Salon de 1866

DUBOSC DE PESQUIDOUX

in: L'Union (1866) n° 128

8 mai; n° 141 & 142, 21 & 22 mai; n° 149, 29 mai; n° 169, 18 juin

 

1er Article

Le premier aspect d’une exposition de peinture moderne produit une impression singulière. Les gens habitués à l’éclat adouci et à l’harmonie sombre des peintures anciennes, ont peine à se faire à la vivacité des couleurs qui éclatent dans uns exposition de tableaux nouvellement sortis des mains du peintre. Le regard est tout désorienté : il ne retrouve pas sa gamme habituelle. Il ressent comme une douleur, comme un saisissement pénible, à la vue de ces nuances vives, hasardées, souvent fausses, que le temps n’a pas encore tempérées ni recouvertes de sa patine grise. Les voiles tendues au-dessous des vitrages, dans les salles d’exposition et les baldaquins de tissu clair, placés un peu plus bas pour tamiser les rayons du soleil et adoucir la lumière, ne suffisent point pour atténuer l’impression qu’on éprouve . Il faut du temps pour se faire à cette gamme étrange. Il faut du temps pour s’élever à ce diapason, et n’être plus ébloui et blessé par ce feu d’artifice de couleurs excessives et discordantes, qui n’ont rien de la sévère majesté des vieilles toiles. Quand l’oeil s’est habitué à ce papillotage, il retrouve peu à peu son critèrium et ses facultés d’appréciation.

Après plusieurs visites et de longues séances à l’Exposition de cette année, il m’est facile de formuler un jugement. Le Salon actuel ne me semble pas différer sensiblement du Salon dernier, ou du Salon des années précédentes. Je ne remarque ni grand progrès ni grande décadence; la moyenne se tient toujours à une médiocrité fâcheuse. Quelques-uns baissent, quelques-uns haussent. Ceux qui ont eu du succès restent dans la voie et les sujets qui les ont signalés. Un trop grand nombre cherche à les imiter. Peu d’originalité, peu de force, peu de talents nouveaux, peu de conceptions nouvelles. Malgré les protestations de quelques-uns, nulle signe de renouvellement ou de régéneréscence. Les tableaux religieux disparaissent de plus en plus; les tableaux d’histoire restent à l’état chimérique. Les tableaux militaires même, qui pouvaient jusqu’à un certain point remplacer le grand art expirant, sont moins nombreux que les autres années. De même, le portrait est moins bien représenté. En revanche, le genre surabonde et le paysage reste à une bonne hauteur. On remarque l’absence de plusieurs artistes qu’on aurait voulu voir. D’autres, parmi ceux qui ont exposé, n’ont exposé que des toiles relativement inférieures. Ils se plaignent du défaut de temps, de la multiplicité des expositions, de l’impossibilité de pouvoir, d’une année à l’autre, concevoir, composer, exécuter des ouvrages sérieux. En résumé, ni du haut, ni du bas, ni du meilleur, ni du pire, - c’est toujours la même chose – voilà la formule fâcheuse que l’on entend sortir de bien des bouches; et le critique est forcé de faire comme le public, et de répéter des observations d’une monotonie aussi désespérante pour le lecteur que pour lui-même.

Si quelques artistes connus manquent à l’appel, on remarque, en revanche, des artistes nouveaux.

C’est d’eux que nous allons d’abord nous occuper.

Au premier rang, il faut placer M. Tony Robert Fleury, fils de l’artiste qui a illustré ce nom. S’il est permis d’employer une expression banale, on peut dire du fils qu’il

marche glorieusement sur les traces du père: il l’a presque égalé du premier coup. On ne trouverait pas dans l’oeuvre entier du père beaucoup de toiles plus émouvantes et mieux menées que le premier tableau du fils. Il ne faut pas prodiguer trop d’éloges aux débutants. L’exemple de M. Baudry, de M. Moreau, de M. Schreyer et de quelques autres n’est pas fait pour encourager l’enthousiasme des critiques. Toutefois on doit la vérité aux jeunes gens, surout quand elle est à leur honneur.

Si l’on mesurait la valeur d’un oeuvre à la curiosité qu’elle provoque et à l’émotion qu’elle cause, le tableau de M. Tony Robert Fleury mériterait, cette année, le premier rang. A toute heure du jour, une foule attentive et émue stationne devant cette toile, et les critiques sont comme la foule. Il se peut que le sujet choisi par l’artiste contribue beaucoup à son succès. Mais encore fallait-il se tenir à la hauteur du sujet et la chose n’était point facile.

Le tableau représente le massacre ou plutôt le martyre des Polonais de Varsovie par la soldatesque russe, en 1861. Tout le monde se souvient de cet atroce épisode de l’oppression moscovite en Pologne. L’oeuvre en question va lui donner un retentissement nouveau.

Au milieu de la toile deux moines attirent d’abord l’attention. Ils forment le centre et le point de repère de la composition. Il précèdent la foule qui se rend aux églises, en tenant une croix, seul drapeau et seule arme de ces pauvres rebelles. L’un l’élève en l’air avec force; l’autre s’en détache lentement et malgré lui., frappé par une balle. Derrière les religieux marche une foule nombreuse, où tous les âges, tous les rangs sont confondus; et au devant de cette foule, en face de la croix, des lignes profondes de soldats russes sont debout en bataille. Le premier rang met les fusils en joue, et fait feu sur la troupe amoncelée. On voit la fumée sortir des canons brillants, et les cartouches se consommer sur le pavé, avec des lueurs d’incendie. Derrière la file de soldats qui tire, une seconde file a relevé les armes ; et sur le commandement d’un officier d’un officier qui se tient droit, en avant, l’épée nue à la main, les hommes a’appêtent à épauler. Rien n’est formidable et lugubre comme ces colonnes de soldats, grands, acharnés, impassibles, qui font feu silencieusement sur des gens désarmés. De l’autre côté de la place où se passe ce drame inoui, enserrant les victimes, un régiment de cosaques à cheval, regarde le sabre au poing et ferme les issues.

Cela est horrible et vous presse comme un sombre cauchemar. Les Polonais ne pouvant ni avancer, ni reculer, tombent un à un. Pas de cris, pas de gestes; tous sont calmes et contenus dans leur rage ou leur douleur. Les uns frappent comme des bourreaux, les autres tombent comme des martyrs. Il y a là mille détails, hélas! trop vraisemblable pour n’être pas vrais, qui vous font frissonner. Un vieux père, affaissé, prend tendrement la tête de son fils et la cache dans son sein pour l’enlever aux balles. Une vieille grand’mère étend les bras au-devant de sa petite fille pour garantir son corps. Une femme, richement vêtue, tombe, et l’on aperçoit sur son sein le trou rouge qu’a fait le projectile. Quelques autres s’affaissent ça et là. On croit entendre le crépitement des balles sur la chair des victimes. A côte des moines, une rangée de jeunes hommes, les bras croisés ou les mains crispées l’une dans l’autre, debout, pâles, émus, indignés, mais braves et fiers, attendent les coups et regardent les assassins avec un mélange indéfinissable de mépris et de défi. D’autres, plus impatients et pris d’un étrange enthousiasme, provoquent les bourreaux et semblent appeler les balles. Tous les types sont parfaitement saisis; toutes les expressions parfaitement rendues. Ce sont des

Polonais qui meurent dans les atroces circonstances que le monde a connues. Quelques cadavres sont étendus en avant, ou sur les côtés de la foule, sanglant déjà raidis.

Rien n’est plus émouvant, je le répète, que ce tableau; rien n’impressionne plus le spectateur. On se sent ému, entrainé, haletant, devant cette toile, plein de pitié pour les victimes, plein de mépris pour les bourreaux. Voilà une oeuvre qui fera plus pour la Pologne et contre la Russie, que tout ce que l’on a dit et écrit depuis dix ans. Elle synthétise et rend vivantes, en les résumant dans uns seul cadre, toutes les violences, toutes les iniquités reprochés avec tant de raison au despotisme russe.

Tel est le but suprême de la peinture et son plus beau triomphe. Se faire interprète des sentiments publics et présenter dans uns action, pour ainsi parler, plapable, les événements, les émotions ou les croyances d’une génération au profit de la justice et du droit, tel est son rôle enviable. Jadis, la peinture ne servait guère qu’à retracer les grandes actions des dieux et des héros. Au moyen-âge elle était surtout employé à redire aux populations croyantes les divines et touchantes phases de la vie du Sauveur, de la Vierge ou de saints; elle était une prédication muette, une parole toujours visible et vivante, propre à instruire et à élever perpétuellement les esprits et les âmes; parole éternelle, qui remplaçait, presque toujours avec avantage, la parole plus froide du livre ou de la chaire.

Quand à cette première tache, la peinture joint la tache non moins haute de venger la justice, de relever des innocents, de châtier des coupables et de satisfaire la conscience publique, son oeuvre est complète et sa mission sublime. Il est glorieux pour un jeune homme d’avoir su, du premier coup, s’élever à ce rôle.

Au point de vue technique, son oeuvre n’est pas moins remarquable qu’au point de vue où nous l’avons considérée. La facture est ferme, serrée, correcte et solide à la fois; la composition est bonne, les groupes agencés avec habileté, et l’expression toujours juste et profonde. Il faut surtout signaler le caractère sobre et contenu de l’oeuvre. Il était si facile de tomber dans l’exagération et la fausseté qu’on ne saurait trop applaudir à la sagesse de l’auteur. Il a parfaitement compris que l’émotion naissait de la situation, et qu’on ne pouvait que l’affaiblir en cherchant les grands effets. Au lieu de faire un mélodrame faux, il a fait un drame poignant et lugubre qu’il a trouvé dans la vérité même. Son tableau tire sa principale force de cette expression contenue qui était dans la situation. Bonne oeuvre au résumé, oeuvre excellente, je ne dis pas complète, qui permet de fonder de grandes espérances sur celui qui l’a donnée. On aime d’autant plus à la louer, qu’elle se sépare complètement des ouvrages et des données habituelles de ce qu’on est convenu d’appeler la jeune école, et qu’elle sera peut-être un exemple et un germe fécond d’oeuvres et d’aspirations plus hautes.

2e Article

Les jeunes, pour employer un mot de l’argot littéraire, se plaignent souvent qu’on ne leur fait pas de place. Ils prétendent que les critiques ne daignent pas s’occuper d’eux ou ne savent pas les apprécier, et que les artistes arrivés se serrent les uns contre les autres pour les empêcher de passer. Ils attribuent à l’indifférence et à l’ignorance des uns, à l’hostilité systématique des autres, l’obscurité dont ils jouissent, et l’insuccès qu’ils ne devraient attribuer qu’à leur infirmité. Je n’ai jamais eu, je l’avoue, un très grand fond de compassion pour les doléances et pour les malheurs des jeunes. J’ai toujours cru que jeunes ou vieux,

quand ils avaient quelque mérite, ne tardaient pas à le prouver. Nombre d’exemples pourraient confirmer cette opinion. Les Phidias incompris et les Raphael gémissant dans les mansardes, m’ont toujours paru des mythes exploités par l’impuissance ou la paresse, et qui ne trompaient personne. Je n’ai pas cru davantage au peu de souci de la critique pour les talents nouveaux, non plus qu’à l’hostilité impitoyable des artistes en vogue et pour les artistes obscurs. La critique ne fait guère autre chose que de saluer, chaque année, un certain nombre d’oeuvres et de noms inconnus, et les maitres, souvent, sont les premiers à signaler et à louer ces oeuvres. Toutefois je veux aujourd’hui, pour ma part, répondre à ces accusations, et prouver aux jeunes que la critique est toute disposée à s’occuper de leurs travaux, quand leurs travaux en sont dignes.

Après M. Robert Fleury, M. Carolus Duran.

M. Carolus Duran a rapporté ou nous envoie d’Italie une grande toile pleine de détails excellents. Cette toile, intitulée l’Assassiné, représente une épisode lugubre des moeurs des campagnes de Rome. Un jeune homme, un chef de famille vient d’être assassiné. Il est tombé sous les coups d’une vendetta ou de quelque brigand. On rapporte son corps au logis, et l’on peut se figurer les scènes de désolation qui l’accueillent.

Le cadavre est étendu sur un brancard, pâle, bleui, déjà bouffi; la femme du mort se jette sur ses restes, et cache sa tête sur sa poitrine, par un geste de désespoir profond; la mère se trouve mal et s’affaisse; les enfants se lamentent et demandent à ces pauvres femmes un secours qu’elles ne peuvent donner. Les voisins sont accourus et regardent, tristes et stupéfaits, ce douloureux spectacle. L’un d’eux soulève le voile qui recouvre le visage de l’assassiné pour contempler ses traits une dernière fois. D’autres s’essuient les yeux et se tiennent respectueusement à quelque distance. Nous sommes ainsi faits, que la mort nous frappe par un respect involontaire. Pas de mélodrame ni d’exagération; tout est juste, vrai, bien observé. L’auteur s’est même abstenu de montrer des traces extérieurs du crime; il ne laisse voir ni blessures béantes, ni sang figé, ni aucun de ces détails horribles dont s’emparent les artistes vulgaires, pour produire un effet facile sur les masses. Il faut le louer de cette modération. Une ou deux taches de sang, presque effacées, montrent seulement que la victime est morte de mort violente.

Un détail typique et particulier à ces contrées vient donner à l’oeuvre un caractère étrange et plus dramatique. Je veux parler de ces assistant revêtus d’une cagoule noire, d’un effet si funêbre. Ces gens sont des espèces de congréganistes ou d’associés de confrêries pieuses, dont la mission est d’escorter les morts. On ne saurait rien imaginer de plus lugubre. Je me souviendrai longtemps de l’impression que j’éprouvai à Florence en voyant, pour la première fois, une de ces bandes mortuaires. C’était le soir. Je traversais une place, allant à je ne sais quel spectacle. Tout à coup un cortège de trente à quarante personnages tous vêtues d’une robe et d’une capuche noirs, déboucha par une rue. Ils portaient de longues torches qui projetaient autour d’eux et sur eux des lueurs sinistres. Ils précédaient et suivaient un cercueil, et marchaient comme des fantômes qui vont remplir une mission surnaturelle. On ne voyait que leurs yeux brillants sous les cagoules. A cette heure surtout, ce cortège formait une vision bizarre, une sorte de fantasmagorie qui reportait l’esprit à plusieurs siècles en arrière, et ne laissait pas que d’êter impressionant. Quelques jours après, rencontrant une bande du même genre, j’eus la curiosité de la suivre dans une maison où elle

entrait. C’était le lieu de réunion des associés, et grand fut mon étonnement de retrouver, sous ces cagoules de pénitents du seizième siècle, des gens en pantalon et en paletot, qui, pour la plupart, paraissaient de bon vivants et n’avaient rien de trop lugubre.

Ces croque-morts d’une nouvelle espèce, si le mot n’est pas tout au moins impropre pour désigner des gens dont la charité et le soin des morts semble être le principale mobile, sont organisés dans toute l’Italie. Je les ai retrouvés avec plaisir, comme on retrouve un souvenir de voyage, dans les tableau de M. Carolus Duran. Ce sont bien eux, et toujours les mêmes sous leur costume funéraire; ils ont l’air d’ombre et d’habitants de l’autre monde qui viennent prendre un habitant de celui-ci. Impassibles et ne montrant que leurs yeux qui brillent par deux trous, sous la draperie noire, ils donnent à la scène un caractère des moins rejouissant et achèvent de la marquer d’un cachet local tout à fait pittoresque.

Les femmes sont aussi des femmes italiennes, et même des femmes de la campagne romaine, lesquelles ne ressemblent pas aux autres femmes d’Italie. Fortes, amples, étoffées, elles rappellent ces matrones puissantes qui pourvoyaient l’ancienne Rome de héros et le monde de vainqueurs. Chose étrange! les femmes de Rome sont restées les mêmes: chaque voyageur a pu faire cette remarque. Massives et superbes, les matrones de nos jours sont toujours en apparence des mères de héros. Seulement elles ont probablement oublié la recette, car héros et vainqueurs ont disparu.

Sans vouloir m’arrêter à quelques critiques de détails, que je formulerais plus hardiment si le tableau était placé plus bas, je m’en tiendrais vis-à-vis de l’oeuvre de M. Duran à une observation unique. Je trouve les dimensions trop grandes pour le sujet traité. Chaque genre a des proportions qu’il ne faut pas dépasser. Un tableau de genre avec les dimensions d’un tableau historique produit une dissonance dont tous les amateurs seront frappés. Il y a dans les développements à donner à telle ou telle oeuvre une hiérarchie que l’on doit observer. C’est là une vérité en fait d’art, sur laquelle tout le monde est d’accord. Les Flamands et les Italiens de la décadence ont bien pu donner à des scènes de génie, les proportions réservées aux grands sujets. En considérant la question au point de vue opposé, on peut renfermer de grands sujets dans de petits cadres, sans risquer de les trop amoindrir. Poussin et quelques autres sont là pour le prouve. Mais jamais on ne doit donner et jamais dans les beau temps de la peinture les maîtres n’ont donné à des sujets familiers l’envergure qu’ils réservaient et qui est la mesure et l’apanage exclusifs des sujets religieux ou héroiques. Traiter des motifs vulgaires et familiers avec les dimensions des grandes oeuvres, est aussi disproportionné que de chanter sur le mode épique, les faits bourgeois et quotidiens d’une petite ville.

M. Mercadé est encore un nouveau venu. Il nous donne un tableau religieux digne d’attention.

Ce tableau représente la Translation du corps de saint François au monastère de Sainte Claire. Le corps du saint est couché sur un catafalque, revêtu de ses habits de bure. A ses pieds, à ses mains, on voit la trace de ses stigmates miraculeux que des milliers de gens contemplèrent pendant sa vie, que tout le siècle connut, ce que nos modernes libres penseurs n’essaient plus de nier. Sainte Claire baise pieusement les plaies sacrées du bienheureux. Ses religieuses la suivent et prient avec elle. De l’autre côté les moines compagnons du saint escortent le cadavre. Un évêque revêtu de ses ornements sacerdotaux, récite les prières funèbres. Des novices en surplis blancs l’assistent. Le peuple est par

derrière, curieux, ému, respectueux. La scène se passe sous le porche de l’église du monastère. Les vêtements noirs des religieuses, les robes sombres des moines, les surplis blancs des novices, les ornements éclatants de l’évêque, les vêtements bigarrés des assistants, tout cela se marie dans une hymne un peu sourde, un peu terne, mais assez harmonieuse. On désirerait plus de relief et d’accent à ce tableau. Bien conçu, sagement exécuté, il manque de ce dernier coup de pouce comme on dit à l’atelier, qui est le coup de griffe des maîtres.

Continuons l’examen des grandes toiles qui se trouvent dans le salon carré

M. Dubufe se signale cette année par une page qui sort tout à fait de ses ouvrages habituels et avec laquelle la critique est forcée de compter. L’oeuvre pourtant est loin d’être parfaite et, dès la première ligne, je dois faire mes réserves. Mais elle est vaste, sérieuse, dénote de grands efforts, de grandes qualités, des études approfondies. Cet ouvrage, qui n’est autre que la représentation de l’histoire de l’Enfant prodigue, en trois toiles ou panneaux, est exécuté dans des proportions que peu d’artistes osent et peuvent aborder. Cette circonstance seule commanderait la bienveillance du critique.

La toile du centre, qui est de beaucoup la plus grande, nous montre l’Enfant prodigue pendant sa période de désordre. On peut facilement imaginer les détails que l’auteur a brodés sur ce thème. Il a choisi une mise en scène du seizième siècle, une mise en scène florentine, comme se prêtant mieux aux caprices et aux splendeurs du coloris. La mise en scène biblique eût été peut-être plus difficile à reconstituer ; mais je crois qu’elle eût donné plus de poésie et de grandeur au drame. Quoi qu’il en soit, acceptons la donnée que l’artiste a choisie.

De beaux jeunes hommes, de belles jeunes filles, revêtus de costumes éclatants, se livrent à toutes les ivresses qui attirent, trompent et meurtrissent presque tous les hommes aux débuts de la vie. Au milieu de cette troupe folle, vêtu de pourpre et de satin, debout, une coupe à la main, enlacé par deux sirènes, l’Enfant prodigue encourage et commande l’orgie. Cinq ou six courtisanes, aux tuniques relevées, forment des danses sur le gazon. Quelques-unes battent la mesure; d’autres applaudissent, d’autres rient ou jouent aux dés. C’est un chapitre du Décameron transporté sur une toile une sorte de pendant florentin à l’Orgie romaine de Couture.

La scène se passe sous de belles colonnades enguirlandées de fleurs et de verdure, et les roses éclatent aux couronnes des convives. Partout des fleurs, des fruits, des coupes étincelantes, et des vins aux reflets d’or et de rubis. Sur la gauche, de belles architectures au caractère antique, reposent le regard, tandis que la campagne verdoyante se découpe par delà, et montre des perspectives infinies. Voilà la prévarication.

Voici le châtiment.

A la gauche de cette toile centrale, où tout est fêté, joie, éclat et couleur, on voit une autre toile, qui représente le second acte de la vie de l’Enfant prodigue; tristement assis sur une roche, à moitié nu, la tête penchée, plein de douleur et repentant, il considère les pourceaux qui fouillent la terre à ses pieds, et se livre à des pensées amères.

Dans le troisième tableau à droite, on le retrouve frappant à la porte du logis paternel, et tombant dans les bras de son père qui le reçoit en remerciant Dieu, et bénissant son retour.

Les deux dernières oeuvres sont de simples grisailles, faite

avec une grande fermeté, elles sont à mon avis de beaucoup supérieures à l’oeuvre peinte. On n’imaginerait pas si on ne pouvait l’apprécier par la vue de ces grisailles, combien la couleur fait perdre à l’oeuvre de l’artiste, et quel dessin solide et précis elle cache et recouvre. Ce qui manque surtout au coloris de la grande toile du milieu, c’est une note principale, une couleur dominante, qui soit une sorte de point de repère pour les yeux et un foyer où toutes les autres nuances se reflètent. Tous les bons tableaux ont cette note générale. Je dis plus: tous les maîtres ont cette couleur dominante, qui suffit le plus souvent à les faire reconnaitre. Titien peint d’or, Véronèse d’argent, Rubens de pourpre, Rembrandtde feux et de rayons. Ainsi des autres. Tous les coloristes reviennent à une couleur familière, qui flamboie dans leurs oeuvres, et absorbe et noie en quelque sorte les autres nuances de leurs tableaux. Sans ce ton dominant, une toile n’est plus qu’un assemblage de couleurs plus ou moins discordantes, un papillotage plus ou moins vif, un éparpillement de nuances sans lien ni trait d’union, une sorte de découpures coloriées placées les unes à côté autres, sans un fond général qui les harmonise et qui les fonde. Appliquée de cette manière, la couleur est le plus triste vêtement que l’on puisse jeter sur un dessin. Je crains que le tableau de M. Dubufe ne nous offre, de ce que j’avance, une preuve trop sensible. A côté des dessins pleins de netteté, de précision et de vie qui forment les deux pendants, il nous présente un tableau peint de telle sorte, qu’il ferait douter de ces qualités, même, s’il n’en donnait, en même temps, un exemple irrécusable. Je suis sûr que les figures peintes ont autant d’énergie, d’exactitude, de modelé et de beauté, que les figures peintes restées à l’état de dessin. La couleur, hasardeusement appliquée, a suffi pour faire de ces excellents dessins, des figures qu’on dirait tirées d’une immense vignette, et du tableau, uns sorte de vaste enluminure. La couleur est devenue, en quelque sorte, un redoutable trahisseur, et l’on est réduit à regretter qu’elle soit venue compromettre, en les cachant, les qualités de premier ordre dont on voit les preuves à côté ! Ces remarques, qu’il est difficile d’adoucir si l’on veut rester sincère, ne doivent pas empêcher de regarder et de signaler l’oeuvre dont je m’occupe, comme un travail plein de conscience et d’efforts et qui, à bien des points de vue, peut être donné pour exemple aux jeunes gens.

3e article

Les envois de Rome forment peut-être la partie la plus intéressante de notre Exposition. On a eu la bonne pensée de les placer dans uns salle réservée, de telle sorte qu’il est facile de les apprécier et de les comparer aux peintures qui les entourent. En pénétrant dans ce lieu consacré à l’art classique, on sent une autre atmosphère; on respire plus à l’aise; l’oeil est rejoui; l’esprit s’élève; on se rapproche des hauteurs. Malgré la faiblesse relative des quelques-unes des oeuvres exposées, l’ensemble transporte dans une autre région. Des reproductions de marbres grecs, des copies de Raphael et de Jules Romain, quelques tableaux originaux d’une saveur antique, suffisent pour mettre le spectateur à mille lieues des platitudes et des vulgarités qu’il vient de voit. Certes, j’ose me vanter de n’avoir jamais été l’ennemi de l’école de Rome. Quelques après-midi passées dans la Villa Médicis m’auraient tout-à-fait reconcilié avec l’institution que nous y entretenons, si les souvenirs du grand roi qui l’a fondée, et les fruits excellents qu’elle nous a données, ne m’avaient pas fait depuis longtemps son partisan. Il est difficile, en effet, de penser que cinq années écoulées dans un tel sanctuaire, au milieu de tous les souvenirs de l’art,

à côté des débris les plus glorieux du monde, sous le ciel le plus beau et en face de la nature la plus solennelle et la plus héroique qui existe, puissent ne pas produire les meilleures résultats sur les imaginations jeunes et bien douées soumises à ce régime. On aura beau dire, de tous les temps, l’Ecole de Rome a marché à la tête de l’école française. Les noms se pressent sous ma plume pour soutenir cette assertion, et chacun de mes lecteurs pour peu qu'il soit initié aux choses d'art, les connaît et les répète avec moi.

Au moment de la révolution romantique il y eut, je le reconnais, une sorte de décadence de l’école de Rome. Le mouvement davidien qui dominait depuis depuis la fin du dernier siècle était épuisé. Les disciples ne donnaient plus que de tristes pastiches. On s’immobilisait, on s’annéantissait dans uns pâle imitation du maître. La nature et l’art étaient oubliés également. Plus que les autres, les élèves de Rome tombaient dans la froideur et se perdaient dans cette décadence. Le romantisme produisit une énergique révulsion. Il revint à la nature, à la passion, à la vie., et régénera une école qui mourait de faiblesse et de monotonie. Pendant toute cette évolution les sectateurs (unleserlich) ... et les élèves de l’école ... (unleserlich). Toutefois M. Ingres et Flandrin maintinrent constamment au premier rang le drapeau de l’école. Peu à peu la réaction romantique opéra. Au contact de la passions de leurs antagonistes les classiques reprirent un peu de (unleserlich) et de vie sans rien abandonner de la sévérité ou de l’élévation de leurs doctrines, ils se retrempèrent et retrouvèrent du mouvement dans l’atmosphère chaude qui les environnait. Et tandis que les romantiques, sans guides, sans frein, sans régie, sans principes, tombaient à leur tour et se perdaient dans les violences et les vulgarités d’un réalisme souvent enlaidi à plaisir, les classiques revivifiés empruntant à leurs adversaires quelques-unes des qualités qui avaient fait leur succès, reprenaient leurs avantages.

Depuis dix ou quinze ans, l’Ecole classique, dont l’Ecole de Rome est le noyau, tient le premier rang parmi nous. En dehors d’elle on ne trouve que des individualités plus ou moins brillantes, plus ou moins heureusement douées, mais sans lien, sans cohésion, souvent infécondes pour elles-mêmes, toujours infécondes pour les autres. L’avenir de l’Ecole française repose tout entier sur l’Ecole classique, et n’a pas d’autre base que les doctrines élevés qu’elle professe.

Je ne veux pas toutefois qu’on puisse se méprendre sur la portée de mes paroles. Je ne vais pas jusqu’à dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les innovations apportées récemment à l’organisation de Rome ne me semblent pas des miracles de sagesse et de goût; mais ce sont là des questions de détail et d’appréciation personnelle. La grande ligne est conservée, et telles qu’elles restent, les bases laissées à l’école de Rome sont les seules qui puissent assurer l’avenir et la solidité de l’Ecole française, en dépit des théories et des entreprises folles qui s’agitent autour de nous.

A défaut d’autre exemple, le travaux des élèves de Rome exposés dans cette année, pourrraient être tout au moins un commencement de preuve; et c’est par làs que je reviens au point de départ de dette digression, qui s’est developpée sous ma plume plus que je n’aurais voulu.

«Le Sylla chez Marius, de M. Ullmann, attire tout d’abord l’attention :

Sylla, nommé consul et commandant de l’armée contre Mithridate, est amené de force chez Marius, son compétiteur, par le tribun Sulpicius, partisan et créature de ce dernier,

et forcé de mettre aux voix la rogation qui accorde le droit de cité aux alliés italiens et afranchis.

La rogation ayant été votée, Sylla est destitué, et Marius nommé à sa place, est attaqué quelque jours après, par les troupes que son compétiteur est allé cherche à Nola.»

J’ai transcrit à dessein cette longue légende, comme la meilleure critique du tableau qu’elle a inspiré. Il suffit de la lire pour voir que ni l’une, ni l’autre des choses qu’elle relate, ne peut donner matière à un tableau. Il n’y a là ni trait ni action, ni fait qui puisse lui servir de thème. La peinture vit de faits, non de nuances, d’action, non de prologue ou de commencement d’action. Il lui faut une situation nette, énergique, bien claire et bien vivante, non des à peu près ou des combinaisons politiques ou sentimentales. La légende en question, qui a pour mission d’expliquer le tableau, n’explique rien, et l’oeuvre reste à l’état d’énigme; défaut grave en peinture. Un tableau doit se lire d’un seul coup et parler à l’esprit du spectateur en même temps qu’à son oeil. S’il faut des commentaires, des textes, des explications pour le faire comprendre, il pêche contre les premières règles de l’art et manque complètement son but.

Voilà ce qui arrive malheureusement pour le tableau de M. Ullmann. Il n’est pas clair et ne dit rien, parce qu’il ne représente rien. Qu’est-ce que l’auteur a voulu mettre en scène? Quel fait? Quelle action? Quelle passion? On voit des politiques en présence, qui cherchent à se jouer et à peser l’un sur l’autre; et encore ne le verrait-on pas si la légende ne prenait la peine de le dire. De plus, la situation représenté n’a qu’une importance secondaire; elle n’a même d’importance que par les événements qui vont suivre, et on ne fait pas un tableau, je le répète, avec une préparation d’action. Enfin, l’incident mis en scène est peu connu. Il n’intéresse pas plus le lettré ou l’historien qu’il ne saisit le spectateur. C’est un de ces petits faits, plus ou moins gros de résultats, mais qui se perdent dans les grands mouvements de l’histoire; il ne saurait causer ni curiosité ni émotion. La vie de Sylla est si féconde en grands événements; il était si facile de trouver dans cette période tourmentée des épisodes émouvants, que l’on regrette que l’auteur se soit arrêté et perdu à un détail relativement insignifiant sans attrait pour personne. On le regrette d’autant plus, qu’au point de vue technique, son oeuvre est belle et pleine de mérite. Les personnages sont bien posés, bien compris, bien vivants, et l’ensemble a un caractère antique et un air de maestria. Il y a du style dans cette oeuvre, dont le grand défaut, en quelque sorte, est de manquer de sujet. Cette base, cet élément premier de toute composition d’art, est si commun et si facile à trouver qu’on peut espérer que M. Ullmann sera une autre fois mieux inspiré et qu’il prendra une revanche, que tout son passé permet d’attendre.

M. Layraud y va plus simplement. Un personnage lui suffit pour intéresser le spectateur. Ce personnage est un Soldat mourant. Renversé, étendu à plat ventre sur un quartier de roche, la tête et les deux bras pendant, les jambes étendues, et déjà raidies, le guerrier perd son sang par une large blessure au crâne, et la vie lui échappe. La défaite, la douleur, la mort sont clairement marquées sur ce grand corps expirant. Derrière lui on croit voir les combattant et les chocs terribles des nations antiques qui se poussaient, le glaive en main, pendant des jours entiers. Un tronçon de lame gisant aux pieds du combattant, montre qu’avant de tomber il a lutté avac vaillance. Ce tableau peint avec solidité est tout impreigné de cette saveur antique, qui se rapproche fort du style, si elle n’est pas le style tout entier.

J’en dirai autant du Jeune Peintre de masques, par M.Lefebvre. – Nous sommes à Athènes, et, le soir même, on doit jouer une tragédie de Sophocle ou une comédie d’Aristophane. Le jeune garçon qui est devant nous, prépare les masques pour la représentation. Debout, un genou appuyé sur un tabouret recouvert d’une peau de tigre, il est en train d’appliquer du jaune sur la joue d’un grand masque en carton, et il sourit à sa besogne. Des pinceaux, des pots de couleur décorent l’Atelier du jeune artiste. Est-ce le châtiment d’Adam? Est-ce le châtiment de Caïn? ... (unleserlich) Une petite indication n’eût pas nui à l’effet du tableau. Quoi qu’il en soit, acceptons (unleserlich) telle que (unleserlich) nous la donne.

Assis, les bras pendants dans un état de prostration extrême, adossé contre une roche, l’homme regarde le ciel d’ou est venu le châtiment avec une expression d’étonnement et de terreur profonde. La femme, les bras en croix, a laissé tomber sa tête sur les genoux de son mari. Rien ne semble plus pouvoir la relever. La malédiction de Dieu pèse sur les époux coupables, et la vie n’aura plus pour eux que des douleurs.

Le Cléopâtre allant à Tarse, du même artiste, est conçue dans un autre sentiment.

La reine d’Egypte, assise à l’arrière de sa galère, au milieu d’eunuches et d’esclaves à moitié nues, semble la déesse des flots. Elle va à Tarse pour se justifier devant Antoine. Tarse apparaît sur le rivage, et les habitants accourent à la rencontre de Cléopâtre. Les trirèmes voguent autour de la galère royale, et le cortège s’avance avec une pompe dont les moeurs mesquines de notre temps ne sauraient donner l’idée. Agrandi et transporté sur une vaste toile, ce tableau, qui n’est guère qu’une esquisse, produirait un bel effet décoratif.

Saluons, en terminant, les Environs de la campagne romaine, par M. Girard. Quelques arbres élancés sur le premier plan, un lac par derrière, le long duquel cheminent des paysans aux costumes pittoresques: voilà tout ce paysage.

Oeuvre sincère et fidèle, simple étude, on le voit facilement, ce tableau forme néanmoins un paysage héroïque et classique. J’engage ceux qui prétendent que le paysage historique n’existe pas dans la nature, d’aller voir ce tableau. S’ils répondaient que l’oeuvre est un produit de l’imagination de l’artiste, on pourrait les renvoyer aux lieux qui ont fourni le sujet. Dans ces campagnes solennelles qui font autour de Rome un cadre digne d’elles, le peintre n’a pas besoin d’interpréter ou d’embellir la nature pour atteindre l’idéal. Il lui suffit de la copier. Il est probable que Poussin, Claude, le Gaspre, l’anglais Wilson et quelques autres, reproduisaient fidèlement les sites qui les frappaient aux environs de Rome, et qui nous frappent dans leurs oeuvres. En ces lieux privilégiés, le paysage historique naît tout naturellement, et le réel se transforme de lui-même en idéal. Le paysage de M. Girard, fait d’après les modèles qui ont inspiré les maîtres, fin, doux, élégant, a une distinction et un style charmants. Pour les natures délicates et affinées il laisse une impression mille fois supérieure aux effets violents et vulgaires des paysages de nos jours.

Le paysage historique, dont cette oeuvre est un des spécimens, est à la peinture du paysage ce que les tableaux religieux, épiques ou historiques, sont aux autres genres de peinture. Il constitue le dernier degré du genre. Il est aussi supérieur au paysage réaliste si à la mode en ce moment, qu’un tableau épique est supérieur à un tableau domestique, ou que les grands faits de l’humanité sont

supérieurs aux petits faits bourgeois. Il n’est pas comme on l’a dit et ne doit pas être le contraire de la réalité; il est la réalité supérieure et idéalisée. Le paysage historique se fait par le choix des plus belles formes qui sont dans la nature. Quelquefois il n’est que la reproduction fidèle d’une nature idéalement belle. Il a son modèle dans le réel, au même titre que la Vénus de Milo ou les chevaux du Parthénon. Les uns et les autres constituent le type idéal et immortel que l’art doit dégager du sein de la nature qui le donne; et c’est là sa vraie mission. Tout ce qui tend à écarter l’art de cette voie vraiment haute tend à l’amoindrir et à le ravaler. En dehors de l’idéal, idéal de nature ou idéal humain, l’art ne peut produire que des oeuvres inférieures. C’est pourquoi nous devons applaudir aux artistes qui, contre le courant de plus en plus réaliste et vulgaire, vont puiser à cette source éternelle et unique du beau, et nous donnent des oeuvres distinguées, parce qu’elles sont conforment aux grandes règles et aux grandes traditions.

4. article

Dans chaque Exposition on trouve un certain nombre de peintures qui attirent plus particulièrement l’attention des connaisseurs. Ces ouvrages provoquent quelquefois des jugements contradictoires. Mais cette contradiction même est, jusqu’à un certain point, une preuve de supériorité. On ne loue ou on n’attaque avec force que les oeuvres saillantes et vigoureusement accentuées.

Le Salon actuel compte plusieurs de ces toiles qui dominent les autres et partagent les connaisseurs et les critiques. Il serait difficile de faire un choix entre les divers coryphées de l’opinion publique, et ce n’est pas une des moindres charges de la commission que d’élire un lauréat. Nous qui, Dieu merci, sommes affranchis de ce soin, nous allons prendre au hasard quelques-uns des noms qui composent la pléiade privilégiée et juger, sans d’autre but que celui d’exprimer sincèrement nos impressions, les oeuvres qui semblent réunir le plus grand nombre de suffrages.

Personne ne peut se formaliser si le nom de M. Fromentin se rencontre le premier sous ma plume.

M. Fromentin est le Pater de notre temps. Avec plus de vérité, d’accent, de pittoresque, il a toutes les qualités élégantes et gracieuses qui ont fait la renommée du peintre du dix-huitième siècle. Je ne dis pas qu’il y ait entre ces deux artistes une grande affinité d’esprit ou de sujets: je dis seulement que l’un et l’autre ont une finesse, une grâce, une légèreté de couleur et de touche qui assurent leur durée. Je faisais cette observation pour la vingtième fois, en contemplant dans l’Exposition rétrospective que j’ai signalé dernièrement, les peintures de Pater. Les deux artistes, celui du siècle dernier et celui du siècle présent, possèdent le même charme et le même don d’exprimer un mouvement, une idée, une impression, d’un coup de pinceau gracieux et délicat. Mais M. Fromentin est plus varié que Pater dont tous les tableaux se ressemblent; et à la grâce, je le répète, il sait joindre le mérite du pittoresque et de la réalité.

Ou je me trompe fort, ou la Tribu nomade qu’il expose cette année, restera comme le résumé et le point d’orgue de son oeuvre. Ce tableau présente la personnalité du jeune maître dans son jour le plus complet. Il est là tout entier, et je doute qu’il se montre jamais sous un aspect plus favorable. On se plaignait, et moi-même je me plaignais tout bas de la persistance de M. Fromentin à rester en Afrique, et à nous donner des tableaux africains. Ceux qui ont fait cette observation trop vivement, doivent la regretter, car elle eut pu priver notre école d’une oeuvre ravissante.

Un Tribu s’en va vers le Tell chercher, non point un ciel

plus doux, mais des patûrages plus gras. Elle traverse une haute montagne et passe le gué d’une rivière. Les retardataires, quelques femmes et quelques hommes en burnous, sont encore au bord de la rivière, tandis que la tête de la colonne se perd dans les gorges profondes. Des chefs aux draperies éclatantes surveillent le mouvement, et attendent sur la rive opposée aux pieds de la montagne, que tout leur monde ait passé.

Voilà le tableau.

Plusieurs centaines de personnages à pied et à cheval, sont réunis et se meuvent avec une aisance et un brio charmants; c’est toute l’Afrique arabe qui s’agite devant vous. Ce petit monde grouillant et bariolé est comme une révélation de la vie des déserts.

Chaque groupe, chaque personnage, chaque assemblage de tons est un trait de maître; quelques taches légères, quelques détails indécis et qui parfois semblent inachevés, n’enlèvent rien ou presque rien au charme pénétrant de cette petite oeuvre.

Du Tell, passons au Sahara. L’Afrique même torride n’a pas de secrets pour M. Fromentin. Il a tout parcouru, tout exploré. Au milieu des deserts les plus brûlés, il a su trouver des retraites fraîches et mystérieuses, qui feraient honneur à l’Arcadie, et c’est dans un de ces réduits qu’il nous transporte aujourd’hui.

Qui se doutait que le Sahara possédait de tels ombrages et des eaux mythologiques, où il ne manque que des nymphes? Somme-nous dans la vallée de Tempé, aux bord de frais méandres, ou bien en plein désert, dans les voisinage du Simoun ? Sans ces femmes en haïque, qui se baignent dans les eaux; sans les formes et les feuillages exotiques des arbres, on en pourrait douter. Un grand soleil en teintes chaudes et étranges cache son disque derrière la feuillée.

Au lieu de procéder par de petites touches, l’artiste a procédé ici par des masses et de grands plans; et son oeuvre tire de cette méthode en effet plein d’ampleur.

Terminons en félicitant M. Fromentin d’avoir su rajeunir avec tant de bonheur un genre qu’il semblait avoir épuisé.

M. Pasini a choisi et exploité la Perse comme M. Fromentin exploite l’Algérie. Si je n’avais le plaisir de connaître M. Pasini et si je ne le voyais habituellement vêtu en Parisien, je croirais qu’il est Persan et qu’il vit dans un grand bonnet d’astrakan, comme ce Persan à barbe blanche que nous connaissons tous. Cette année, comme les autres, M. Pasini est fidèle à la Perse. Dans un premier tableau, il nous montre des Persans vainqeurs chassant devant eux les prisonniers de guerre dans les plaines voisines d’Isphahan. Telle est, s’il vous plaît, la légende du tableau. Ces vainqeurs persans, ils n’y vont pas de main morte, et quand ils tiennent leurs gens, ils les veulent bien tenir. On est plein de pitié pour ces pauvres diables dont tout le crime est de s’être laissé battre, et qui s’en vont péniblement les mains, les bras, quelquefois même le cou et les flancs emprisonnés dans de durs liens. Ils marchent comme un bétail galeux, sous un ciel implacable, sur un terrain rocheux, à la suite des vainqueurs superbes qui caracolent sur leurs barbes. ! O misères de péripéties humaines ! ô droit barbare de la guerre ! Le cortège attaque une montagne et va en descendant se perdre dans les plaines. ...

Le Courrier endormi du même artiste est moins lugubre, mais c’est encore un persan. Etendu sur son dos, au crépuscule, son sachet de lettres serré sur sa poitrine, l’autre bras croisé sur son bâton, le personnage est en train de prendre quelques instants de sommeil. Mais qu’Allah le garde de dépasser l’heure fixée pour le départ ! il y va peut-être de

sa tête. Dans ce pays on ne plaisante guère, et on se soucie de couper une tête comme nous de manger un escargot ! Donc, pour éviter ce triste sort et être exact à sa consigne, le courrier persan s’est avisé d’un moyen qui, pour être d’une simplicité extrême, ne mérite pas moins d’être recommandé. Alexandre le Grand, dit-on, quand il voulait passer quelques heures avec Homère et se reposer en la compagnie de l’Iliade, des fatigues écrasantes de la guerre, prenait en main une boule d’airain, qui, aux première atteintes du sommeil, lui échappait et tombait avec un bruit retentissant dans un vase, également d’airain, placé à portée pour cet office. Cette commotion rouvrait les yeux du royal étudiant et le remettait à sa besogne. Le Courrier persan, de M. Pasini, a un procédé moins compliqué, mais tout aussi certain. Il a roulé autour de sa jambe et de son pied une corde dont il fait passer l’extrémité entre les doigts nus ; puis calculant le temps que va mettre l’extrémité laissée libre à se consumer, il a a mis le feu et s’est endormi, attendant paisiblement que le feu le réveille. On voit le personnage dormir de tout son coeur, bien assuré de l’efficacité de sa recette ; la corde brûle, brûle , et n’est plus guère qu’à un empan de son orteil. Il en a, je suppose, encore pour une petite heure de sommeil ; puis brrr! On peut se figure le saut qu’il va exécuter, et j’aime mieux que ce soit lui, que vous ou moi, qui s’y expose ! ... Prions Morphée, propice aux rudes travailleurs, d’accorder à ce bon musulman, malgré la différence de religion, un sommeil exempt de rêves, et laissons-le en paix ... Je crains toutefois que M. Pasini ait si bien accommodé son personnage, que quelque curieux ne le réveille en s’approchant trop pour l’admirer.

Puisque je suis en train de faire l’école buissonière, il m’est bien permis de passer de Perse en Italie, et du Courrier de M. Pasini aux Paysans napolitains des M. Bonnat. M. Bonnat obtient cette année un succès mérité. Il expose deux tableaux d’un style et d’un genre absolument contraires.

Les Paysans napolitains devant le palais Farnèse à Rome représentent un touchant épisode de la fidelité napolitaine. J’ai vu moi-même une scène semblable un jour qu’ayant eu l’honneur d’être reçu par le roi François II, je repassais le seuil de la noble demeure, songeur et tout ému de choses que j’avais vues et entendues. Plusieurs paysans, hommes et femmes, avec le costume pittoresque des Calabres que M. Bonnat excelle à reproduire, attendaient devant la porte et sur les bancs de pierre, l’arrivée de leur roi exilé, de leur Francesca, comme ils l’appellent, pour le saluer et l’acclamer au passage et rapporter de ses nouvelles au pays. J’ai retrouvé avec plaisir ce souvnir de voyage dans le tableau du jeune artiste. Il n’y a qu’une voix sur l’oeuvre de M. Bonnat, et les éloges qu’elle reçoit sont de toute justice. Il serait difficile d’être à la fois plus vrai et plus poétique. Il serait difficile surtout de déployer plus de qualités techniques. Les fond sont d’un gris lumineux, sur lequel se détachent avec éclat les vêtements chatoyants des personnages. Tout se meut dans l’air ambiant. La pâte est moëlleuse, ferme, émaillée, d’une qualité excellente. Le dessin est suffisant, et toutes les conditions se réunissent pour faire de ce petit cadre une oeuvre qui marquera dans la carrière de l’artiste.

Le Saint Vincent de Paul prenant la place d’un galérien, du même peintre, quoique de dimensions beaucoup plus grandes, laisse une impression moins favorable ; il possède pourtant des qualités remarquables. La tête du saint est admirablement traitée; la bonté et la simplicité éclatent sur cette figure souriante. Le personnage n’a pas l’air de se douter de la

grandeur du sacrifice qu’il accomplit. : il se met à la place du galérien, lui rend la liberté et se laisse river les fers aux pieds, comme si la chose était toute naturelle et ne lui coûtait rien. Les forçats eux-mêmes sont stupéfaits, et dans leur admiration ils se pressent aux lucarnes ; seuls, les geôliers et l’alguazil restent impassibles.

Tous les personnages sont énergiques et vivants. Des oppositions violentes d’ombre et de lumière, à la façon espagnole, servent encore à les mettre en relief. Ces ombres manquent souvent de transparence; les effets sont durs et heurtés. En maint endroit, il faut signaler des sécheresses: de plus, quelques parties restant inachevées. Le pied d’un geôlier n’est pas dégrossi ; les doigts sont à l’état de moignon; la jambe est mal venue ; quelques autres détails auraient besoin également d’une retouche.

Ces critiques n’enlèvent pas grand chose à la valeur de l’oeuvre de M. Bonnat. Le Saint Vincent de Paul est un tableau qui indique une personnalité vigoureuse dont on peut attendre beaucoup. Si le temps a manqué à l’artiste pour compléter son oeuvre, il n’y a probablement pas de sa faute; et son vouloir tirer la conclusion par les cheveux, on peut dire que cet exemple offre un argument de plus contre la fréquence trop grande de nos expositions.

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