant,
avec ces juges élus par la camaraderie, on ne sait plus à
quel saint se vouer. Si j'étais peintre nécessiteux, mon
grand souci serait de deviner qui je pourrais bien avoir pour juge,
afin de peindre selon ses goûts. .
On vient de refuser, entre autres, MM. Manet et Brigot, dont les
toiles avaient été reçues les années précédentes.
Evidemment, ces artistes ne peuvent avoir fait beaucoup plus mal, et
je sais même que leurs derniers tableaux sont meilleurs. Comment
alors expliquer ce refus ?
Il me semble, en bonne logique, que si un peintre a été
jugé digne aujourd'hui de montrer ses oeuvres au public, on ne
peut pas couvrir ses toiles demain. C'est pourtant cette bévue
que vient de commettre le jury. Pourquoi ? Je vous l'expliquerai.
Vous imaginez-vous cette guerre civile entre artistes, se proscrivant
les uns les autres ; les puissants d'aujourd'hui mettraient à
la porte les puissants d'hier ; ce serait un tohu-bohu effroyable d'ambitions
et de haines, une sorte de petite Rome aux temps de Sylla et de Marius.
Et nous, bon public, qui avons droit aux oeuvres de la faction triomphante.
O vérité, ô justice !
Jamais l'Académie ne s'est déjugée de la
sorte. Elle tenait les gens pendant des années à la porte,
mais elle ne les chassait pas de nouveau après les avoir fait
entrer.
Dieu me préserve de rappeler trop fort l'Académiee
Le mal est préférable au pire, voilà tout.
Je ne veux pas même choisir des juges et désigner
certains artistes comme devant être des jurés impartiaux.
MM. Manet et Brigot refuseraient sans doute MM. Breton et Brion, comme
ceux-ci ont refusé ceux-là. L'homme a ses sympathies et
ses antipathies qu'il ne peut vaincre. Or, il s'agit ici de vérité
et de justice.
Qu'on crée donc un jury, il n'importe lequel. Plus il commettra
d'erreurs, plus il manquera sa sauce, et plus je rirai. Croyez-vous
que ces hommes ne me donnent pas un spectacle réjouissant ? Ils
défendent leur petite chapelle, avec mille finesses de
sacristains qui m'amusent énormément.
Mais qu'on rétablisse alors ce qu'on a appelé
le Salon des Refusés. Je supplie tous mes confrères de
se joindre à moi, je voudrais grossir ma voix, avoir toute puissance
pour obtenir la réouverture de ces salles où le public
allait juger, a son tour, et les juges et les condamnés. Là
pour le moment, est le seul moyen de contenter tout le monde. Les artistes
refusés n'ont pas encore retiré leurs oeuvres ; qu'on
se hâte de planter des clous et d'accrocher leurs tableaux quelque
part.
D'ailleurs, je n'ai encore rien dit. Ne respirez pas.
Tout ceci est simplement écrit au point de vue général.
J'ai la pensée de vous faire entrer dans la cuisine et de vous
montrer les cuisiniers à l'ouvrage.
Nous aurons toujours le temps de goûter au plat.
Il me plaît auparavant de vous en donner la recette. Si
jamais il vous vient le désir d'obtenir un salon pareil à
celui que vous verrez cette année, vous saurez au moins comment
vous y prendre.
Ce n'est pas difficile, allez, et les comestibles ne coûtent
pas très cher, car on n'a pris que les denrées d'un commun
usage.
Donc, lecteurs, je vous promets de vous faire visiter la prochaine
fois les cuisines des Beaux-Arts.
II. LE JURY (suite) .
De tous côtés on me somme de m'expliquer, on me
demande avec insistance de citer les noms des artistes de mérite
qui ont été refusés par le jury.
Le public sera donc toujours le bon public. Il est évident
que les artistes mis à la porte du Salon ne sont encore
que les peintres célèbres de demain, et je ne pourrais
donner ici que des noms inconnus de mes lecteurs. Je me plains justement
de ces étranges jugements qui con-
damnent à l'obscurité, pendant de longues années,
des garçons sérieux ayant le seul tort de ne pas penser
comme leurs confrères. Il faut se dire que toutes les personnalités,
Delacroix et les autres, nous ont été longtemps cachées
par les décisions de certaines coteries. Je ne voudrais pas que
ce fait se renouvelât, et j'écris justement ces articles
pour exiger que les artistes, qui seront à coup sûr les
maîtres de demain, ne soient pas les persécutés
d'aujourd'hui.
J'affirme carrément que le jury qui a fonctionné
cette année, a jugé d’après un parti pris. Tout
un côté de l'art français, à notre époque,
nous a été volontairement voilé. J'ai nommé
MM. Manet et Brigot, car ceux-là sont déjà connus
; je pourrais en citer vingt autres, appartenant au même mouvement
artistique. C'est dire que le .jury n'a pas voulu des toiles fortes
et vivantes, des études faites en pleine vie et en pleine réalité.
Je sais bien que les rieurs ne vont pas être de mon côté.
On aime beaucoup à rire en France, et je vous jure que je vais
rire encore plus fort que les autres. Rira bien qui rira le dernier.
Eh ! oui, je me constitue le défenseur de la réalité.
J'avoue tranquillement que je vais admirer M. Manet, je déclare
que je fais peu de cas de toute la poudre de riz de M. Cabanel et que
je préfère les senteurs âpres et saines de la nature
vraie. D'ailleurs, chacun de mes jugements viendra en son temps. Je
me contente de constater ici, et personne n'osera me démentir,
que le mouvement qu'on a désigné sous le nom de réalisme
ne sera pas représenté au Salon.
Je sais bien qu'il y aura Courbet. Mais Courbet, paraît-il,
a passé à l'ennemi. On serait allé chez lui en
ambassade, car le maître d'Ornans est un terrible tapageur qu'on
craint d'offenser, et on lui aurait offert des titres et des honneurs,
s'il voulait bien renier ses disciples. On parle de la grande médaille
ou même de la croix. Le lendemain, Courbet se rendait chez M.
Brigot, son élève, et lui déclarait vertement «
qu'il n'avait pas la philosophie de sa peinture ». La philosophie
de la peinture de Courbet ! O pauvre cher maître, le livre de
Proudhon. vous a donné une indigestion de démocratie.
Par grâce, restez le premier peintre de l'époque, ne devenez
ni moraliste ni socialiste.
D'ailleurs, qu'importent aujourd'hui mes sympathies ! Moi, public,
je me plains d'être lésé dans ma liberté
d'opinion ; moi, public, je suis irrité de ce qu'on ne me donne
pas dans son entier le mouvement artistique ; moi, public, j'exige qu'on
ne me cache rien, j'intente justement et légalement un procès
aux artistes qui, avec parti pris, ont chassé de Salon tout un
groupe de leurs confrères.
Mon premier article a éveillé de légitimes
susceptibilités. Le jury entier n'est pas coupable ; aussi vais-je
tenir la promesse que j'ai faite de vous faire pénétrer
dans le sanctuaire, de vous montrer les jurés à l'oeuvre,
afin d'accorder à chacun d'eux, dans la besogne, la juste part
qui lui revient.
Puis, l'Evénement n'est-il pas le journal des indiscrétions,
le journal qui sait tout ce qui se passe et qui introduit ses lecteurs
dans les théâtres des différents mondes, avant même
que la toile ne soit levée ? Que mon public prenne donc la peine
d'entrer au Palais de l'Industrie.
Toute assemblée, toute réunion d'hommes nommée
dans le but de prendre des décisions quelconques, n'est pas une
machine simple, ne tournant que dans un sens et n'obéissant qu'à
un seul ressort. Il y a une étude délicate à faire
pour expliquer chaque mouvement, chaque tour de roue. Le vulgaire ne
voit qu'un simple résultat obtenu ; l'observateur aperçoit
les tiraillements, les soubresauts qui secouent la machine.
Je vais essayer de démonter pièce à pièce
le jury, d'en expliquer le mécanisme, de faire bien comprendre
le jeu de ses ressorts. Puisque le Salon est son oeuvre, ai-je dit,
il est nécessaire de connaître, dans chacune de ses parties,
cet auteur impersonnel et multiple.
Le jury est composé de vingt-huit membres, dont voici la liste
par ordre de votes : membres nommés par les artistes médaillés
: MM. Gérome, Cabanel, Pils, Bida, Meissonier, Gleyre, Français,
Fromentin, Corot, Robert Fleury, Breton, Hébert, Dauzats, Brion,
Daubigny, Barrias Dubufe, Baudry ; membres supplémentaires :
Isabey, de Lajolais, Théodore Rousseau ; membres nommés
par l'administration : MM. Cottier, Théophile Gautier, Lacaze,
marquis Maison, Reiset, Paul de Saint-Victor, Alfred Arago.
Je me hâte de mettre l'administration hors de cause. C'est ici
une querelle simplement artis-tique, et je tiens à désintéresser
tous ceux qui n'ont pas de pinceaux entre les mains. Je me contenterai
de faire observer à M. Paul de Saint-Victor, à M. Théophile
Gautier surtout, qu'ils ont été bien sévères
pour des jeunes gens dont le seul crime est de tenter de nouvelles voies.
M. Théophile Gautier, qui tire de si jolis feux d'artifice
dans le Moniteur en l'honneur des toiles qu'il a reçues, ne se
souvient donc pas de 1830, lorsqu'il portait des gilets rouges ? Hélas
! Je le sais, nous n'en sommes plus aux gilets rouges, nous en sommes
à la chair nue et vivante, et je comprends toute l'angoisse d'un
vieux romantique impénitent qui voit ses dieux s'en aller. Restent
vingt-et-une roues à la machine. Voici la description de chacune
de ces roues et l'explication de leur mode de travail.
M. GÉROME. Juré très rusé et très
habile. Il aura compris la déplorable besogne qui allait se faire,
et il s'est sauvé en Espagne, un jour avant l'ouverture des assises,
pour revenir juste un jour après leur fermeture. Tous les jurés
auraient dû imiter cette sage et prudente conduite. Nous aurions
eu au moins une Exposition complète.
M. CABANEL. Artiste comblé d'honneurs, employant toutes les forces
qui lui restent à porter sa gloire, toujours occupé à
ce qu'aucun de ses lauriers ne glisse à terre, n'ayant donc pas
le temps d'être méchant. Il a montré, m'assure-t-on,
beaucoup de douceur et d'indulgence. On m'a conté que la grande
médaille qu'il s'est décernée l'année dernière,
a failli l'étouffer ; il est encore tout honteux, comme un glouton
qui s'est donné publiquement une indigestion.
R. PILS. Etouffant moins que M. Cabanel. se croyant assez solide pour
ne pas tenter de renverser les autres.
M. BIDA. On a sans doute élu ce dessinateur pour juger les dessinateurs,
car il n'a jamais réussi comme peintre. M. Bida défend
les principes.
M. MEISSONIER. Rien n'est long a faire, paraît-il, comme de petits
bonshommes, car le peintre en titre de Lilliput, l'artiste homéopathe
à doses infinitésimales, a manqué presque toutes
les séances. On m’a dit pourtant que M. Meissonier avait assisté
au jugement des artistes dont
le nom commence par un M.
M. GLEYRE. Ce peintre qui, l'année dernière, se trouvait
le dernier sur la liste des jurés, y figure cette année
au sixième rang. Ce vote a une légende.
Certain cercle de peintres, dont j'ai parlé et dont je parlerai
encore, était navré, raconte la légende, de voir
que M. Gleyre, un artiste si digne et si honorable, se trouvât
le dernier sur la liste.
Or, un jour, un membre du cercle offrit de lui faire donner une place
excellente, à la condition que tous ceux qui voteraient pour
lui voteraient en même temps pour M. Dubufe. Et voilà pourquoi
M. Gleyre est le sixième sur la liste, voilà pourquoi
M. Dubufe a, pour la première fois, l'honneur de faire partie
du jury. J'ai dit que ce n'était là qu'une légende.
D'ailleurs, le maître, celui dont les éleves font aujourd'hui
les méchants, s'est conduit en excellent homme. Vous savez que
le roi n'est jamais le plus grand royaliste. Peut-être M. Gleyre
s'est-il souvenu d'une terrible leçon que, selon la chronique,
lui aurait infligée M. Ingres, au château de Dampierre,
où les deux artistes avaient à peindre des fresques dans
la même salle M. Ingres, arrivant pour se mettre à l'oeuvre,
aurait exigé qu'on badigeonnât deux fresques que M. Gleyre
avait déjà executées, déclarant qu'il ne
pouvait travailler en un tel voisinage.
M. FRANÇAIS. Il ne sait pas trop lui-même s'il est réaliste
ou s'il est idéaliste. Il peint des bois sacrés et des
bois de Meudon. On m'assure qu'il a débuté par des paysages
assez largement compris et peints avec une certaine force. Je ne connais
de lui que des sortes d'aquarelles lavées à grande eau.
Il a dû être très dur pour les tempéraments
vigoureux.
M. FROMENTIN. Grand ami de M. Bida. Il a été en Afrique
et en a rapporté de délicieux sujets de pendule. Ses Bédouins
sont d'un propre à manger dans leurs assiettes. Tous ces artistes
suaves, qui comprennent la poésie, qui déjeunent d'un
rêve et qui dînent d'un songe, ont de saints effrois à
la vue des toiles leur rappelant la nature, qu'ils ont déclarée
trop sale pour eux.
M. COROT. Un artiste d'un grand talent. Je m'expliquerai sur lui plus
tard. Il a eté mou dans la défense des toiles, qui auraient
dû lui être sympathiques. Pour expliquer son attitude dans
le jury, j'ai recours à une anecdote. C'était l'année
dernière, on distribuait les médailles. Certains jurés
s'extasiaient devant un paysage de M. Nazon, et se démenaient
pour arracher sa voix a M. Corot. A la fin, celui-ci, fatigué
: « Je suis un bon garçon, dit-il, donnons-lui une médaille,
mais j'avoue que je ne comprends rien à ce tableau. »
M. Robert FLEURY. Un reste de romantisme qui a su se faire accepter
en mettant de l'eau dans son vin. Très opposé à
tout mouvement nouveau. Il jugeait au Salon, mais sa place depuis un
mois était à Rome, où il est nommé directeur
de notre Ecole, en remplacement de M. Schnetz. Dire que M.Gérome
n'avait pas de prétexte et qu'il s'est sauvé, et dire
que M. Robert Fleury avait un prétexte et qu'il est resté
! Que voulez-vous, il y a des hommes qui accomplissent fermement leur
devoir. On me dit que le fils de M. Robert Fleury expose cette année
et qu'il aura sans doute une des quarante médailles.
M. BRETON. Celui-ci est un peintre jeune et militant. Il se serait
écrié, en face des toiles de M. Manet : Si nous
recevons cela, nous sommes perdus. » Qui, nous ? ... M. Breton
en est aux paysannes qui ont lu Lélia et qui font des vers le
soir, en regardant la lune. On parle de par le monde, de la noblesse
de ses figures. Aussi, tient-il à ne pas laisser entrer un seul
paysan vrai au salon. Cctte année, il en a gardé l'entrée,
et il a mis impitoyablement à la porte tout ce qui exhalait 1a
puissante odeur de la terre.
M. HEBERT. Artiste sentant la fièvre. D'une grâce trop
maladive pour vivre en bonne amitié avec les saines réalités.
M. DAUZATS. Juré de fondation. Ses états de service ne
sont pourtant pas très nombreux ni très brillants. Il
a voté avec les autres, c'est tout ce que je sais.
M. Brion. Le compère de M. Breton. Ils conduisaient tous deux
la campagne. N'est-il pas triste de voir des travailleurs, jeunes encore,
connus d'hier seulement, fermer la porte avec violence au nez de ceux
qui tentent le succès par une autre voie ? M. Brion l'a avoué
lui-même devant quelqu'un que je nommerai s'il le faute. Comme
on lui parlait de l'attitude du jury : « Oui, a-t-il dit, il y
a eu un peu de parti pris. » Devant une telle déclaration,
ne devrait-on pas casser les jugements d'un tribunal qui avoue lui-même
sa partialité ?
M. DAUBIGNY. Je ne saurais trop le louer. Il s'est conduit en artiste
et en homme de coeur. Lui seul a lutté contre certain de ses
collègues, au nom dela vérite et de la justice.
« Ne refusons que les nuls et les médiocres, disait-il
; acceptons les tempéraments , tous ceux qui cherchent et qui
travaillent. »
Belle parole, qui devrait être la seule loi de ce tribunal d'artistes
jugeant des artistes.
Les efforts de M. Daubigny ont été paralysés,
il a été battu dans chaque vote ; à deux ou trois
reprises, il a parlé de se retirer, devant les incroyables décisions
de ses collègues .
Un trait achèvera de peindre cette figure sympathique :
Son fils et sa fille ayant envoyé au Salon, l'un des paysages
et l'autre des fleurs, il s'est absenté pendant que le jury décidait
du sort de ces tableaux.
M. BARRIAS. Excellent homme. Il s'est contenté de voter avec
les autres.
M. DUBUFE. Il a eté nommé le dix-septième, afin
que M. Gleyre fût nommé le sixième, d'après
la légende que j'ai contée plus haut. M. Dubufe, qui peint
les portraits au fard et à la craie, a fait chorus avec MM. Breton
et Brion. Il a manqué de s'évanouir devant le Joueur de
fifre, de M.Manet, et a prononcé ccs paroles grosses de menace
: « Tant que je ferai partie d'un jury, je ne recevrai pas de
toiles pareilles. »
M. Baudry. Cet artiste est très irrité de ses derniers
insuccès. C'est une singulière idée que de le charger
de travailler au succès des autres.
M. lSABEY. Un romantique égaré dans notre époque.
Il est resté comme de juste fidèle à ses dieux,
et se fait un devoir de jeter des pierres à tous les dieux nouveaux.
M. DE LAJOLAlS. M. de Lajolais qui, M. de Lajolais quoi ? Vous vous
questionnez, comme je me suis questionné moi-même. Ne cherchez
pas, vous ne trouveriez rien, et puis j'ai pris le souci de chercher
pour vous Je vous demande pardon d'accorder la plus large place au plus
inconnu des jurés. Le cas est curieux et en vaut vraiment la
peine.
M. de Lajolais, _ puisque M. de Lajolais il y a, _ est un élève
de M. Gleyre ; qui a pour tout bagage artistique un paysage exposé
en 1864, et un autre paysage exposé en 1865. En outre, il a organisé
l'exposition rétrospective de la place Royale. Voilà ses
titres. Mais j'oublie le plus important : Il paraîtrait qu'on
lui doit les élections combinées de MM. Gleyre et Dubufe.
Comme il distribuait ainsi d'une main habile les voix de ses confrères,
quelques-unes de ces voix sont restées entre ses doigts. Il a
passé dans le tas et a été nommé.
En 1863, les toiles de M. de Lajolais ont été refusées
par l'Académie ; que pensent les Académiciens, MM. Cabanel,
Robert Fleury, Meissonier, d'avoir aujourd'hui pour collègue,
un garçon qu'ils jugeaient indigne dernièrement de figurer
au Salon ?
Il vous semble sans doute, comme à moi, que ce juge inconnu,
nommé on ne sait comment ni pourquoi, avait charge d'être
indulgent. Or, M. de Lajolais s'est vanté devant témoins
de n'avoir accordé son vote qu'à trois cents toiles, _
et le Salon en contiendra environ quatre mille.
Comprenez-vous le rôle de ce refusé d'hier qui jette à
la porte tous ses camarades ?
Il ne me reste plus qu'a rappeler une phrase de 1a lettre que M. de
Nieuwerkerke nous a fait l'honneur d'écrire chez nous : «
Le jury est, dit-il, une réunion d'hommes de talent desquels
la France a le droit de s'enorgueillir... » Pardon, M. le
comte, est-ce que M. de LajoIais est un de ces hommes de talent dont
j'ai le droit de m'enorgueillir ? Je vous assure, en ce cas que je n'abuserai
jamais de ce droit.
M. Théodore ROUSSEAU. Un romantique endurci. Il a été
refusé pendant dix ans, il rend dureté pour dureté.
On me l'a représenté comme un des plus acharnés
contre les réalistes, dont il est pourtant le petit cousin.
Maintenant, voila la machine demontée sous vos yeux. Vous pouvez
prendre connaissance de chaque rouage et les étudier même
plus librement que je n'ai pu le faire ici.
Voulez-vous que nous remontions la machine et que nous la
fassions fonctionner un peu ? Prenons délicatement les
roues, les petites et les grandes, celles qui tournent à gauche
et celles qui tournent à droite. Ajustons-les et regardons le
travail produit. la machine grince par instants, certaines pièces
s'obstinent à aller selon leur bon plaisir ; mais en somme, le
tout marche convenablement. Si toutes les roues ne tourrnent pas, poussées
par le même ressort, elles arrivent à s'engrener les unes
dans les autres et à travailler en commun à la même
besogne.
Il y a des bons garçons qui refusent et qui reçoivent
avec indifférence ; il y a les gens arrivés qui sont en
dehors des luttes ; il y a les artistes du passé qui tiennent
à leurs croyances , qui nient toutes les tentativent nouvelles
; il y a enfin les artistes du présent, ceux dont la petite manière
a un petit succès et qui tiennent ce succès entre leurs
dents, en grondant et en menaçant tout confrère qui s’approche.
Le resultat obtenu, vous le connaissez : ce sont ces salles si vides
et si mornes que nous visiterons ensemb1e. Je sais bien que je ne puis
faire au jury un crime de notre pauvreté artistique. Mais je
puis lui demander compte de tous les artistes audacieux qu'il décourage.
On reçoit les médiocrités. On couvre les murs de
toiles honnêtes et parfaitement nulles. De haut en bas, de long
en large, vous pouvez regarder : pas un tableau qui choque, pas un tableau
qui attire. On a débarbouillé l'art, on l' a peigné
avec soin ; c'est un brave bourgeois en pantoufles et en chemise blanche.
Ajoutez à ces toiles honnêtes signées de noms
inconnus, les tableaux exempts de tout examen. Ceux-là sont l'oeuvre
des peintres que j'aurai à étudier et à discuter.
Voilà le Salon, toujours le même. Cette année,
le jury a eu des besoins de propreté encore plus vifs.
Il a trouvé que l'année dernière le balai de l'idéal
avait oublié quelques brins de paille sur le parquet. Il a voulu
faire place nette, et il a mis à la porte tous les réalistes,
gens qui sont accusés de ne pas se laver les mains. Les belles
dames visiteront le Salon en grandes toilettes : tout y sera propre
et clair comme un miroir. On pourra se coiffer dans les toiles.
Eh bien ! Je suis heureux de terminer cet article en disant
aux jury q‘ils sont de mauvais douaniers. L'ennemi est dans la place,
je les en avertis. Je ne parle pas des quelques bons tableaux qu'ils
ont reçus par inadvertance. Je veux dire tout simplement que
M. Brigot, contre lequel on a pris les plus grandes précautions,
aura pourtant deux études au Salon. Cherchez bien, elles sont
dans les B, quoique signées d'un autre nom.
Ainsi, jeunes artistes, si vous désirez être reçus
l'année prochaine, ne prenez pas le pseudonyme de Brigot, prenez
celui de Barbanchu. Vous êtes certains d'être acceptés
à l'unanimité . Il paraît décidément
que c'est une simple affaire de nom.
111. LE MOMENT ARTISTIQUE
J'aurais dû peut-être, avant de porter le plus mince
jugement, expliquer catégoriquemt quelles sont mes façons
de voir en art, quelle est mon esthétique. Je sais que les bouts
d’opinion que j'ai été forcé de donner, d’une manière
incidente, les idées reçues, et qu'on m'en veut pour ces
affirmations carrées que rien ne paraissait établir.
J'ai ma petite théorie comme un autre, et, comme un autre,
je crois que ma théorie est la seule vraie. Au risque de n‘être
pas amusant, je vais donc poser cette theorie. Mes tendresses et mes
haines en découleront tout naturellement.
Pour le public, _ et je ne prends pas ici ce mot en mauvaise part,
pour le public, une oeuvre d'art, un tableau, est une suave chose qui
émeut le coeur d'une facon douce ou terrible ; c'est un massacre,
lorsque les victimes pantelantes gémissent et se traînent
sous les fusils qui les menacent ; ou c' est encore une délicieuse
jeune fille, toute de neige qui rêve au clair de lune appuyée
sur un fût de colonne. Je veux dire que la foule ne voit dans
une toile qu'un sujet qui la saisit à la gorge ou au coeur, et
qu'elle ne demande pas autre chose à l'artiste qu'une larme ou
qu'un sourire.
Pour moi, _ pour beaucoup de gens, je veux l'espérer, _
une oeuvre d'art est, au contraire, une personnalité, une individualité.
Ce que je demande à l‘artiste, ce n'est pas de me donner
de tendres visions ou des cauchemars effroyables ; c'est de se livrer
lui-même, coeur et chair, c'est d'affirmer hautement un esprit
puissant et particulier, une nature âpre et forte qui saisisse
largement la nature en sa main et la plante, tout debout devant nous,
telle qu'il la voit. En un mot, j'ai le plus profond dédain pour
les petites habiletés, pour les flatteries intéressées,
pour ce que l'étude a pu apprendre et ce qu'un travail acharné
a rendu familier, pour tous les coups de théâtre historiques
de ce monsieur et pour toutes les rêveries parfumées de
cet autre monsieur.
Mais, j'ai la plus profonde admiration pour les oeuvres individuelles,
pour celles qui sortent d'un jet d'une main vigoureuse et unique.
Il ne s'agit donc plus ici de plaire ou de ne pas plaire ; il s’agit
d'être soi, de montrer son coeur à nu, de formuler énergiquement
une individualité.
Je ne suis pour aucune école, parce que je suis pour la
vérité humaine, qui exclut toute coterie et tout système.
Le mot « art » me déplaît ; il contient en
lui je ne sais quelles idées d'arrange-ments nécessaires,
d'idéal absolu. Faire de l'art, n'est-ce pas faire quelque chose
qui est en dehors de l'homme et de la nature ? Je veux qu'on fasse de
la vie, moi ; je veux qu'on soit vivant, qu'on crée à
nouveau, en dehors de tout, selon ses propres yeux et son propre tempérament.
Ce que je cherche avant tout dans un tableau, c'est un homme et non
pas un tableau.
Il y a, selon moi, deux éléments dans une oeuvre
: l'élément réel, qui est la nature, et l'élément
individuel, qui est l'homme. L'élément réel, la
nature, est fixe, toujours le même ; il existe égal pour
tout le monde ; je dirais qu'il peut servir de commune mesure pour toutes
le oeuvres produites, si j'admettais qu'il puisse y avoir une commune
mesure.
L'élément individuel, au contraire, l'homme, est
variable à l'infini ; autant d'oeuvres et autant d'esprits différents
; si le tempérament n'existait pas, tous les tableaux devraient
être forcément de simples photographies.
Donc, une oeuvre d'art n'est jamais que la combinaison d'un homme,
élément variable, et de la nature, élément
fixe. Le mot réaliste ne signifie rien pour moi, qui déclare
subordonner le réel au tempérament. Faites vrai, j'applaudis
; mais surtout faites individuel et vivant, et j'applaudis plus fort.
Si vous sortez de ce raisonnement, vous êtes forcé de nier
le passé et de créer des définitions que vous serez
forcé d'élargir chaque année.
Car c'est une autre bonne plaisanterie de croire qu'il y a, en fait
de beauté artistique, une vérité absolue et éternelle.
La vérité une et complète n'est pas faite pour
nous qui confectionnons chaque matin une vérite que nous usons
chaque soir. Comme toute chose, l'art est un produit humain, une sécrétion
humaine ; c'est notre corps qui sue la beauté de nos oeuvres.
Notre corps change selon les climats et selon les moeurs, et la sécrétion
change donc également.
C'est dire que l'oeuvre de demain ne saurait être celle d'aujourd'hui
; vous ne pouvez formuler aucune règle ni donner aucun précepte
; il faut vous abandonner bravement à votre nature et ne pas
chercher à vous mentir. Est-ce que vous avez peur de parler votre
langue, vous qui cherchez à épeler péniblement
des langues mortes !
Ma volonté énergique est celle-ci : _ Je ne veux pas des
oeuvres d'écoliers faites sur des modèles fournis par
les maîtres. Ces oeuvres me rappellent les pages d'écriture
que je traçais étant enfant, d'après les pages
lithographiées ouvertes devant moi. Je ne veux pas des retours
au passé, des prétendues résurrections, des tableaux
peints suivant un idéal formé de morceaux d'idéal
qu‘on a ramassés dans tous les temps. Je ne veux pas de tout
ce qui n'est point vie, tempérament, réalité !
Et, maintenant, je vous en supplie, ayez pitié de moi. Songez
à tout ce qu'a dû souffrir hier un tempérament bâti
comme le mien, égaré dans la vaste et morne nullité
du Salon. Franchement, j'ai eu un moment la pensée de lâcher
la besogne, prévoyant trop de sevérité.
Mais ce n'est pas les artistes que je vais blesser dans leurs goûts,
ce sont eux qui viennent de me blesser bien plus vivement dans mes sympathies
! Mes lecteurs comprennent-ils ma position, se disent-ils : «
Voilà un pauvre diable qui est tout écoeuré, et
qui retient ses nausées pour garder la décence qu'il doit
au public ? »
Jamais je n' ai vu un tel amas de mediocrités. Il y a là
deux mille tableaux, et il n'y a pas trois hommes. Sur ces deux mille
toiles, cinq ou six vous parlent un langage humain ; les autres vous
content des niaiseries de parfumeurs. Suis-je trop sévère
? Je ne fais pourtant que dire tout haut ce que les autres pensent tout
bas.
Je ne nie pas notre époque, au moins. J' ai foi en elle, j e
sais qu'elle cherche et qu'elle travaille. Nous sommes dans un temps
de luttes et de fièvres, nous avons nos talents et nos génies.
Mais je ne veux pas qu‘on confonde les médiocres et les puissants,
je crois qu'il est bon de ne pas avoir cette indulgence indifférente
qui donne un mot d'éloge à tout le monde et qui, par la
même, ne loue personne.
Notre époque est celle-ci. Nous sommes civilisés, nous
avons des boudoirs et des salons ; le badigeon est bon pour les
petites gens, il faut des peintures sur les murs des riches. Et alors
a été créée toute une corporation d'ouvriers
qui achèvent la besogne commencée par les maçons.
Il faut beaucoup de peintres, comme vous pensez, et on est obligé
de les élever à la brochette, en masse. On leur donne,
d’ailleurs, les meilleurs conseils pour plaire et ne pas blesser les
goûts du temps.
Ajoutez à cela l'esprit de l'art moderne. En présence
de l'envahissement de la science et de l'industrie, les artistes, par
réaction, se sont jetés dans le rêve, dans un ciel
de pacotille, tout de clinquant et de papier de soie.
Allez donc voir si les maîtres de la Renaissance songeaient aux
adorables petits riens devant lesquels nous nous pâmons ; ils
étaient de puissantes natures qui peignaient en pleine vie. Nous
autres, nous sommes nerveux et inquiets ; il y a beaucoup de la femme
en nous, et nous nous sentons si faibles et si usés que la santé
plantureuse nous déplaît. Parlez-moi des sentimentalités
et des mièvreries !
Nos artistes sont des poètes. C'est là une grave injure
pour des gens qui n'ont pas même charge de penser, mais je la
maintiens. Voyez le Salon : ce ne sont que strophes et madrigaux. Celui-ci
rime une ode à la Pologne, cet autre une ode à Cléopâtre
; il y en a un qui chante sur le mode de Tibulle et un autre qui
tâche de souffler dans la grande trompette de Lucrèce.
Je ne parle pas des hymnes guerriers, ni des élégies,
ni des chansons grivoises, ni des fables.
Quel charivari !
Par grâce, peignez, puisque vous êtes peintres, ne chantez
pas. Voici de la chair, voici de la lumière : faites avec cela
un Adam qui soit votre création. Vous devez être des faiseurs
d'hommes et non pas des faiseurs d'ombres. Mais je sais que dans un
boudoir un homme tout nu est peu convenable. C'est pour cela que vous
peignez de grands pantins grotesques qui ne sont pas plus indécents
et pas plus vivants que les poupées en peau rose des petites
filles.
Le talent procède autrement, voyez-vous. Regardez les quelques
toiles remarquables du Salon. Elles font un trou dans la muraille, elles
sont presque déplaisantes, elles crient dans le murmure adouci
de leurs voisines. Les peintres qui commettent de pareilles oeuvres
sont en dehors de la corporation des badigeonneurs élégants
dont j'ai parlé. Ils sont peu nombreux, ils vivent d'eux-mêmes,
en dehors de toute école. Je l'ai déjà dit, on
ne peut accuser le jury de la médiocrité de nos peintres.
Mais, puisqu'il croit avoir charge d'être sévère,
pourquoi ne nous épargne-t-il pas la vue de toutes ces niaiseries
? Si vous n'admettez que les talents, une salle de trois mètres
carrés suffira.
Ai-j e été si révolutionnaire, en regrettant les
quelques tempéraments qui ne figurent pas au Salon ? Nous ne
sommes pas si riches en individualités, pour refuser celles qui
se produisent. D'ailleurs, je le sais,les tempéraments ne meurent
pas d'un refus. Je défends leur cause, parce qu‘elle me semble
juste ; mais, au fond, je suis bien tranquille sur l'état de
santé du talent. Nos pères ont ri de Courbet, et voilà
que nous nous extasions devant lui ; nous rions de Manet, et ce seront
nos fils qui s‘extasieront en face de ses toiles. Je ne tiens pas du
tout à faire concurrence à Nostradamus, mais j'ai bien
envie d'annoncer ce fait étrange pour un temps très prochain.
lV. M. MANET
Si nous aimons à rire, en France, nous avons, à l'occasion,
une exquise courtoisie et un tact parfait. Nous respectons les persécutés,
nous défendons de toute notre puissance la cause des hommes qui
luttent seuls contre une foule. Je viens, aujourd'hui, tendre une main
sympathique à l'artiste qu'un groupe de ses confrères
a mis à la porte du Salon. Si je n'avais pour le louer sans réserve
la grande admiration que fait naître en moi son talent, j'aurais
encore la position qu'on lui a créée de paria, de peintre
impopulaire et grotesque.
Avant de parler de ceux que tout le monde peut voir, de ceux qui étalent
leur médiocrité en pleine lumiére, je me fais un
devoir de consacrer la plus large place possible à celui dont
on a volontairement écarté les oeuvres, et que l'on n'a
pas jugé digne de figurer parmi quinze cents à deux mille
impuissants qui ont été reçus à bras ouverts.
Et je lui dis : « Consolez-vous. On vous a mis à part,
et vous méritez de vivre à part. Vous ne pensez pas comme
tous ces gens-là, vous peignez selon votre coeur et selon votre
chair, vous êtes une personttalité qui s'affirme carrément.
Vos toiles sont mal à l'aise parmi ces niaiseries et les sentimentalités
du temps. Restez dans votre atelier. C'est là que je vais vous
chercher et vous admirer. » Je m'expliquerai le plus nettement
possible sur M. Manet. Je ne veux point qu'il y ait de malentendu entre
le public et moi. Je n'admets pas et je n'admettrai jamais qu'un jury
ait eu le pouvoir de défendre à la foule la vue d'une
des individualités les plus vivantes de notre époque.
Comme mes sympathies sont en dehors du Salon, je n'y entrerai que lorsque
j'aurai contenté ailleurs mes besoins d'admiration
Il paraît que je suis le premier à louer sans restriction
M. Manet. C'est que je me soucie peu de toutes ces peintures de boudoir,
de ces images coloriées, de ces misérables toiles où
je ne trouve rien de vivant J’ai déjà déclaré
que le tempérament seul m‘intéressait.
On m'aborde dans les rues, et on me dit : « Ce n'est pas
sérieux, n'est-ce pas ? Vous débutez à peine, vous
voulez couper la queue de votre chien. Mais, puisqu'on ne vous voit
pas, rions un peu ensemble du haut comique du Dîner sur l'herbe;
de l'0lympia; du Joueur de fifre. »
Ainsi nous en sommes à ce point en art, nous n'avons plus
même la liberté de nos admirations. Voilà
que je passe pour un garçon qui se ment à lui-même
par calcul. Et mon crime est de vouloir enfin dire la vérité
sur un artiste qu'on feint de ne pas comprendre et qu'on chasse comme
un lépreux du petit monde des peintres.
L'opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci : M.
Manet est un jeune rapin qui s'enferme pour fumer et boire avec des
galopins de son âge. Alors, lorsqu'on a vidé des tonnes
de bière, le rapin décide qu'il va peindre des caricatures
et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom.
Il se met à l'oeuvre, il fait des choses inouies, il se tient
lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve
que de se moquer du public et de se faire une réputation d'homme
grotesque.
Bonnes gens !
Je puis placer ici une anecdote qui rend admirablement le sentiment
de la foule. Un jour, M. Manet et un littérateur très
connu étaient assis devant un café des boulevards. Arrive
un journaliste auquel le littérateur présente le jeune
maître. « M. Manet, » dit-il. Le journaliste se hausse
sur ses pieds, cherche à droite, cherche à gauche ; puis
il finit par apercevoir devant lu l'artiste, modestement assis et tenant
une toute petite place. « Ah ! pardon, s’écrie-t-il, je
vous croyais colossal, et je cherchais partout un visage grimaçant
et patibulaire. »
Voilà tout le public.
Les artistes eux-mêmes, les confrères, ceux qui
devraient voir clair dans la question, n'osent se décider. Les
uns, je parle des sots, rient sans regarder, font des gorges chaudes
sur ces toiles fortes et convaincues. Les autres parlent de talent incomplet,
de brutalités voulues, de violences systématiques. En
somme, ils laissent plaisanter le public, sans songer seulement à
lui dire : « Ne riez pas si fort, si vous ne voulez passer pour
des imbéciles. Il n'y a pas le plus petit mot pour rire dans
tout ceci. Il n'y a qu'un artiste sincère, qui obéit a
sa nature, qui cherche le vrai avec fièvre, qui se donne entier
et qui n'a aucune de nos lâchetés. »
Puisque personne ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier.
]e suis tellement certain que M. Manet sera un des maîtres de demain,
que je croirais conclure une bonne affaire, si j'avais de la fortune,
en achetant aujourd‘hui toutes ses toiles. Dans dix ans, elles
se vendront quinze et vingt fois plus cher, et c'est alors que certains
tableaux de quarante mille frans ne vaudront pas quarante francs.
Il ne faut pourtant pas avoir beaucoup d'intelligence pour prophétiser
de pareils événements.
On a d'un côté des succès de mode, des succès
de salons et de coteries ; on a des artistes qui se créent une
petite spécialité, qui exploitent un des goûts passagers
du public ; on a des messieurs rêveurs et élegants qui, du
bout de leurs pinceaux, peignent des images mauvais teint que quelques
gouttes de pluie effaceraient.
D'un autre côté, au contraire, on a un homme s'attaquant
directement à la nature, qui a remis en question l'art entier,
qui cherche à créer de lui-même et à ne rien
cacher de sa personnalité. Est-ce que vous croyez que des tableaux
peints d'une main puissante et convaincue ne sont pas plus solides que
de ridicules gravures d'Epinal ?
Nous irons rire, si vous voulez; devant les gens qui se moquent d'eux-mêmes
et du public, en exposant sans honte des toiles qui ont perdu leur valeur
première depuis qu'elles sont barbouillées de jaune et de
rouge. Si la foule avait reçu une forte éducation artistique,
si elle savait admirer seulement les talents individuels et nouveaux,
je vous assure que le Salon serait un lieu de réjouissance publique;
car les visiteurs ne pourraient parcourir deux salles sans se rendre malades
de gaîté. Ce qu'il y a de prodigieusement comique à
l'Exposition, ce sont toutes ces oeuvres banales et impudentes qui s'étalent,
montrant leur misère et leur sottise.
Pour un observateur désintéressé, c'était
un spectacle navrant que ces attroupements bêtes devant les toiles
de M. Manet. J'ai entendu là bien des platitudes. Je me disais
: « Serons-nous donc toujours si enfants; et nous croirons-nous
donc toujours obligés de tenir boutique d'esprit ? Voila des individus
qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pourquoi; parce qu'ils sont
blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils
trouvent cela drôle, et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait
d'un autre homme; parce que cet homme n'aurait pas de bosse. »
Je ne suis allé qu'une fois dans l'atelier de M. Manet. L'artiste
est de taille moyenne, plutôt petite que grande ; blond de cheveux
et de visage légèrement coloré, il paraît avoir
une trentaine d'années ; l'oeil est vif et intelligent, la bouche
mobile, un peu railleuse par instants ; la face entière, irrégulière
et expressive, a je ne sais quelle expression de finesse et d'énergie.
Au demeurant, l'homme, dans ses gestes et dans sa voix; a la plus grande
modestie et la plus grande douceur.
Celui que la foule traite de rapin gouailleur vit retiré; en famille.
Il est marié et a l'existence réglée d'un bourgeois.
Il travaille d'ailleurs avec acharnement, cherchant toujours, étudiant
la nature, s'interrogeant et marchant dans sa voie.
Nous avons causé ensemble de l'attitude du public à son
égard. Il n'en plaisante pas, mais il n'en paraît pas non
plus découragé. Il a foi en lui, il laisse passer tranquillement
sur sa tête la tempête des rires, certain que les applaudissements
viendront.
J'étais enfin en face d'un lutteur convaincu, en face d'un homme
impopulaire qui ne tremblait pas devant le public, qui ne cherchait pas
à apprivoiser la bête, mais qui s'essayait plutôt à
la dompter, à lui imposer son tempérament.
C'est dans cet atelier que j'ai compris complétement M. Manet.
Je l'avais aimé d'instinct : dès lors, j'ai pénétré
son talent, ce talent que je vais tâcher d'analyser. Au Salon, ses
toiles criaient sous la lumière crue, au milieu des images à
un sou qu'on avait collées au mur autour d'elles. Je les voyais
enfin à part, ainsi que tout tableau doit être vu, dans le
lieu même où elles avaient été peintes.
Le talent de M. Manet est fait de simplicité et de justesse.
Sans doute, devant la nature incroyable de certains de ses confrères,
il se sera décidé à interroger la réalité,
seul à seule ; il aura refusé toute la science acquise,
toute l'expérience ancienne, il aura voulu prendre l'art au commencement,
c'est-à-dire à l'observation exacte des objets.
Il s'est donc mis courageusement en face d'un sujet, il a vu ce
sujet par larges taches, par oppositions vigoureuses, et il a peint âprement
chaque chose telle qu'il la voyait. Qui ose parler ici de calcul mesquin,
qui ose accuser un artiste consciencieux de se moquer de l'art et de lui-même
? Il faudrait punir les railleurs, car ils insultent un homme qui sera
une de nos gloires, et ils l'insultent misérablement, riant de
lui qui ne daigne même pas rire d'eux. Je vous assure que vos grimaces
et que vos ricanements l'inquiètent peu.
J'ai revu le Dîner sur l' herbe; ce chef-d'oeuvre exposé
au Salon des Refusés, et je défie nos peintres en vogue
de nous donner un horizon plus large et plus empli d'air et de lumière.
Oui, vous riez encore, parce que les ciels violets de M. Nazon vous ont
gâtés. Il y a ici une nature bien bâtie qui doit vous
déplaire. Puis nous n'avons ni la CIéopâtre en plâtre
de M. Gérome, ni les jolies personnes roses et blanches de M.Dubufe
; nous ne trouvons malheureusement là que des personnages de tous
les jours, qui ont le tort d'avoir des muscles et des os, comme tout le
monde. Je comprends votre désappointement et votre gaieté,
en face de cette toile ; il aurait fallu chatouiller votre regard avec
des images de boîtes à gants.
J'ai revu également l'Olympia; qui a le défaut grave
de ressembler à beaucoup de demoiselles que vous connaissez. Puis,
n'est-ce pas ? quelle étrange manie que de peindre autrement que
les autres ! Si, au moins, M. Manet avait emprunté la houppe à
poudre de riz de M. Cabanel et s'il avait un peu fardé les joues
et les seins d'Olympia, la jeune fille aurait été présentable.
Il y a là aussi un chat qui a bien amusé le public. Il est
vrai que ce chat est d‘un haut comique, n'est-ce pas ? et qu'il faut être
insensé pour avoir mis un chat dans ce tableau. Un chat vous imaginez
cela. Un chat noir, qui plus est. C' est très drôle... 0
mes pauvres concitoyens, avouez que vous avez l'esprit faible. Le chat
légendaire d'Olympia est un indice certain du but que vous vous
proposez en vous rendant au Salon. Vous allez y chercher des chats, avouez-le,
et vous n'avez pas perdu votre journée lorsque vous trouvez un
chat noir qui vous égaye.
Mais l'oeuvre que je préfère est certainement le Joueur
de fifre; toile refusée cette année. Sur un fond gris et
lumineux, se détache le jeune musicien, en petite tenue, pantalon
rouge et bonnet de police. Il souffle dans son instrument, se présentant
de face. J'ai dit plus haut que le talent de M. Manet était fait
de justesse et de simplicité, me souvenant surtout de l'impression
que m‘a laissée cette toile. Je ne crois pas qu'il soit possible
d'obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués.
Le tempérament de M. Manet est un tempérament sec, emportant
le morceau. Il arrête puissamment ses figures, il ne recule pas
devant les brusqueries de la nature ; il passe du blanc au noir sans hésiter,
il rend dans leur vigueur les différents objets se détachant
les uns sur les au- tres. Tout son être le porte à voir par
taches, par morceaux simples et énergiques. On peut dire de lui
qu'il se contente de chercher des tons justes et de les juxtaposer ensuite
sur une toile. Il arrive que la toile se couvre ainsi d'une peinture solide
et forte. Je retrouve dans le tableau un homme qui a la curiosité
du vrai et qui tire de lui un monde vivant d‘une vie particulière
et puissante.
Vous savez quel effet produisent les toiles de M. Manet au Salon. Elles
crèvent le mur, tout simplement. Tout autour d'elles s'étalent
les douceurs des confiseurs artistiques à la mode, les arbres en
sucre candi et les maisons en croûte de pâté, les bonshommes
en pain d'épices et les bonnes femmes faites de crème à
la vanille. La boutique de bonbons devient plus rose et plus douce, et
les toiles vivantes de l'artiste semblent prendre une certaine amertume
au milieu de ce fleuve de lait. Aussi, faut-il voir les grimaces
des grands enfants qui passent dans la salle. Jamais vous ne leur ferez
avaler pour deux sous de véritable viande crue ; mais ils se gorgent
comme des malheureux de toutes les sucreries écoeurantes qu'on
leur sert.
Ne regardez plus les tableaux voisins. Regardez les personnes vivantes
qui sont dans la salle. Etudiez les oppositions de leurs corps sur le
parquet et sur les murs. Puis, regardez les toiles de M. Manet : vous
verrez que là est la vérité et la puissance. Regardez
maintenant les autres toiles, celles qui sourient bêtement autour
de vous : vous éclatez de rire, n'est-ce pas ?
La place de M. Manet est marquée au Louvre, comme celle de Courbet,
comme celle de tout artiste d'un tempérament fort et implacable.
D'ailleurs, il n'y a pas la moindre ressemblance entre Courbet et M. Manet,
et ces artistes, s'ils sont logiques, doivent se nier l'un l'autre. C'est
justement parce qu'ils n'ont rien de semblable, qu'ils peuvent vivre chacun
d‘une vie particulière.
Je n‘ai pas de parallèle à établir entre eux, j'obéis
à ma façon devoir en ne pas mesurant les artistes d'après
un idéal absolu et en n‘acceptant que les individualités
uniques, celles qui s'affirment dans la vérité et dans la
puissance.
Je connais la réponse : « Vous prenez l'étrangeté
pour l'originalité, vous admettez donc qu'il suffit de faire autrement
que les autres pour faire bien. » Allez dans l'atelier de M. Manet,
messieurs ; puis revenez dans le vôtre et tâchez de faire
ce qu'il fait, amusez-vous à imiter ce peintre qui, selon vous,
a pris en fermage l'hilarité publique. Vous verrez alors qu'il
n'est pas si facile de faire rire le monde. Soyez-en certains, l'étrangeté
de M. Manet est de la belle et bonne originalité, et s'il fait
autrement que les autres, il fait aussi mieux que les autres.
J'ai tâché de rendre à M. Manet la place qui lui appartient,
une des premières. On rira peut-être du panégyriste
comme on a ri du peintre. Un jour, nous serons vengés tous deux.
Il y a une vérité éternelle qui me soutient en critique
: c'est que les tempéramemts seuls vivent et dominent les âges.
Il est impossible, - impossible, entendez-vous, que M. Manet n'ait pas
son jour de triomphe, et qu'il n'écrase pas les médiocrités
timides qui l'entourent.
Ceux qui doivent trembler, ce sont les faiseurs, les hommes qui
ont volé un semblant d'originalité aux maîtres du
passé ; ce sont ceux qui calligraphient des arbres et des personnages,
qui ne savent ni ce qu'ils sont ni ce que sont ceux dont ils rient. Ceux-là
seront les morts de demain ; il y en a qui sont. morts depuis dix ans,
lorsqu'on les enterre, et qui se survivent en criant qu'on offense la
dignité de l'art si l'on introduit une toile vivante dans ceette
grande fosse commune du Salon.
V. LES RÉALISTES DU SALON .
Je serais désespéré si mes lecteurs
croyaient un instant que je suis ici le porte-drapeau d'une école.
Ce serait bien mal me comprendre que de faire de moi un réaliste
quand même, un homme enrégimenté dans un parti.
Je suis de mon parti, du parti de la vie et de la vérité,
voilà tout. J'ai quelque ressemblance avec Diogène, qui
cherchait un homme ; moi, en art, je cherche aussi des hommes, des tempé-raments
nouveaux et puissants. .
Je me moque du réalisme, en ce sens que ce mot ne représente
rien de bien précis pour moi. Si vous entendez par ce terme la
nécessité où sont les peintres d'étudier
et de rendre la nature vraie. il est hors de doute que tous les artistes
doivent être des réalistes. Peindre des rêves est
un jeu d'enfant et de femme ; les hommes ont charge de peindre des réalités.
Ils prennent la nature et ils la rendent, ils la rendent vue à
travers leurs tempéraments particuliers. Chaque artiste va nous
donner ainsi un monde différent, et j'accepterai volontiers tous
ces divers mondes, pourvu que chacun d'eux soit l'expression vivante
d'un coeur. J'admire les mondes de Delacroix et de Courbet. Devant cette
déclaration, on ne saurait, je crois, me parquer dans aucune
école.
Seulement, voici ce qu'il arrive en nos temps d'analyse psychologique
et physiologique. Le vent est à la science ; nous sommes poussés
malgré nous vers l'étude exacte des faits et des choses.
Aussi, toutes les fortes individualités qui se révèlent,
s'affirment-elles dans le sens de la vérité. Le mouvement
de l'époque est certainement réaliste, ou plutôt
positiviste. Je. suis donc forcé d'admirer des hommes qui paraissent
avoir quelque parenté entre eux, la parenté de l'heure
à laquelle ils vivent.
Mais qu'il naisse demain un génie autre, un esprit qui réagira,
qui nous donnera avec puissance une terre nouvelle, la sienne, je lui
promets mes applaudissements. Je ne saurais trop le répéter,
je cherche des hommes et non pas des mannequins, des hommes de chair
et d'os, se confessant à nous, et non pas des pantins menteurs
qui n'ont que du son dans le ventre.
On m'écrit que je loue « la peinture de l'avenir ».
Je ne sais ce que peut signifier cette expression. Je crois que chaque
genie naît indépendant et qu'il ne laisse pas de disciples.
La peinture de l’avenir m’inquiète peu ; elle sera ce que la
feront les artistes et les sociétés de demain.
Le grand épouvantaille, croyez-le, ce n’est pas le réalisme,
c’est le tempérament. Tout homme qui ne ressemble pas aux autres,
devient par là même un objet de défiance. Dès
que la foule ne comprend plus, elle rit. Il faut toute une éducation
pour faire accepter le génie. L'histoire de la littérature
et de l'art est une sorte de martyrologe qui conte les huées
dont on a couvert chacune des manifestations nouvelles de l'esprit humain.
Il y a des réalistes au Salon, - je ne dis plus des tempéraments,
- il y a des artistes qui prétendent donner la nature vraie,
avec toutes ses crudités et toutes ses violences.
Pour bien établir que je me moque de l'observation plus
ou moins exacte, lorsqu'il n'y a pas une individualité puissante
qui fasse vivre le tableau, je vais d'abord dire mon opinion toute nue
sur MM. Monet, Ribot, Vollon, Bonvin et Roybet.
Je mets MM. Courbet et Millet a part, désirant leur consacrer
une étude particulière.
J‘avoue que la toile qui m'a le plus longtemps arrêté est
la Camille, de M. Monet. C‘est là une peinture énergique
et vivante. Je venais de parcourir ces salles si froides et si vides,
las de ne rencontrer aucun talent nouveau, lorsque j'ai aperçu
cette jeune femme, traînant sa longue robe en s'enfonçant
dans le mur, comme s'il y avait eu un trou. Vous ne sauriez croire combien
il est bon d'admirer un peu, lorsqu‘on est fatigué de rire et
de hausser les épaules.
Je ne connais pas M. Monet, je crois même que jamais auparavant
je n'avais vu une de ses toiles. Il me semble cependant
que je suis un de ses vieux amis. Et cela parce que son tableau me conte
toute une histoire d'énergie et de vérité.
Eh oui ! voilà un tempérament, voilà un homme dans
la foule de ces eunuques. Regardez les toiles voisines, et voyez quelle
piteuse mine elles font à côté de cette fenêtre
ouverte sur la nature. Ici, il y a plus qu'un réaliste, il y
a un interprète délicat et fort qui a su rendre chaque
détail sans tomber dans la sécheresse.
Voyez la robe. Elle est souple et solide. Elle traîne mollement,
e11e vit, elle dit tout haut qui est cette femme. Ce n'est pas là
une robe de poupée, un de ces chiffons de mousseline dont on
habille les rêves ; c'est de la bonne soie, point usée
du tout et qui serait trop lourde sur les crèmes fouettées
de M. Dubufe.
Vous voulez des réalistes, des tempéraments, m'a-t-on
écrit, prenez M. Ribot. Je nie que M. Ribot ait un tempérament
qui lui appartienne, et je nie qu'il rende la nature dans sa vérite.
La vérite d'abord. Regardez cette grande toile : Jésus
est au milieu des docteurs, dans un coin du temple ; il y a de larges
ombres ; des lumières s'étalent par plaques blafardes.
Où est le sang, où est la vie ? Ça, de la réalité
! Mais les têtes de cet enfant et de ces hommes sont creuses;
il n'y a pas un os dans ces chairs flasques et bouffies. Ce n'est pas
parce que les types sont vulgaires, n'est-ce pas, que vous voulez me
donner ce tableau pour une oeuvre réelle ? J'appelle réelle,
une oeuvre qui vit, une oeuvre dont les personnages puissent se mouvoir
et parler. Ici, je ne vois que des créatures mortes, toutes pâles
et toutes dissoutes.
Qu'importe la vérité ! ai-je dit, si le mensonge
est commis par un tempérament particulier et puissant. Alors.
M. Ribot doit avoir tout ce qu'il faut pour me plaire. Ces lumières
blanchâtres, ces ombres sales sont de simples partis pris ; l'artiste
a imposé son individualité à la nature, et il a
créé de toutes pièces ce monde blafard. Le malheur
est qu'il n'a rien créé du tout ; son monde existe depuis
bien longtemps. C'est un monde espagnol à peine francisé.
Non seulement l'oeuvre n'est pas vraie, ne vit pas , mais de plus c'est
qu'elle n'est pas une expression nouvelle du génie humain.
M. Ribot n'a rien ajouté à l’art. Il n’a pas dit son mot
propre, il ne nous a pas révélé un coeur et une
chair. C'est ici un tempérament inutile, une rencontre malheureuse,
si l'on veut. Certes, je préfère cette puissance fausse,
cette individualité de contrebande, aux désolantes gentillesses
dont j'aurai à parler. Mais tout au fond de moi, j'entends une
voix qui me crie : « Prends garde ! celui-là est
perfide ; il paraît énergique et vrai ; va jusqu'aux moelles,
tu trouveras le mensonge et le néant.
Le réalisme, pour bien des personnes, - pour M. Vollon,
par exemple, - consiste dans le choix d'un sujet vulgaire. Cette année,
M. Vollon a été réaliste, en représentant
une servante dans sa cuisine. La bonne grosse fille revient du marché,
et a déposé à terre ses provisions. Elle est vêtue
d'une jupe rouge et s'appuie au mur, montrant ses bras hâlés
et sa figure épaisse.
Moi, je ne vois rien de réel là-dedans, car cette servante
est en bois et elle est si bien collée au mur que rien ne pourrait
l'en détacher. Les objets se comportent autrement dans la nature,
sous la large lumière. Les cuisines sont pleines d'air, d'habitude,
et chaque chose n'y prend pas ainsi une couleur cuite et rissolée.
Puis, dans les intérieurs, les oppositions, les taches
sont vigoureuses, bien qu'adoucies ; tout ne s'en vient pas sur un même
plan. La vérite est plus brutale, plus énergique que cela.
Peignez des roses, mais peignez-les vivantes, si vous vous dites réaliste.
M. Bonvin me paraît être également un amant platonique
de la vérité. Ses sujets sont pris dans la vie réelle,
mais la façon dont il traite les réaliés pourrait
tout aussi bien être employée pour traiter les rêves
de certains peintres en vogue. Il y a je ne sais quelle sécheresse
et qu'elle petitesse dans l'exécution qui ôte toute vie
au personnage.
La Grand'maman que M. Bonvin expose, est une bonne vieille tenant une
bible sur ses genoux et humant son café, qu'on lui apporte. La
face m'a paru tendue et grimaçante ; elle est trop détaillée
; le regard se perd dans ces rides rendues avec amour, et préférerait
un visage d'un seul morceau, bati solidement. L'effet s'éparpille,
la tête ne s'enlève pas puissammant sur le fond.
Avant l'ouverture du Salon, on a fait quelque bruit autour de la toile
de M. Roybet, Un Fou sous Henri III. On parlait d‘une personnalité
fortement accusée, d'un réalisme large. J'ai vu la toile,
et je n'ai pas compris ces applaudissements dolinés à
l'avance. C'est là de la peinture honnête, plus solide
assurément que celle de M. Hamon, mais d'une énergie fort
modérée.
La personnalité annoncée ne s'est pas révélée
à mes regards.
Le fou, tout de rouge habillé, tient en laisse deux dogues qui
ont l'air de deux bons enfants ; il rit, montrant les dents, et on dirait,
à le voir, un satyre habillé.
Le sujet.importe peu d'ailleurs, et le pis est que je trouve ces chiens,
surtout cet homme, traités d'une façon petite. Ici encore,
les détails dominent l'ensemble ; les étoffes manquent
de souplesse, les mains du personnage ressemblent à deux palettes
de bois, et la face paraît ciselée avec soin.
Je ne sens pas la chair, dans tout ceci, et si j'éprouve
quelque sympathie c'est pour les deux dogues qui sont plantés
beaucoup plus carrément que leur maître.
Voilà donc les quelques réalistes du Salon. Je puis en
omettre ; mais, en tout cas, j'ai nommé et étudié
les principaux. J'ai voulu simplement, je le répète, faire
comprendre que je ne me parque dans aucune école, et que je demande
uniquement à l'artiste d'être personnel et puissant.
J'ai tenu à être d'autant plus sévère
que je craignais d'avoir été mal compris. Je n'ai aucune
sympathie pour la charge, du tempérament, - qu'on me passe ce
mot, - et je n'accepte que les individualités vraiment individuelles
et nettement accusées. Toute école me déplaît,
car une école est la négation même de la liberté
de création humaine. Dans une école, il y a un homme,
le maître ; les disciples sont forcément des imitateurs.
Donc pas plus de réalisme que d'autre chose. De la vérité,
si l'on veut, de la vie, mais surtout des chairs et des coeurs différents
interprétant différemment la nature. La définition
d'une oeuvre d'art ne saurait être autre que celle-ci : Une oeuvre
d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament.
VI. LES CHUTES.
Il y a en ce moment une excellente comédie qui se joue, au Salon,
en face des tableaux de Courbet. Ce que je trouve de plus curieux à
étudier, même au point de vue de l'art, ce ne sont pas
toujours les artistes, ce sont souvent les visiteurs qui par un seul
mot, par un simple geste, avouent naïvement où nous en sommes
en matière artistique. Il est bon parfois d'interroger la foule.
Cette année, il est admis que les toiles de Courbet
sont charmantes. On trouve son paysage exquis et son étude de
femme très convenable. J'ai vu s'extasier des personnes qui,
jusqu'ici, s'étaient montrées très dures pour le
maître d'Ornans. Voilà qui m'a mis en défiance.
J'aime à m'expliquer les choses, et je n'aj pas compris tout
de suite ce brusque saut de l'opinion publique.
Mais tout a été expliqué, lorsque j'ai regardé
les toiles de plus près. Je l'ai dit, la grande ennemie, c'est
la personnalité, l'impression étrange d'une nature individuelle.
Un tableau est d'autant plus goûté qu'il est moins personnel.
Courbet, cette année, a arrondi les angles trop rudes
de son génie ; il a fait patte de velours, et voilà la
foule charmée qui le trouve semblable à tout le monde
et qui applaudit, satisfaite de voir enfin le maître à
ses pieds.
Je ne le cache pas, j'éprouve une intime volupté à
pénétrer les secrets ressorts d'une organisation quelconque.
J'ai plus souci de la vie que de l'art. Je m'amuse énormément
à étudier les grands courants humains qui traversent les
foules et qui les jettent hors de leurs lits. Rien ne m'a paru plus
curieux que ce fait d'un esprit puissant, admiré justement le
jour où il a perdu quelque chose de sa puissance.
J'admire Courbet, et je le prouverai tout à l'heure. Mais,
je vous prie, reportez-vous à cette époque où il
peignait la Baigneuse et le Convoi d'0rnans; et dites-moi si ces deux
toiles magistrales ne sont pas autrement fortes que les deux délicieuses
choses de cette année. Et pourtant, au temps de la Baigneuse
et du Convoi d'0rnans; Courbet prêtait à rire, Courbet
était lapidé par le public scandalisé. Aujourd'hui,
personne ne rit, personne ne jette des pierres. Courbet a rentré
ses serres d' aigle, il ne s' est pas livré entier, et tout le
monde applaudit, tout le monde lui décerne des couronnes.
Je n'ose formuler une règle qui s'impose forcément
à moi : c'est que l'admiration de la foule est toujours en raison
indirecte du génie individuel. Vous êtes d'autant plus
admiré et compris, que vous êtes plus ordinaire.
C'est là un aveu grave que me fait la foule. J'ai le plus
grand respect pour le public ; mais si je n'ai pas la prétention
de le conduire, j'ai au moins le droit de l'étudier.
Puisque je le vois aller aux tempéraments affadis, aux
esprits complaisants, je mets en doute ses jugements, et je songe que
je n'ai pas eu un tort aussi grand qu'on veut bien le dire, en admirant
un paria, un lépreux de l'art.
Et comme je ne veux pas qu'on se méprenne sur les sentiments
d'admiration profonde que j'éprouve pour Courbet, je dis ici
ce que j'ai déjà dit ailleurs, il y a un an, lors de l'apparition
du livre de Proudhon.
Mon Courbet, à moi, est simplement une personnalité.
Le peintre acommencé par imiter les Flamands et certains maîtres
de la Renaissance ; mais sa nature se révoltait, et il se sentait
entraîné par toute sa chair, - par toute sa chair, entendez-vous
? - vers le monde matériel qui l'entourait, les femmes grasses
et les hommes puissants, les campagnes plantureuses et largement fécondes.
Trapu et vigoureux, il avait l'âpre désir de serrer entre
ses bras la nature vraie ; il voulait peindre en pleine viande et en
plein terreau.
La jeune génération, je parle des garçons de vingt
à vingt-cinq ans, ne connaît presque pas Courbet. Il m'a
été donné de voir, rue Haute-feuille, dans l'atelier
du maître, pendant une de ses absences, certains de ses premiers
tableaux. Je me suis étonné, et je n'ai pas trouvé
le plus petit mot pour rire dans ces toiles graves et fortes dont on
m'avait fait des monstres. Je m'attendais à des caricatures,
à une fantaisie folle et grotesque, et j'étais devant
une peinture serrée et large d'un fini et d'une franchise extrêmes.
Les types étaient vrais, sans être vulgaires ; les chairs,
fermes et souples, vivaient puissamment; les fonds s'emplissaient d'air
et donnaient aux figures une vigueur étonnante. La coloration,
un peu sourde, a une harmonie presque douce, tandis que la justesse
des tons et l'ampleur du métier établissent les plans
et font que chaque détail a un relief étrange. En fermant
les yeux, je revois ces toiles énergiques, d'une seule masse,
bâties à chaux et à sable, réelles iusqu'à
la vie et belles jusqu'à la vérite. Courbet appartenait
à la famille des faiseurs de chair.
Certes, je ne puis être accusé de mesurer l'éloge
au maître. Je l'aime dans sa puissance et sa personnalité.
Il m'est permis de lui montrer la foule qui se groupe autour de ses
toiles et de lui dire :
- Prenez garde, voilà que vous passez dans l'admiration publique.
Je sais bien qu'un jour votre apothéose viendra. Mais, à
votre place, je me fâcherais de me voir accepté juste à
l'heure où ma main aurait faibli, où je n'aurais pas fouillé
tout au fond de moi pour me donner dans ma nature, sans ménagement
ni concessions.
Je ne nie point que la Femme au perroquet ne soit une solide peinture,
très travaillée et très nette ; je ne nie point
que la Remise de chevreuils n'ait un grand charme ; beaucoup d'air et
beaucoup de vie ; mais il manque à ces toiles le je ne sais quoi
de puissant et de voulu qui est Courbet tout entier. Il y a douceur
et Sourire ; Courbet, pour l'écraser d'un mot, a fait du joli
!
On parle de la grande médaille. Si j'etais Courbet, je ne voudrais
pas, pour la Femme au perroquet; d'une récompense suprême
qu'on a refusée à la Curée et aux Casseurs de pierre.
J'exigerais qu'il fût bien dit qu'on m'accepte dans mon génie
et non dans mes gentillesses. Il y aurait pour moi je ne sais quelle
pensée triste dans cette consécration donnée à
deux de mes oeuvres que je ne reconnaîtrais pas comme les filles
saines et fortes de mon esprit.
Il y a encore deux autres artistes au Salon, sur lesquels j'ai pleuré,
MM. Millet et Théodore Rousseau. Tous deux ont été
et seront encore, je me plais à le croire, des individualités
pour lesquelles je me sens la plus vive sympathie. Et je les retrouve,
ayant perdu la fermeté de leurs mains et l'excellence de leurs
yeux.
Je ne sais ce qu'il est arrivé, voilà deux de mes admirations
qui s'en vont. Je me souviens des premières peintures que j'ai
vues de M. Millet. Les horizons s'étendaient larges et libres
; il y avait sur la toile comme un souffle de la terre. Une, deux figures
au plus, puis quelques grandes lignes de terrain, et voila qu'on avait
la campagne ouverte devant soi, dans sa poésie vraie, dans sa
poésie qui n'est faite que de réalité.
Mais, je parle en poète, et les peintres, je le sais, n'aiment
pas cela.
S'il faut parler métier, j' ajouterai que la peinture de
M. Millet était grasse et solide, que les différentes
taches avaient une grande vigueur et une grande justesse. Il procédait
par oppositions vives, par morceaux simples, comme tous les peintres
vraiment peintres.
Cette année je me suis trouvé devant une peinture
molle et indécise. On dirait que l'artiste a peint sur papier
buvard et que l'huile s'est étendue. Les objets semblent s'écraser
dans les fonds.
C'est là une peinture à la cire qu'on a chauffée
et dont les diverses couleurs se sont fondues les unes dans les autres.
Je ne sens pas la réalité dans ce paysage. Nous
sommes au bout d'un hameau, et, brusquement, l'horizon s'élargit.
Un arbre se dresse seul dans cette immensité. On devine derrière
cet arbre tout le ciel. Eh bien ! je le répète, la peinture
manque de vigueur et de simplicité, les tons s'effacent et se
mêlent et du coup le ciel devient petit et l'arbre paraît
collé aux nuages.
Hélas ! l'histoire est la même pour M. Théodore
Rousseau, peut-être même est-elle plus triste encore.
En sortant du Salon, j'ai voulu retourner voir le paysage que
l'artiste a au Musée du Luxembourg. Vous rappelez-vous cet arbre
puissamment tordu, se détachant en noir sur le rouge sombre d'un
coucher de soleil ? 11 y a des vaches dans l'herbe. L'oeuvre est profonde
et tourmentée. Ce n'est peut-être pas là une nature
bien vraie, mais ce sont des arbres, des vaches et des cieux interprétés
par un esprit vigoureux qui nous a communiqué en un langage étrange
les sensations poignantes que la campagne faisait naître
en lui.
Et je me suis demandé comment M. Théodore Rousseau
pouvait en être arrivé au travail de patience dans lequel
il se complaît aujourd'hui. Voyez ses paysages du Salon. Les feuilles
et les cailloux sont comptés, les tableaux paraissent peints
avec de petits bâtons qui auraient collé la couleur goutte
à goutte sur la toile.
L'interprétation n'a plus aucune largeur. Tout devient
forcément petit. Le tempérament disparaît devant
cette lente minutie ; l'oeil du peintre ne saisit pas l'horizon dans
sa largeur, et la main ne peut rendre l'impression reçue et traduite
par le tempérament. C'est pourquoi je ne sens rien de vivant
dans cette peinture ; lorsque je demande à Théodore Rousseau
de saisir en sa main, comme il l'a fait jadis, un morceau de la campagne
et de me donner ce morceau dans son tout, il s'amuse à émietter
la campagne et à me la présenter en poussière.
Tout son passé lui crie : Faites large, faites puissant,
faites vivant.
Avant de signer, il me prend un scrupule. Le titre de cet article
est bien dur. Je suis obligé de juger aujourd'hui, peut-être
un peu sévèrement, des artistes que j'aime et que j'admire.
Un simple fait me servira d'excuse.
Après la publication de mon article sur M. Manet, j'ai
rencontré un de mes amis auquel je communiquai mon impression
toute franche sur les toiles dont je viens de parler.
- Ne dites jamais cela, s'est-il écrié, vous frappez
sur vos frères ; il faut se constituer en bande, en coterie,
et défendre quand même son parti. Vous levez le drapeau
de la personnalité. Louez tous les gens personnels, dussiez-vous
mentir.
C'est pourquoi je me suis hâté d'écrire ces
lignes.
Vll. ADIEUX D'UN CRITIQUE D' ART .
J'ai encore droit à deux articles. Je préfère
n'en faire qu'un. Dans mon idée première, Mon Salon devait
comprendre seize à dix-huit articles. Puisque, d'après
la volonté toute puissante du peuple, je n'ai pas l'espace nécessaire
pour développer nettement mes pensées, je crois bon de
terminer brusquement et de tirer ma révérence au public.
Au fond, je suis enchanté. Imaginez un médecin qui
ignore où est la plaie et qui, posant çà et là
ses doigts sur le corps du moribond, l'entend tout à coup crier
de terreur et d'angoisse . Je m'avoue tout bas que j'ai touché
juste, puisqu'on se fâche. Peu m'importe si vous ne voulez pas
guérir. Je sais maintenant où est la blessure.
Je ne prenais qu'un médiocre plaisir à tourmenter
les gens. Je sentais toute ma dureté envers des artistes qui
travaillent et qui ont acquis, à grand'peine, une réputation
fragile que le moindre heurt briserait. Lorsque je faisais mon examen
de conscience, je m'accusais vertement de troubler dans leur quiétude
d'excellents hommes qui paraissent s'être imposé le labeur
pénible de contenter tout le monde.
J'abandonne volontiers les notes que je suis allé prendre
sur M. Promentin et sur M. Nazon, sur M. Dubufe et sur M. Gérome.
J'avais toute une campagne en tête, je m'étais plu à
aiguiser mes armes pour les rendre plus tranchantes. Et je vous jure
que c'est avec une volupté intime que je jette là toute
ma ferraille.
Je ne parlerai point de M. Fromentin et de la sauce épicée
dont il assaisonne la nature. Ce peintre nous a donné un Orient
qui, par un rare prodige, a de la couleur sans avoir de la lumière.
Je sais d' ailleurs que M. Fromentin est le dieu du jour ; je m'évite
la peine de lui demander des arbres et des cieux plus vivants, et surtout
de réclamer de lui une saine et forte originalité, au
lieu de ce faux tempérament de coloriste qui rappelle Delacroix
comme les devants de cheminée rappellent les toiles de Véronèse.
Je n'aurai aucune querelle à chercher à M. Nazon
et aux décors en carton qu'il nous donne pour de vraies
campagnes ; ne vous semble-t-il pas, - entre nous, - que c'est ici une
apothéose de féerie, lorsque les feux de bengale sont
allumés, et que des lueurs jaunes et rouges donnent à
chaque objet une apparence morte ?
Quant à MM. Gérome et Dubufe, je suis excessivement
satisfait de ne pas avoir à parler de leur talent. Je le répète,
je suis fort sensible au fond, et je n'aime pas à faire du chagrin
aux gens. La mode de M. Gérome baisse ; M. Dubufe a dû
prendre une peine terrible, dont il sera peu récompensé.
Je suis heureux de n'avoir pas le temps de dire tout cela.
Je regrette une chose : c'est de ne pouvoir accorder une large
place à trois paysagistes que j'aime : MM. Corot, Daubigny et
Pissarro. Mais il m'est permis de leur donner une bonne poignée
de main, - la poignée de main de l'adieu.
Si M. Corot consentait à tuer une fois pour toutes les nymphes
dont il peuple ses bois, et à les remplacer par des paysannes,
je l'aimerais outre mesure.
Je sais qu'à ces feuillages légers, à cette
aurore humide et souriante, il faut des créatures diaphanes,
des rêves habillés de vapeurs. Aussi suis-je tenté
parfois de demander au maître une nature plus humaine, pluis rigoureuse.
Cette année il a exposé des études peintes sans
doute dans l'atelier. Je préfère mille fois une pochade,
une esquisse faite par lui en pleins champs, face à face avec
la réalité puissante.
Demandez à M. Daubigny quels sont les tableaux qu'il vend
le mieux. Il vous répondra que ce sont justement ceux qu'il estime
le moins. On veut de la vérité adoucie, de la nature propre
et lavée avec soin, des horizons fuyants et rêveurs. Mais
que le maître peigne avec vigueur la terre forte, le ciel profond;
les arbres et les flots puissants, et le public trouve cela bien laid;
bien grossier. Cette année M. Daubigny a contenté la foule
sans trop se mentir à lui-même. Je crois savoir d'ailleurs
que ce sont là d'anciennes toiles.
M. Pissarro est un inconnu, dont personne ne parlera sans doute.
Je me fais un devoir de lui serrer vigoureusement la main, avant de
partir. Merci, monsieur, votre paysage m'a reposé une bonne demi-heure,
lors de mon voyage dans le grand désert du Salon. Je sais que
vous avez eté admis à grand'peine, et je vous en fais
mon sincère compliment. D'ailleurs, vous devez savoir que vous
ne plaisez à personne ; et qu'on trouve votre tableau trop nu,
trop noir. Aussi pourquoi diable avez-vous l'insigne maladresse de peindre
solidement et d' étudier franchement la nature ?
Voyez donc, vous choisissez un temps d'hiver, vous avez là
un simple bout d'avenue, puis un coteau au fond, et des champs vides
jusqu'à l'horizon. Pas le moindre régal pour les yeux.
Une peinture austère et grave, un souci extrême de la vérité
et de la justesse, une volonté âpre et forte. Vous êtes
un grand maladroit, monsieur, - vous êtes un artiste que j'aime.
Donc, je n'ai plus le loisir de louer ceux-ci et de blâmer ceux-là.
Je fais mes paquets à la hâte, sans regarder si je n'oublie
pas quelque chose. Les artistes que j'aurais attaqués n'ont pas
besoin de me remercier, et je fais mes excuses à ceux dont j'aurais
dit du bien.
Savez-vous que ma besogne commençait à devenir fatigante
? On mettait tant de bonne foi à ne pas me comprendre, on discutait
mes opinions avec une naïveté si aveugle, que je devais,
dans chacun de mes articles, rétablir mon point de départ
et faire voir que i'obéissais logiquement à une idée
première et invincible.
J'ai dit : « Ce que je cherche surtout dans un tableau,
c'est un homme et non pas un tableau. » Et encore : « L'art
est composé de deux éléments : la nature, qui est
l'élément fixe, et l'homme, qui est l'élément
variable ; faites vrai, j'applaudis ; faites individuel, j'applaudis
plus fort. » Et encore : « J'ai plus souci de la vie que
de l'art. »
Devant de telles déclarations, je croyais qu'on allait
comprendre mon attitude. J'affirmais que la personnalité seule
faisait vivre une oeuvre, je cherchais des hommes, persuadé que
toute toile qui ne contient pas un tempérament, est une toile
morte. Ne vous êtes-vous jamais demandé dans quels galetas
allaient dormir ces milliers de tableaux qui passent par le Palais de
l'Industrie ?
Je me moque bien de l'Ecole française ! Je n'ai pas de
traditions, moi ; je ne discute pas un pan de draperie, l'attitude d'un
membre, l'expression d'une physionomie. Je ne saisis pas bien ce qu'on
entend par un défaut ou par une qualité. Je crois qu'une
oeuvre de maitre est un tout qui se tient, unc expression d'un coeur
et d'une chair. Vous ne pouvez rien changer : vous ne pouvez que constater,
étudier une face du génie humain, une expression humaine.
Mon éloge de M. Manet a tout gâté. On prétend
que je suis le prêtre d'une nouvelle religion. De quelle religion,
je vous prie ? De celle qui a pour dieux tous les talents indépendants
et personnels ? Oui, je suis de la religion des libres manifestations
de l'homme ; oui, je ne m'embarrasse pas des mille restrictions de la
science, et je vais droit à la vie et à la vérité
; oui, je donnerais mille oeuvres habiles et médiocres, pour
une oeuvre même mauvaise, dans laquelle je croirais reconnaître
un accent nouveau et puissant.
J'ai défendu M. Manet, comme je défendrai dans ma
vie toute individualité franche qui sera attaquée. Je
serai toujours du parti des vaincus. Il y a une lutte évidente
entre les tempéraments indomptables et la foule. Je suis pour
les tempéraments et j'attaque la foule.
Ainsi mon procès est jugé et je suis condamné.
J'ai commis l'énormité de ne pas admirer M. Dubufe
après avoir admiré Courbet, l'énormité d'obéir
à une logique implacable.
J'ai eu la naïveté coupable de ne pouvoir avaler sans
écoeurement les fadeurs de l'époque, et d'exiger de la
puissance et de l'originalité dans une oeuvre.
J'ai blasphémé en affirmant que toute l'histoire artistique
est là pour prouver que les tempéraments seuls dominent
les âges, et que les toiles qui nous restent sont des toiles vécues
et senties.
J'ai commis l'horrible sacrilège de toucher d'une façon
peu respectueuse aux petites réputations du jour et de leur prédire
une mort prochaine, un néant vaste et éternel.
J'ai été hérétique en démolissant
toutes les maigres religions des coteries et en posant fermement la
grande religion artistique, celle qui dit à chaque peintre :
« Ouvre tes yeux, voici la nature ; ouvre ton coeur, voici la
vie. »
]'ai montré une ignorance crasse, parce que je n'ai pas
partagé les opinions des critiques assermentés et que
j'ai négligé de parler du raccourci de ce torse, du modelé
de ce ventre, du dessin et de la couleur, des écoles et des préceptes.
Je me suis conduit en malhonnête homme, en marchant droit
au but, sans songer aux pauvres diables que je pouvais écraser
en chemin. Je voulais la vérite, et j'ai eu tort de blesser les
gens pour aller jusqu'à elle.
En un mot, j'ai fait preuve de cruauté, de sottise, d'ignorance,
je me suis rendu coupable de sacrilège et d'hérésie,
parce que, las de mensonge et de médiocrité, j'ai cherché
des hommes dans la foule de ces eunuques.
Et voilà pourquoi je suis condamné !
|